« Depuis le surgissement du coronavirus dans nos vies, un récit s’est progressivement – quoique brutalement – immiscé dans notre société, selon lequel la ‘’santé’’ ne se promeut pas mais s’impose, de gré ou de force, la fin justifiant dorénavant tous les moyens. Un récit où une seule émotion domine : la peur, et une ambition règne : l’éradication de notre propre finitude, et par là même, de la mort ». À partir de ce constat, Alice Desbiolles nous invite à tirer les enseignements du traitement de la crise Covid par le gouvernement pour poser les conditions d’une véritable santé publique à l’ère des dérèglements environnementaux et des pandémies. L’ouvrage est d’une densité et richesse telles (en moins de cent pages) que je n’ai pu faire autrement que truffer cette note de lecture de citations. Son analyse est très argumentée, étayée, lucide et nous éclaire sur ce que pourrait être une société respectueuse de la santé humaine et du vivant.
C’est le biomédicalisme qui a guidé la stratégie gouvernementale pour faire face à l’épidémie de SARS-CoV-2. Loin de la définition holistique de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la santé est y ici réduite à des paramètres biologiques et quantitatifs. « Nous ne sommes plus des sujets potentiellement sains, mais des malades en devenir puisque toute déviation à un seuil ou à une norme peut désormais nous faire basculer du côté du pathologique ». Cette essentialisation conduit à la fragmentation des êtres, négligeant ainsi les dimensions sociales, émotionnelles ou spirituelles de la personne. La notion de pluridisciplinarité, promue par l’OMS, et le concept de Santé Planétaire, aurait dû s’imposer alors, en faisant le lien entre santés humaine, animale et environnementale. L’auteure insiste sur l’importance de la démarche pluridisciplinaire car elle seule permet l’approche globale, nuancée et au plus près des réalités d’un problème. Par conséquent, à côté de l’expertise biomédicale du Conseil scientifique, l’appel à d’autres champs de compétences (psychiatrie, pédiatrie, médecine de ville, assistantes sociales, chercheurs en sciences sociales, vétérinaires, humanitaires, associations de lutte contre le VIH, savoir expérientiel) aurait permis une appréhension plus juste et complète de la crise de la Covid. D’autre part, « l’approche biomédicale a conduit à penser que la seule cause de la pandémie était un agent infectieux alors qu’il s’agit d’une syndémie où les interactions entre maladie infectieuse, maladies non transmissibles et âge se potentialisent, d’où la nécessité d’une approche syndémique et pluridisciplinaire ». Cette dernière apparaît d’autant plus indispensable que du fait que « les maladies non transmissibles sont socialement structurées (…) les personnes fragiles économiquement et cumulant les comorbidités sont celles ayant payé le plus lourd tribut au Covid et à sa gestion ». De plus, les solutions proposées pour tenter de limiter les contaminations ont eu des conséquences néfastes aux plans sanitaire, social et économique.
Alice Desbiolles analyse ensuite les méthodes du Conseil scientifique, créé dans le cadre de la loi d’urgence sanitaire et composé d’experts, médecins cliniciens pour la plupart, ne disposant pas d’un cadre méthodologique et déontologique strict. La décision de confiner la population reposait sur des modélisations au niveau de preuves particulièrement faible. De plus, les conditions d’un débat scientifique et médical n’ont pas été réunies, ce qui n’a pas permis le dissensus, pourtant essentiel pour la vitalité de la démocratie. L’attitude critique de la démarche scientifique a cédé la place au scientisme. L’hubris technologique s’est imposé. Il néglige la complémentarité des solutions et en particulier la prévention. Ce n’est pas la technique qui est un problème, « mais son usage totalitaire, lequel confisque la réflexion, voire l’humanité des interactions ». « Notre approche des pandémies stagne depuis des décennies et consiste encore à essayer de contenir les maladies après leur survenue », ce qui n’empêche pas leur récurrence ni les souffrances humaines et coûte beaucoup plus cher que les mesures préventives. Or nous connaissons les causes de ces pandémies : déforestation, trafic d’animaux sauvages, effondrement de la biodiversité et élevage industriel. Prévenir ces émergences impliquerait un changement de paradigme et de pensée. Enfermer les personnes âgées dans les Ehpad n’apparaîtrait plus comme une preuve de solidarité et de responsabilité. « Etre solidaire en pandémie consiste in fine à ne quasiment rien faire concrètement pour autrui, pour mieux se replier sur soi, ne penser et n’agir que pour soi ». L’approche sacrificielle de notre organisation collective, nécessitant des figures héroïques (soignants et agents du service public) des martyrs (les enfants, les ados, les étudiants) et des victimes expiatoires (les non-vaccinés) n’aurait plus lieu d’être. Ainsi l’auteure évoque le rendez-vous manqué d’une véritable politique de santé publique prenant en compte ce qui est essentiel : la santé dans toutes ses dimensions, la santé des enfants, les principes démocratiques, l’autonomie des individus. Par exemple la discrimination basée sur le statut immunitaire s’est imposée, à l’encontre des principes éthiques, juridiques et déontologiques les plus élémentaires.
Comment prendre soin de la santé (publique) ? C’est à cette question qu’Alice Desbiolles s’attache à répondre dans la deuxième partie de l’essai. Elle propose la définition suivante : « La santé publique pourrait être définie comme la science et l’art de prévenir les maladies, de prolonger la vie et d’améliorer la santé et la vitalité mentale et physique des individus par le moyen d’une action collective concertée ». Elle esquisse les contours de ce que pourrait être une santé publique juste.
« Transformer la société en vaste clinique, les citoyens en entités statistiques dont il faudrait surveiller et réguler éternellement les paramètres biologiques nuit, à terme, à la santé – publique – et à notre vitalité ». Ivan Illich est convoqué, pour sa mise en garde contre le mythe de la suppression de la maladie et du recul indéfini de la mort. Or, comme l’écrit l’auteure, la sagesse implique de savoir que l’on ne sait ni ne maîtrise tout et qu’il faut allier le préventif au curatif. Elle propose de remettre le soin, « souci de soi-même, de l’autre et du monde », au cœur de la santé, insiste sur l’acceptation nécessaire de la part de fragilité et de vulnérabilité des patients et des soignants. La confiance citoyenne en la parole scientifique, médicale et politique, malmenée par plusieurs scandales sanitaires, est indispensable à l’efficacité des politiques de santé publique. Elle nécessite un juste équilibre entre la place des experts académiques et celles des savoirs expérientiels, un droit de regard critique sur certains choix scientifiques et technologiques, ainsi qu’une démarche épistémologique. De plus, des principes d’ordre éthique, juridique ou démocratique structurent la santé publique. Deux d’entre eux, proportionnalité et autonomie, sont fondamentaux. Comme illustration d’un manquement au premier de ces principes, citons : le confinement, le port du masque et le pass, identiques pour tous et partout. Le principe d’autonomie fait dire à l’auteure : « La santé ne s’impose pas, elle se promeut et se co-construit ». Une santé publique juste a pour objectif l’autonomie collective par la construction démocratique des mesures retenues. « Il est toujours plus efficace, éthique et soutenable de s’appuyer sur l’autonomie des personnes que sur leur soumission » (OMS, « Covid-19 and mandatory vaccination », 13 avril 2021).
L’éthique médicale est malmenée par l’hubris de notre société, dans le continuum des atteintes aux limites planétaires. Ses principes (autonomie, bienfaisance, non-malfaisance, justice) sont mis à mal. Elle est dévorée par la morale : « un soignant n’est pas là pour punir et récompenser » (souvenons-nous de la crise de la Covid où des individus non-vaccinés ont été rendus responsables des déprogrammations de soins). Alice Desbiolles alerte sur le risque d’une logique mortifère : « Face à un virus, suspendre la vie pour la protéger. Choisir entre liberté et santé, liberté et écologie ou liberté et sécurité, c’est un peu comme choisir entre boire ou manger, dormir ou bouger, aimer ou respirer ». Au nom de la santé, le confinement a aggravé la pauvreté et la faim. Ce sacrifice d’une partie de la population, la plus précaire, a entraîné une colère légitime. Il conviendrait de « définir de manière collective et lucide le degré de servitude que nous sommes prêts à accepter » et non la soumission à une communication manipulatoire comme durant la pandémie : « incohérence, faux dilemmes, recherche d’un bouc émissaire, attaques ad hominem et langage émotionnellement manipulateur ».
Enfin, qu’en serait-il de la communication médicale par une « santé publique juste » ? Tout d’abord l’auteure réaffirme l’importance des émotions dans le soin, dans notre humanité. Plutôt que de mobiliser la peur et le désespoir elle propose de faire appel à des émotions positives : empathie, compassion, envie de prendre soin, enthousiasme, créativité. Dans l’arène médiatique, à la pensée unique, au manque d’indépendance, à la surenchère de la peur, à la culpabilité, à la délation elle oppose trois principes : l’indépendance, la nuance et le respect.
En conclusion, je lui laisse la parole : « In fine, loin des arrière-mondes statistiques et algorithmiques, il convient de construire des questions, de chercher à saisir ce monde qui se coupe parfois de lui-même et d’oser penser les impensés de notre temps. Non pour rire, pleurer ou haïr, mais pour comprendre ».