Julie Gervais,
politiste, enseigne à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et mène ses recherches au sein du Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP, CNRS)
Claire Lemercier,
historienne, membre du Centre de sociologie des organisations (CSO, CNRS-Sciences Po Paris)
et Willy Pelletier,
sociologue à l’Université de Picardie et coordinateur général de la Fondation Copernic
La Valeur du service public, Paris, La Découverte, 2021
Qui veut la peau des services publics ? Devant la casse organisée depuis plusieurs décennies, de manière persistante quelle que soit la couleur politique des gouvernements, nous avons mené l’enquête. Toute une série de travaux de recherche en sociologie, histoire, science politique, économie, gestion, etc. permet de comprendre que cette casse n’est pas une fatalité [1]. Ce n’est pas parce qu’on est au XXIe siècle que la notion de service public ou même le statut de fonctionnaire sont dépassés. Et il n’y a pas eu de passé enchanté où la France aurait été plus riche qu’aujourd’hui et où, donc, investir dans les services publics aurait été plus facile. Cela a toujours été une question de choix politiques, de priorités décidées collectivement, plutôt que d’argent disponible. Mais il est difficile de s’extraire du discours dominant sur les contraintes comptables. Prenons donc le temps de le décortiquer. Comment les déficits, les dettes sont-ils apparus dans certaines parties des services publics ? Si on y regarde de près, on s’aperçoit que c’est souvent à la suite de « restructurations » réalisées en partie dans ce but ; sachant que le déficit pourra être, ensuite, prétexte à d’autres « restructurations »… Et comme celles-ci impliquent souvent des privatisations partielles et autres « externalisations », cela vaut la peine de se demander, aussi, à qui elles bénéficient vraiment. Meilleur service pour les usagers, économies pour les contribuables, en est-on vraiment sûr ?
Assassiner les services publics en les discréditant
L’idée est enfantine : qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. La méthode consiste à placer un service public au bord du gouffre financier – ou à faire ses comptes de façon à ce qu’il semble y être – pour pouvoir le montrer du doigt et imposer des modifications profondes. En transformant au passage le travail et les valeurs de ses agents, au nom de ce qu’on appelle la « modernisation » sans jamais réfléchir au sens de ce terme. Ceux et celles qui occupent les positions dominantes dans l’État, au gouvernement ou au ministère de l’Économie et des Finances, n’assument pas le fait que leurs décisions vont avoir pour conséquence principale de dégrader les services publics. Ils préfèrent créer les conditions pour faire croire qu’il n’y a pas d’autre solution que de trancher dans le vif. En quelque sorte, ils obligent les services publics à un hara-kiri.
Ce mode de gouvernement utilise une variété de tactiques : autonomie forcée, assèchement des ressources, dramatisation des déficits, état d’alerte permanent, mise en concurrence contrainte, etc. Mais toutes ont le même but et exercent un même pouvoir de sidération. À tel point que l’on peut dresser un parallèle avec les victimes d’agression. Les étapes de la mise en faillite s’apparentent à la stratégie de l’agresseur qui place sa victime sous son emprise par l’isolement, la dévalorisation, l’inversion de la culpabilité et la menace, puis préserve son impunité en la décrédibilisant.
Du saucissonnage à la mise en faillite
D’abord, l’agresseur commet les violences à l’encontre d’une victime placée dans une position vulnérable. Elle est isolée, les liens avec son entourage sont coupés. Les « modernisateurs » fragilisent de la même façon le service public ciblé en le désintégrant : ses activités sont morcelées. Ils séparent les agents, sapent leurs identités collectives et détruisent leurs liens de solidarité. Cela permet, souvent, de préparer la cession d’une partie des activités au secteur privé. Les structures en déficit sont ainsi séparées de celles qui sont profitables. Du point de vue juridique, elles sont dissociées de « l’administration publique », ce qui permet de passer outre le principe de solidarité économique au sein des entités publiques. En théorie, en effet, les activités les plus profitables viennent y compenser les déficits. Ce n’est plus la peine désormais, puisque, lorsqu’on détache une unité de son ministère, elle devient, sur le papier, indépendante de l’État, qui aurait pu sinon garantir sa santé financière. Isolées et exclues, ces unités en difficulté se retrouvent seules responsables de leur survie. On parle de les rendre « autonomes », mais cette autonomisation est en réalité une vulnérabilisation : elle introduit la menace de la faillite.
Cela passe par un jeu de Lego administratif, avec la création de filiales, la division de services, l’atomisation ou la fusion d’établissements, etc., qui permettent de manipuler les comptes. Prenons l’exemple de la SNCF. Depuis sa création en 1938, cette société possédée en majorité par l’État disposait d’un budget alloué par celui-ci, comme une administration. À partir des années 1970, en contrepartie du versement d’argent public, les objectifs que la SNCF doit poursuivre sont de plus en plus détaillés. La description de ses différentes missions est un premier pas vers son saucissonnage et le découpage comptable de ses activités. Elles peuvent maintenant être distinguées selon leur rentabilité et isolées les unes des autres. D’un côté, les missions du domaine du service public, qui rapportent peu d’argent, voire sont déficitaires, par exemple les trains régionaux ou interrégionaux. De l’autre, les activités commerciales plus facilement bénéficiaires, comme le TGV. On désolidarise les bénéfices et les coûts : ce qui coûte sans rapporter est séparé du reste de l’entreprise, puis montré du doigt.
En particulier, les activités d’entretien et de gestion de l’infrastructure sont séparées de l’exploitation des trains – comme si l’une pouvait aller sans les autres. C’est la raison de la création de Réseau ferré de France (RFF), en 1997 : la gestion coûteuse de l’infrastructure, et la dette qui va avec, sont mises à l’écart. Inévitablement – c’est le but ! –, la dette de RFF s’accroît sans cesse alors que celle de la SNCF baisse. Ce qui permet d’imposer une politique de réduction des coûts à l’entretien de l’infrastructure. Avec des dangers très concrets : le réseau ferroviaire, vieillissant, est en train de se délabrer. Son entretien serait urgent, mais RFF est sous pression : il faut faire des économies, réduire les dépenses, investir là où ça rapporte. Du coup, la maintenance et la rénovation des infrastructures sont négligées, au profit de projets de lignes nouvelles. Entre sécuriser les installations existantes et faire du profit, le choix a été fait, au détriment de la sécurité des usagers. C’est-à-dire au prix de désagréments quotidiens (incidents sur les voies, pannes répétées, retards sur les lignes, etc.), voire de vies humaines : causé par la vétusté du réseau, le déraillement d’un train à Brétigny-sur-Orge en 2013 a provoqué la mort de sept personnes.
De l’autonomie à la mise sous tutelle
L’isolement permet, d’abord, de préparer le terrain de l’agresseur qui s’applique, ensuite, à dévaloriser la victime ainsi esseulée. Une fois mise à l’écart, elle peut être humiliée et critiquée : c’est l’étape de la dévalorisation. Les résultats chiffrés sur les « défauts de performance » d’une entité permettent d’apporter la preuve de sa « mauvaise gestion financière » et de la montrer du doigt. Mise en chiffres, la « faute » devient le symbole de l’échec d’un service public en particulier. Une fois autonomisées, les activités jugées non rentables, comme l’entretien des installations de la SNCF, peuvent être accusées d’être les moutons noirs freinant la compétitivité de l’entreprise. Le train ne semble rentable dans aucun pays et il est souvent largement subventionné ? La dette de la SNCF est donc inévitable ? Peu importe ! Elle apparaît comme le résultat de la (mauvaise) gestion de l’entreprise, qui n’aurait pas fait les bons choix au bon moment. C’est la faute de RFF, ou, pourquoi pas, du statut des cheminots, forcément « privilégiés »…
Arrive ainsi la troisième étape : l’inversion de la culpabilité. Pour l’agresseur, c’est toujours la faute de l’autre. Il reporte la responsabilité de ses actes et culpabilise la victime en laissant croire qu’elle est à l’origine des violences commises. Mais qui est responsable, en réalité, de l’état financier déplorable que l’on constate si l’on regarde isolément certaines parties des services publics ? Souvent, c’est le fait de pouvoir gérer seul son budget, la fameuse « autonomie » vantée par tous les gouvernements. En effet, elle s’accompagne fréquemment d’une sous-dotation de la part de l’État : l’enveloppe versée aux administrations ou aux organismes publics devenus « autonomes » (que ce soit la SCNF, un département, une commune ou un hôpital, entre autres) ne leur permet pas d’assurer les services publics qu’ils doivent tout de même garantir. En allouant des enveloppes dont les montants sont inférieurs aux besoins, les « modernisateurs » mettent mécaniquement les organisations concernées en péril. Cette politique dite des « caisses vides », ou starve the beast (affamer la bête), a été théorisée par des conservateurs états-uniens. Elle déplace le doigt accusateur pour pointer de faux coupables.
Ainsi, une partie de la dette du secteur hospitalier découle de décisions prises par les gouvernements qui se sont succédé durant les années 2000. Ils avaient alors jugé nécessaire au bien commun d’investir sur le parc hospitalier – équipement et bâti – mais ces grands plans d’investissement n’ont pas été pris en charge financièrement par les autorités publiques qui les ont décidés : les établissements ont été contraints de s’endetter lourdement sur les marchés bancaires. Plusieurs d’entre eux ont depuis vu leur dette exploser, prise au piège des variations des cours boursiers. Du fait de la conclusion de partenariats public-privé ou de la contraction d’emprunts toxiques, la dette de l’hôpital public est ainsi passée de 9 à 30 milliards d’euros ces dix dernières années. Des « plans de retour à l’équilibre » ont été imposés à de nombreux établissements ; ils ont cassé encore un peu plus les hôpitaux déjà en difficulté.
Ensuite vient la peur. La menace. Après l’isolement, la dévalorisation et l’inversion de la culpabilité, c’est le moment des représailles, et d’abord du chantage à la « modernisation ». Fragilisée, dos au mur, l’entité qui survit à peine sous respirateur est acculée à la déstructuration et n’a d’autre choix que de se soumettre. Les dirigeants ne s’autorisent pourtant pas à totalement supprimer les universités déficitaires, par exemple ; mais ils les obligent à trancher dans le vif, en les contraignant à placer la rentabilité avant le service public. Idem dans les hôpitaux, à RFF et tant d’autres établissements. Des ultimatums sont posés. Si les comptes ne sont pas rééquilibrés, ce sera la mise sous tutelle (dite « mise sous administration provisoire ») : les espaces de démocratie interne, où siègent les élus du personnel par exemple, seront dissous, et des administrateurs extérieurs seront chargés de réaliser des coupes budgétaires. Une curieuse conception de « l’autonomie » qui conduit à placer sous tutelle… Dans les universités, les étudiants voient leurs formations amputées sous l’impératif budgétaire : les enseignements sont mutualisés, les options disparaissent, les heures de cours sont révisées à la baisse. Du côté des personnels, les promotions sont « gelées », tout comme les recrutements d’enseignants-chercheurs, d’administratifs, de techniciens, de bibliothécaires, de personnels de service, etc. Y compris lorsqu’il s’agit de remplacer des départs – et comme personne ne demande les mêmes efforts aux grandes écoles, cela renforce les inégalités sociales face aux études.
À qui profite le crime ?
Ce sont une logique de rentabilité et un principe de raisonnement comptable qui pénètrent ainsi les structures publiques. Évidemment, même avant les années 1980, les services publics contrôlaient leurs dépenses et veillaient à leur budget mais, désormais, cela ne suffit plus. Un pas est franchi : les services publics doivent créer du profit. Y compris les organisations à but non lucratif, comme les hôpitaux ou les universités. Ces dernières sont incitées à aller chercher auprès des étudiants et de leurs familles, des entreprises et des collectivités territoriales les ressources que l’État ne fournit plus. En 2014, Geneviève Fioraso, ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, déclarait ainsi : « La plupart des universités n’ont pas la culture d’un centre de coûts. Or, si on est autonome, si on gère son budget, on est un centre de coûts et un centre de profits. Il faut qu’elles acquièrent cette culture. Il faut savoir formater une offre et faire payer les factures. Et ne pas considérer que, lorsqu’on fait une prestation pour l’hôpital ou le CNRS, elle doit être gratuite parce qu’on fait partie du service public ! »
Dernier mouvement de l’agresseur : il cherche à assurer son impunité. Il va tout faire pour que la parole de la victime ne soit pas entendue, quitte à totalement la décrédibiliser. La situation inextricable dans laquelle son agression l’a plongée renforce sa démonstration : il peut désormais la faire passer pour totalement incapable. Par exemple, les recettes d’un hôpital dépendent de son activité, mais le manque de moyens alloués à un établissement affecte cette activité : le cercle vicieux s’enclenche. Les personnels en sous-effectif sont épuisés, leur absence est compensée par des contrats intérimaires, dont l’embauche augmente les dépenses ; les conditions de travail dégradées font fuir les médecins, les patients qui le peuvent désertent l’institution, et les autres en pâtissent. L’activité baisse en conséquence, ce qui nuit encore davantage aux recettes. CQFD. L’incompétence de la victime est démontrée.
L’agresseur de services publics agit avec des complices du secteur privé qui tirent profit de cette vulnérabilité. Il y a beaucoup d’argent à gagner pour des opérateurs privés intéressés par la reprise des activités commerciales. Ou encore pour les sociétés de conseil, comme McKinsey, Boston Consulting Group (BCG), Accenture, Bain, Roland Berger, Capgemini et d’autres, censées « accompagner les restructurations ». Quand l’État est mis en incapacité et les services publics placés en situation d’échec, des consultants proposent leurs services pour boucher les trous qu’ils ont creusés. Les fossoyeurs du service public deviennent les sauveurs de l’intérêt général.
Privatisation, externalisation : ça ne coûte pas moins…
Deux décennies après avoir privatisé ses chemins de fer, le Royaume-Uni offre un contre-exemple riche d’enseignements. Les horaires, les gares et les trains y sont gérés par différentes entreprises, qui reçoivent d’importantes subventions de l’État – l’équivalent de plus de 5,5 milliards d’euros par an (soit plus de 200 % d’augmentation depuis la privatisation) –, pour un résultat largement reconnu comme déplorable. La privatisation a d’abord un coût pour les usagers. En moyenne, les Britanniques déboursent chaque mois six fois plus que les Français pour se rendre au travail.
Prenons l’exemple d’une usagère que nous appellerons Hawa. Elle dépend du train pour se rendre au travail et subit l’augmentation incontrôlée du prix des billets, décidée par les opérateurs de franchises privés. Hawa ne gagne pas suffisamment pour habiter Londres. Il faut dire que le prix moyen d’un loyer dans la capitale pour un appartement d’une seule chambre, qu’elle réserverait à sa fille, s’élève à 1 500 euros par mois – et dans le quartier de Mayfair, où elle travaille, elle devrait débourser l’équivalent de 4 500 euros mensuels pour dormir derrière un paravent dans le salon ! Comme de nombreux Londoniens, Hawa a donc dû trouver un logement excentré et se lève chaque matin à 5 h 30 pour jouer des coudes dans des wagons bondés. Elle doit débourser 3 350 euros pour payer l’abonnement annuel lui permettant de conserver son emploi – le prix moyen du pass ferroviaire au Royaume-Uni, près de 700 euros de plus qu’il y a sept ans. Le Parti travailliste, qui a mené une étude sur près de deux cents lignes, estime que le prix des abonnements a grimpé de 40 % en dix ans. Et ce ne sont pas les augmentations de salaire d’Hawa qui vont couvrir la différence : le prix moyen des billets de train croît deux fois plus vite que l’inflation.
Mais si le prix des billets augmente, c’est parce que le service est de meilleure qualité, n’est-ce pas ? Hawa rigole jaune : à l’ère du rail privatisé, les annulations intempestives sont légion et les retards une maladie ferroviaire chronique. Seulement 65 % des trains étaient à l’heure en 2019, de l’aveu même de la société privée propriétaire du réseau ferroviaire (Network Rail). Et comme les effectifs du personnel présent en gare ont été sabrés, les usagers sont abandonnés à leur sort.
Sans compter que, avec la multiplication des compagnies privées qui peuvent acheminer Hawa vers Londres, c’est l’impératif du « choix permanent », pire que dans un centre commercial. Hawa est constamment sommée de trier parmi une large gamme d’offres concurrentielles, simplement pour se rendre de son domicile à son travail – et même chose pour son électricité, son gaz, ses accès aux réseaux, etc. Au regard de son expérience très concrète des conséquences de la privatisation, Hawa ne comprend pas bien pourquoi certains dirigeants français voudraient s’inspirer d’une réforme jugée catastrophique dans son pays. Deux tiers des Britanniques demandent une renationalisation complète.
Lorsqu’un service public complet n’est pas privatisé, ce sont souvent certaines fonctions qui sont « externalisées ». Le nettoyage des locaux ou la maintenance informatique sont des cas classiques. Externaliser, c’est censé être « moderne » et cela permet de réduire le nombre de fonctionnaires. Dans le cas du nettoyage, il est évident que le personnel « externalisé » est non seulement plus précaire, mais moins bien payé. Et des reportages, notamment à l’hôpital, suggèrent que le nettoyage n’est pas mieux fait, plutôt moins bien, parce qu’il est fait trop vite ou sans matériel adapté. Est-ce que tout cela permet au moins à l’État d’économiser l’argent des contribuables ? Pas sûr du tout, si on prend en compte tout ce que coûte l’externalisation. Des économistes ont fait le calcul dans le cas de l’entretien des collèges, que de plus en plus de départements, libres de ce choix depuis 2003, ont confié à des grandes entreprises : la Sodexo, par exemple, dans les Yvelines. Si on regarde le coût en salaire d’une heure de nettoyage, pas de doute : l’entreprise demande moins d’argent. Mais il y a d’autres coûts à prendre en compte. Le travail d’encadrement des femmes de ménage est plus intense car le taux de rotation du personnel, plus précaire, est plus élevé. S’y ajoute un travail administratif pour mettre en place et suivre le contrat avec l’entreprise. Mais surtout, parce que l’entreprise privée paie moins les femmes de ménage, l’État doit compenser leurs faibles salaires par des prestations sociales : allocations de logement, de retour à l’emploi, primes d’activité. Au final, le recours à une entreprise comme Sodexo coûte plus cher aux contribuables et rapproche celles qui nettoient du seuil de pauvreté.
Outre les externalisations de tâches comme la maintenance, l’entretien, la sécurité ou la restauration, le désengagement du public au profit du privé prend la forme de partenariats public-privé (PPP). Il s’agit d’un contrat qui lie une entreprise et un organisme public (ministère, mairie, etc.) et par lequel l’entreprise finance au départ la mise en place et assure la gestion d’un nouvel équipement contribuant au service public (par exemple un bâtiment). L’organisme public la rembourse petit à petit, au fil de l’utilisation de l’équipement. Ce type de partenariat est encouragé, notamment entre de grands établissements publics (hôpitaux, universités, prisons, etc.) et des multinationales du bâtiment (comme Vinci ou Eiffage). Les établissements publics font construire de nouveaux bâtiments par ces grands groupes puis, pour les occuper, les leur louent à prix d’or, selon des contrats qui les laissent impuissants face aux nombreuses malfaçons : des blocs opératoires inutilisables à l’hôpital d’Évry par exemple ; des étages ne respectant pas les normes pour recevoir du « public » et donc inaccessibles aux étudiants à l’Université Paris-Diderot ; des cellules dont les serrures ne fonctionnent pas et qui subissent des infiltrations d’eau à la prison des Baumettes.
Se permettre les services publics de demain
1871. Il y a cent cinquante ans, la Commune. Des Parisiennes et des Parisiens épuisés par des mois de siège : un hiver de famine, avec l’armée allemande aux portes de la capitale. Et qui pourtant trouvent l’énergie, au printemps, pendant leurs deux mois d’autogouvernement démocratique, et entre des discussions sur des transformations plus révolutionnaires, de maintenir la distribution du courrier, d’organiser des cantines, des pharmacies municipales, et même un service public de l’emploi. Qui trouvent la force de débattre de l’avenir de l’école maternelle, des musées, des théâtres et des bibliothèques – et même des bonnes manières de recruter des fonctionnaires. Le 25 avril 1871, un décret sur le service des Poids et mesures l’affirme : « Il est temps de substituer les concours au favoritisme » ; l’équivalent de l’époque des stages non rémunérés, qui était très fréquemment utilisé dans les administrations, est supprimé et les salaires des chefs sont plafonnés. La Commune a été réprimée, l’espoir d’un autogouvernement par en bas a été déçu, mais ces envies de nouveaux services publics, d’égalité, de fin du favoritisme n’ont pas disparu. Pendant les décennies suivantes, les gouvernants ont, lentement, cédé de nouveaux droits aux agents publics et aux usagers.
1946. Les anciens de la Résistance sont au pouvoir : la plupart des ministres sont communistes, socialistes ou démocrates chrétiens. Parmi les députés, on compte un bon nombre de femmes – droit de vote tout juste obtenu –, des ouvriers, des hommes racisés qui représentent les colonies. Reconstruire, il faut le faire au sens figuré, mais aussi au sens propre : certaines villes ont été pratiquement rasées par les bombardements. La France ne nage pas dans la prospérité. Parmi les grandes lois de 1946, le statut de la fonction publique harmonise et rend plus transparents les salaires et les déroulements de carrière des fonctionnaires. Est-ce que c’était vraiment urgent, est-ce que c’était vraiment la priorité, est-ce que la France était assez riche, est-ce qu’elle pouvait « se le permettre » ? Rares étaient ceux qui posaient la question en ces termes. Car des fonctionnaires soumis, sans garantie minimale d’indépendance vis-à-vis de leurs chefs ou du gouvernement, c’est ce qui existait sous le gouvernement de Vichy. Les événements de ces années en avaient bien montré le coût, pour les fonctionnaires et l’ensemble de la population.
2015. Le président de la Cour des comptes Didier Migaud affirme que « l’État ne peut pas se permettre de poursuivre des missions dont l’utilité n’est plus démontrée ». C’est une drôle de façon de présenter les choses : aux services publics de convaincre de leur « utilité », faute de quoi ils seront considérés, par défaut, comme inutiles. Et le « ne peut pas se permettre » est partout. La dette, la dette… Elle entre dans une « zone dangereuse », dit Migaud. Il faut, encore et toujours, faire des économies. C’est la petite musique ambiante du XXIe siècle : oui, bien sûr, dans le passé, l’État dépensait, mais ce n’est plus possible, on n’est plus un pays si riche, la dette, la dette…
On peut toujours discuter de qui doit payer pour viser l’égalité par les services publics, et c’est même nécessaire. Mais revenir sur le passé permet déjà de sortir de la croyance qu’il faut d’abord rembourser toutes ses dettes, puis amasser un énorme tas de richesses pour ensuite, seulement, commencer à réfléchir aux services publics. Il y a 75 ans, il y a 150 ans, il n’y avait pas plus d’argent disponible pour cela. Plutôt beaucoup moins. C’est dans des moments de crise que beaucoup se sont dit qu’il y avait urgence, qu’il fallait mettre les moyens nécessaires, et aussi poser des grands principes pour la suite. Pour aider les victimes de ces crises, mais aussi et surtout pour construire l’avenir : des infrastructures qui bénéficient à tous, des services éducatifs et culturels qui soutiennent l’émancipation des individus, des agents publics davantage à l’image de la population, et capables de résister aux pressions politiques du moment. Un programme pour l’après-Covid ?