Bernard Roy,
Professeur titulaire, Faculté des sciences infirmières, Université de Laval
Cela se passe quelque part à la fin de l’hiver 2008. Chaque dimanche, avec ma jeune fille, alors âgée de 4 ans, je me rendais à la piscine du Pavillon de l’éducation physique et des sports (PEPS) de l’Université Laval. Nous nous retrouvions, quelques dizaines de parents, relativement entassés dans l’eau tiède de la section peu profonde du bassin olympique. À quelques mètres, derrière le cordage qui divisait en deux sections la vaste piscine, s’entraînaient quelques nageurs du Rouge et Or, l’équipe d’élite de l’Université. De fait, ces quelques athlètes en quête de l’Olympe occupaient, à eux seuls, plus de 80 % de l’aire de baignade. Nous, les parents, nous nous activions, compactés dans l’étroit bassin, à tirer, pousser, lancer, plonger notre progéniture en prononçant quelques communes onomatopées… Plouf, glouglou, flip-flop, plush, vroum… Un puéril espéranto qui, fluidement, unifiait notre communauté parentale.
Tout près de moi, ce jour-là, à moins d’une brasse, je remarquais un homme au visage affublé de verres épais et embués. Comme moi, mais, me semblait-il, avec un peu moins d’entrain, il pataugeait avec son jeune enfant. Son visage ne m’était pas inconnu. Il ressemblait comme deux gouttes d’eau à un député à l’Assemblée nationale du Québec, fraîchement élu. Un nouvel homme politique qui bénéficiait d’une longue et remarquable carrière médiatique. S’il s’agissait de ladite personne, je me trouvais en présence du porte-parole de l’opposition officielle en matière de santé. Un sujet qui m’interpellait particulièrement en cette période où les délais d’attente dans le système de santé québécois, surtout en première ligne, s’allongeaient constamment, où la productivité du système ne cessait de s’abaisser, où la motivation des employés du réseau chutait et où l’insatisfaction des Québécois à l’endroit de leur système de santé grandissait. Le Rapport Castonguay (2008), décrié du fait qu’il préconisait une plus grande contribution du privé à notre système de santé en déperdition, venait tout juste d’être rendu public.
Sans faire de vagues, je m’approchais de cette personne que je présumais être un politicien de l’opposition. D’un ton plutôt hésitant, je lui demandais si c’était bien lui. Les personnalités publiques n’aiment généralement pas être ainsi apostrophées, à l’improviste, par un quidam. D’autant plus lorsque ladite personnalité a délaissé ses habits publics pour revêtir un étroit maillot de bain… Sa moue agacée confirma mon intuition. Quelques semaines plus tôt, en réaction à la publication du Rapport du groupe de travail sur le financement du système de santé (février 2008) présidé par l’illustre Claude Castonguay, ce nouveau nageur de la vie politique publiait un texte dans un quotidien du Québec. J’avais lu ce texte. De sa plume habile, il affirmait que les missions premières du réseau de santé québécois consistaient à soigner les Québécois, améliorer leur qualité de vie et assurer l’égalité de toutes et tous devant la maladie. Et, pour ce faire, il soutenait que l’État québécois devait assurer le maintien d’un système public de santé fort, accessible, de qualité et bien financé.
Puisqu’il se trouvait là, dans les mêmes eaux que moi, pratiquement nu comme un ver, je lui adressais cette interrogation. Estimait-il que le Parti québécois (PQ), s’il reprenait éventuellement le pouvoir, parviendrait à renverser le mouvement de privatisation du système de santé dont la première ligne était aussi efficace que les tranchées boueuses aux fronts de la Première Guerre mondiale ? Un système de santé qui, pendant plusieurs années, fut la grande fierté d’un Québec moderne. Au cours des décennies précédentes, alors qu’il était aux commandes de l’État, le PQ n’avait-il pas largement contribué au désengagement de l’État dans les services de santé ? L’ancien Premier ministre péquiste, Lucien Bouchard, n’y alla d’ailleurs pas de main morte en 1999. Obsédé par l’idée de faire passer le déficit de l’État de 3,9 milliards de dollars à 0 dollar en quatre ans, il poussa des dizaines de milliers d’infirmières et de médecins à la retraite en les gratifiant de généreuses indemnités de départ. Des coupures qui eurent d’importantes répercussions pendant plus d’une décennie.
Sa réponse, je dirais même sa grande transparence, me surprit. Je profitais probablement du fait qu’il était tout aussi junior en politique qu’en natation. Est-ce que je peux prétendre que, ce jour-là, il coula quelques informations secrètes ? J’en doute ! Mais, je sais que les propos qu’il m’a tenus alimentèrent le surpoids de mon cynisme envers le monde politique, ainsi que la colère que je nourrissais à l’endroit de l’univers des médecins. Il me dit, tout d’abord, que depuis son arrivée au parlement, ses ambitions sociales-démocrates sombraient, peu à peu, comme un navire prenant l’eau sous sa ligne de flottaison. Les finances publiques étaient, à ses yeux, au bord du naufrage. L’État ne pouvait plus supporter l’intégrité du filet social tissé au fil de la Révolution tranquille et des premières années de gouvernance péquiste au milieu des années 1970. Quant à l’avenir du système de santé, me dit-il, tant et aussi longtemps que le lobby des médecins serait aussi puissant, aucune réforme de ce système ne passerait la rampe. Elles échoueraient comme échouèrent les précédentes réformes, y compris la plus importante, celle résultant du rapport Castonguay-Nepveu, au début des années 1970, qui lança, entre autres, le déploiement du réseau des Centres locaux de services communautaires (CLSC).
Sortons un instant de la piscine
Je dois, brièvement, expliquer ce qu’était un CLSC. Du moins, ce qu’il devait être. Le 19 juillet 1971, dans la foulée du rapport de la Commission d’enquête Castonguay-Nepveu (étonnamment, le même Castonguay de 2008), le gouvernement du Québec créait le réseau des CLSC. Largement inspirés de Cliniques communautaires initiées, dans les années 1960, par des groupes de citoyens de quartiers populaires de Montréal, les CLSC avaient pour objectif d’offrir un éventail de services de santé et sociaux dans des milieux défavorisés et dépourvus de ressources. Sous l’impulsion de cette époque qualifiée par les historiens de Révolution tranquille, le gouvernement québécois désirait, selon la sociologue Anne Plourde [1], développer un réseau de cliniques publiques de première ligne qui s’inscrivait à contresens des dynamiques capitalistes qui, faut-il s’en surprendre, préconisaient la privatisation des soins médicaux. Une privatisation qui, du coup, négligeait, voire abandonnait de grands pans de la population québécoise. Évidemment, les plus défavorisés.
Mû par des valeurs sociales-démocrates, l’État québécois des années 1960-1970 se montrait particulièrement bienveillant, soucieux d’offrir à tous, quelle que soit l’appartenance sociale (on n’ose plus trop parler de classe), un accès gratuit et de proximité à des soins de santé décentrés d’une stricte posture médicale. Au cœur des CLSC, des équipes pluridisciplinaires composées de médecins, infirmières, ergothérapeutes, physiothérapeutes, nutritionnistes, psychologues et organisateurs communautaires devaient offrir aux populations locales des services de santé qui intégraient le volet social [2]. C’était trop beau pour être vrai.
Le projet de déploiement de ce vaste réseau de CLSC dans toutes les régions du Québec sous-tendait une socialisation de la médecine. Du moins celle qui se pratiquait en première ligne. L’implantation des CLSC impliquait que les médecins, pour travailler au niveau de cette première ligne pluridisciplinaire et de grande proximité, renoncent à pratiquer une médecine libérale. Ils devenaient, du coup, des salariés de l’État. Au sein des CLSC, les médecins n’occuperaient plus, non plus, le sommet de la pyramide décisionnelle. L’établissement des priorités et programmes de prévention et de santé reposerait sur les délibérations et décisions de Conseils d’administration constitués, eux, de plusieurs citoyens issus des territoires desservis.
Rapidement, la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) initiera un mouvement de résistance à l’implantation des CLSC. Elle se battra bec et ongles contre l’instauration du salariat des médecins. En devenant des salariés, estimait-on à la FMOQ, on les rabaisserait au rang de fonctionnaire. Quelle insulte ! Les médecins, selon la FMOQ, perdraient leurs compétences, leur conscience professionnelle ainsi que leur dévouement. Devenus des salariés, ils seraient désormais subordonnés aux décisions des fonctionnaires de l’État et, en plus, dans les CLSC, aux quatre volontés de regroupements de citoyens. Autant dire, prétendra la FMOQ, qu’il n’y aurait plus de pilote dans l’avion. Pour éviter que le système de santé ne devienne un grand réseau communautaire, la Fédération invitera ses membres à augmenter le nombre de cliniques privées et à offrir plus de services à la population. Il fallait, coûte que coûte, que la médecine libérale compétitionne le déploiement d’une première ligne publique, efficace. La principale stratégie déployée par la FMOQ consistera en la création de cliniques privées, idéalement à proximité d’un CLSC. Rapidement, l’État québécois, sous l’influence du lobby des Fédérations de médecins, diluera, noiera la philosophie première des CLSC qui deviendront, en peu de temps, l’ombre de ce qu’ils devaient être. Peu de médecins accepteront de devenir des salariés. En fait, on estime que moins de 20 % d’entre eux acceptèrent de pratiquer au sein des CLSC. La vaste majorité demeurera des entrepreneurs privés, ayant pour seul client l’État québécois. Un riche et fidèle client qui honorera, rubis sur l’ongle, chacune des factures émises par les disciples d’Esculape. Des factures de plus en plus salées et, inversement, des soins de première ligne de plus en plus poivrés.
Replongeons
Ce nouveau nageur de la politique québécoise ne m’apprenait rien de nouveau. Toutefois, cette voix émanant d’un acteur œuvrant au cœur de la machine d’État eut, sur moi, l’effet d’un lest de plomb qui m’entraîna vers le fond. Si, de l’aveu même d’un politicien, l’État québécois était sous le contrôle du puissant lobby des médecins, comment pouvais-je, un seul instant, penser contribuer à un retour d’un système de santé offrant des soins de proximité reposant sur une vaste pluridisciplinarité et, surtout, ne laissant personne en plan ?
Quelques années après mon bref pataugeage avec ce politicien, la population élisait en 2014 le Dr Philippe Couillard, un neurochirurgien, aux fonctions de Premier ministre du Québec. Celui-ci nomma le Dr Gaétan Barrette, un radiologue, au poste de ministre de la Santé et désigna le Dr Yves Bolduc, un omnipraticien, pour occuper les fonctions de ministre de l’Éducation et de ministre de l’Enseignement supérieur.
Un triumvirat de médecins prenait, officiellement, les commandes de l’État québécois.
Selon l’Institut de recherche et d’informations socio-économique (IRIS) [3], tandis que le salaire moyen des Québécois augmentait de 27 % entre 2004 et 2014, celui des médecins augmenta, lui, de 63 %. L’explication de cette faramineuse augmentation se trouve principalement dans les ententes signées avec les fédérations médicales en 2007, sous le gouvernement libéral de Jean Charest. Le ministre de la Santé et des Services sociaux de cette époque, le Dr Philippe Couillard (oui, oui, le Premier ministre du Québec de 2014 à 2018), négocia cette généreuse entente avec le président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ), le Dr Gaétan Barrette (oui, oui, le ministre de la Santé de 2014 à 2018). Étonnant, non ? La FMSQ, sous la présidence de Gaétan Barrette, obtiendra, pour les médecins spécialistes des augmentations « de 42 % entre 2006 et 2012. Une augmentation qui va passer à 67 % si l’on inclut la période de 2008 à 2014 » [4].
Paradoxalement, ces juteuses augmentations de rétributions et la présence de ce triumvirat de médecins à la tête de l’État québécois ne permettront nullement d’améliorer l’accessibilité des Québécois aux soins de première ligne. Depuis plusieurs décennies, le nombre de Québécois n’ayant pas accès à un médecin de famille ne cesse de croître. Et cela, malgré les mille et une promesses des gouvernements successifs, particulièrement celui du triumvirat de médecins. À l’époque du Dupléssisme, pour se faire élire, les politiciens promettaient souvent la construction de bouts de routes ou l’érection de ponts. Aujourd’hui, les candidats promettent, d’élection en élection, un plus grand accès aux médecins de famille.
En fait, le système de santé publique ne cesse de se dégrader tandis que le secteur privé, lui, ne cesse de prendre de l’expansion. Ce qui, au clair, signifie que les citoyens les plus fortunés ont davantage accès à des services médicaux personnalisés et attentionnés tandis que les moins fortunés se retrouvent Gros-Jean comme devant. Et ils sont de plus en plus nombreux.
Ne touchez pas au pognon des médecins
En 2013, le Commissaire à la santé et au bien-être donna au Fonds de recherche, société et culture le mandat de financer un projet de recherche ayant pour but d’étudier « la rémunération à l’acte » des médecins. Le chercheur Damien Contandriopoulos, alors professeur à la Faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal, et son équipe, obtiendra la subvention, suite à un rigoureux processus d’évaluation par un comité de pairs. Il faut savoir que certains travaux de Damien Contandriopoulos portaient déjà sur l’épineuse question de la rémunération des médecins. En fait, il s’agit de champ de mines. Contandriopoulos, en s’appuyant sur de solides données, tendait à démontrer que les médecins, désormais surpayés par rapport à leurs confrères ontariens, travaillaient moins qu’avant.
Le choix de Damien Contandriopoulos souleva l’ire des Fédérations de médecins et, encore plus, celle du ministre de la Santé, le Dr Gaétan Barrette. Les Fédérations, en particulier la FMSQ, s’adresseront au scientifique en chef du Québec afin qu’il intervienne pour retirer le financement au chercheur. Dans une lettre datée du 26 novembre 2014, la FMSQ exigeait « … que Damien Contandriopoulos soit écarté des travaux visant l’analyse des impacts de la rémunération des médecins sur leur pratique et la performance du système de santé au Québec » [5]. De son côté la FMOQ conclura que « M. Contandriopoulos [...] ne possède pas, à nos yeux, le recul nécessaire » pour mener des travaux sur la rémunération des médecins. En fait, les Fédérations, avec l’aval du ministre de la Santé, cherchèrent à censurer, à clouer au pilori ce chercheur ; une personne que je connais suffisamment bien pour affirmer qu’elle est animée par un grand souci de justice sociale, d’honnêteté et d’une exceptionnelle rigueur. Faut-il s’étonner si, aujourd’hui, ce chercheur a quitté le Québec pour la Colombie-Britannique. Dans une entrevue qu’il m’accordait pour un texte dans une autre publication, Damien me confia ceci : « Pour être un académicien socialement utile, il faut cumuler, je crois, trois choses : une expertise – tu ne parles pas juste à travers ton chapeau, tu sais un peu les choses –, un sentiment, une vision d’un monde différent – parce qu’il ne faut pas que tu sois satisfait –, et le troisième élément, c’est une conviction que tu peux faire une différence. Je pense que j’ai encore les deux premiers, mais j’ai perdu le troisième et le tabouret ne tient plus que sur deux pattes. C’est ça, l’affaire ».
En portant un regard rétrospectif sur le système public de santé québécois, depuis les années 1970, il apparaît indéniable que, comme me l’affirma le politicien baigneur, en 2008, le lobby des médecins québécois bénéficie d’une incroyable force de frappe. Un lobby, oserai-je affirmer, bénéficiant d’une plus grande influence que celle que le clergé exerça sur l’ensemble de la société québécoise pendant des décennies. Les sarraus blancs et les stéthoscopes ont remplacé les soutanes noires et les grandiloquents chapelets. Un lobby qui, plutôt que de se préoccuper du bien-être et de la santé de la population québécoise, se préoccupe davantage du pognon des médecins. En 2016, 17 000 médecins québécois gagnaient 1,5 fois plus que les 64 000 infirmières œuvrant dans le réseau de la santé québécois [6]. Les chercheurs Anne Plourde et Philippe Hurteau de l’IRIS estiment qu’en 2021, le réseau de la santé, en raison des politiques d’austérité des années précédentes, souffre d’un déficit de 2,5 milliards alors que les médecins, eux, bénéficient d’une surrémunération de 1,5 milliard. Nous sommes loin de ces mots du Serment d’Hippocrate : « Je mettrai mon maître de médecin au même rang que les auteurs de mes jours, je partagerai avec lui mon avoir et, le cas échéant, je pourvoirai à ses besoins ; je tiendrai ses enfants pour des frères, et, s’ils désirent apprendre la médecine, je la leur enseignerai sans salaire ni engagement » [7].
Pour conclure
Il y a longtemps que je ne suis plus retourné à la piscine olympique du PEPS. Probablement qu’encore aujourd’hui, les fins de semaine, de nombreux parents avec leurs rejetons s’entassent dans la section peu profonde du bassin pour les initier au plaisir de l’eau. À quelques mètres d’eux, quelques nageurs de l’élite sportive universitaire profitent de plus de 80 % de l’espace de baignade pour nager vers les sommets du mont Olympe. Une image de partage qui, me semble-t-il, ressemble à la manière dont le pognon dédié au système de santé québécois est partagé entre les grands prêtres de la médecine et la plèbe.