M. X,
alcoolique
Non, trois fois non, puisque chaque matin, tel le Phénix des Comptoirs, tu renaîtras comme une marionnette avec sa gueule de bois. L’alcool répond à un besoin réel qui la plupart du temps consiste à « se déchirer ». Que de fois n’ai-je pas cherché à être un drapeau dans la tempête, heureux et glorieux d’en ressortir dilacéré mais vivant. Frôler la mort pour se sentir vivre. La fureur de vivre ! Il n’est pas nécessaire d’avoir un doctorat de psychologie pour comprendre ça ! En fait, l’alcool ne devient un problème sérieux que pour celui qui veut s’arrêter de boire. Les alcooliques sont très nombreux, les alcooliques qui désirent cesser de boire beaucoup moins nombreux et les alcooliques qui deviennent abstinents, très peu nombreux.
Si tu a été absent au bureau, si ta famille est malheureuse, si tu es mal à l’aise avec les autres, si tu veux prendre un verre le matin, si tu dors mal, si le premier truc qui t’inquiète quand tu arrives dans une ville, c’est l’heure de fermeture du dernier bar de nuit ou de la supérette, si tu bois pour fuir les ennuis, si tu bois seul, si tu écartes les alcools forts au profit illusoire de boissons moins fortes, si tu penses à ce que tu boiras tout à l’heure, si tu gères ta consommation comme tu dis, si tes camarades d’ivresse te font remarquer que tu devrais arrêter, si le patron refuse que tu entres dans son débit, et enfin, si tu penses vraiment que le travail est la plaie des classes qui boivent, si... Il suffit que tu répondes par oui à une ou deux de ces conditions pour qu’il y ait de fortes chances que tu sois alcoolique. De là à s’admettre alcoolique, c’est autre chose...
Et ce n’est pas ton généraliste qui va t’aider. Vous buvez trop ? Alors, essayez de diminuer ! Vous commencez la matinée au Calvados ? Un blanc sec, c’est moins fort dit-il en oubliant qu’un whisky égale quatre blancs, secs ou moelleux ! Alors ce sera quatre blancs, s’il vous plaît ! Vous buvez le soir en cachette ? Mais Madame, vous pouvez le faire ouvertement, chez vous dans la journée ou au café, c’est permis ! On discutait le dosage d’un traitement lorsque le médecin me demanda : « Avec le 20 (mg), ça va ? » Je lui répondis : « Non, avec le vin, ça ne va pas trop, je pense que j’en bois un peu trop ! »
Hélas, tout ça fait rarement tilt dans la tête du médecin. Pourtant, il est notoire qu’un patient en difficulté avec l’alcool en parlera toujours de biais, rarement de front, il ne prendra pas un rendez-vous explicitement pour ça et lorsqu’il avouera ne boire que trois bières, il faudra les multiplier par trois. Et si jamais le patient alcoolique essaie d’avoir une consultation centrée sur son alcoolisme, ou même s’il arrive « bourré », alors c’est le médecin qui regardera la situation de biais, qui minimisera la plupart du temps le problème, qui pensera que cette ivresse est exceptionnelle parce qu’il y a tant de personnes qui boivent d’une façon ou d’une autre qu’il est difficile de trier le bon grain de l’ivraie, de distinguer celui qui est au bord du gouffre de celui qui n’a pas encore touché son fond ! Le médecin finalement laissera le patient sans réponse au problème. Tous les deux, de toutes façons, s’accorderont tacitement à ne pas nommer ce qui leur semble un problème honteux : l’alcoolisme. Pas toujours, bien sûr. Et puis le mot même, « alcoolique » renvoie trop à la morale des politiques de tempérance, à l’éradication d’un fléau, et aussi à la misère la plus noire, la clochardisation. Cet homme ou cette femme, avec un travail, intégré(e) s, un ou une alcoolique, non voyons !
C’est principalement la raison qui me pousse à écrire ce texte dans une revue médicale voulant éclairer sur les drogues au risque de marginaliser l’alcool. Comme un lapsus révélateur de la difficulté que pose l’alcoolisme.
Tous les buveurs ne sont pas alcooliques. Pour quelles raisons et à quel moment l’alcoolique désire-t-il s’arrêter de boire ? Une formule est assez juste : quand il a touché son fond. À chacun son fond. Tout le problème, c’est juste de le toucher, de n’y pas sombrer. Car c’est bien du fond d’un océan dont il s’agit. Le toucher, c’est avoir la chance d’apercevoir où l’on est tombé sans y rester, en gardant de la force pour donner l’impulsion nécessaire à la remontée. Certains en meurent. À la énième condamnation en correctionnelle, au cinquième séjour en psychiatrie, quand on devient fou de boire en même temps que fou de ne pas boire, quand on a conscience d’être passé un peu trop près de la mort et que la prochaine fois sera la bonne, quand on tourne autour d’un pilier en moellons persuadé d’être emmuré vivant...
J’ai arrêté de boire quand je ne pouvais plus m’arrêter. Un alcoolique, tu lui dis ça, il pige de suite. Là, il me faut expliquer. À ce moment-là de ma vie, il n’y avait plus jamais d’alcool chez moi. J’ai tout bu la veille. Je rentre en fin d’après-midi en pensant ce soir je ne bois rien. Je prépare mon repas du soir et je pense qu’un seul verre est possible en mangeant. À vingt heures, j’ai acheté une bouteille de vin. À vingt-deux heures, j’entame la deuxième bouteille. À minuit, je cherche la façon de déboucher la troisième bouteille. Ensuite, c’est le matin, les nuits, assez noires, sont de plus en plus courtes. La journée, rien. Et ça recommence le lendemain soir. Cela dure depuis plusieurs mois. Je ne peux plus m’arrêter de boire. Cela constitue mon désir d’arrêter de boire. C’est bien beau d’avoir le désir d’arrêter. C’est même le minimum requis. Mais comment et où le faire ? Dans la vie courante, arrêter de boire est une gageure pour l’alcoolique. C’est très dur, voire impossible. Il y a trop de sollicitations, trop d’opportunités. D’autre part, l’arrêt de boire est épouvantable. Arrêter pour toute la vie ? Plus une seule goutte ? Et quand ? Aujourd’hui ? Demain ? Si c’est demain, ça veut dire qu’on continue aujourd’hui ? Et comment on résistera le jour de l’an ? Et il peut en plus y avoir d’autres difficultés conjointes : santé, travail, famille, etc. Il faut donc se protéger, trouver un milieu protégé. Une prison, ce serait bien, mais c’est illusoire. Enfermé quelques jours sans alcool, on ne boira pas ; mais en sortant, on recommencera immédiatement. Arrêter de boire doit être un apprentissage. Mais attention, apprentissage ne signifie pas arrêt progressif ; c’est d’un arrêt total et immédiat dont il s’agit. Et pour une journée, pour vingt-quatre heures. À renouveler. Où ? D’endroits, il n’y en a pas beaucoup. À ma connaissance, les réunions de groupes d’anciens buveurs, alcooliques abstinents. Donc quelques associations. Et le milieu médical. Il existe des alcoologues et des services hospitaliers spécialisés. Il faut toujours avoir présent à l’esprit que c’est une honte d’être alcoolique. Les services d’alcoologie sont dénommés services de gastro-entérologie ! Quand aux associations, il vaut mieux être discret et ne pas dire qu’on va finir sa soirée aux Alcooliques Anonymes !
J’ai été hospitalisé pour arrêter. Un vingt (vin !) mai. Une époque encore proche où c’était possible et efficace. Aujourd’hui, des raisons financières entravent à l’hôpital la souplesse dont j’ai pu bénéficier et qui m’a aidé à cesser de boire. C’est assez dur d’arrêter de boire. On est en permanence sur la brèche, à cran sur le plan émotionnel. Tout fragile, d’un seul coup. L’intérêt de l’hôpital est le brassage des classes sociales touchées par l’alcool, ce ne sont pas que les classes prolétaires ! Et autant d’hommes que de femmes. Une égalité devant la difficulté. Il n’y a pas tant d’endroits aussi égalitaires et aussi solidaires, en fin de compte. Il y a une multitude d’anecdotes hautes en couleur à raconter lors d’une hospitalisation, surtout en alcoologie où l’humour fuse à tout va, où la promiscuité pour une fois est enrichissante, l’émulation constante ! J’en raconte une seule, pas la plus exotique, de loin, mais la plus déterminante. À la fin de la première semaine d’hospitalisation, je me suis dit : « Je boirai à nouveau un verre dans trois ou quatre mois quand ça ira mieux, quand j’aurai fait l’expérience de l’abstinence ». À la fin de la deuxième semaine, je me suis dit : « Je boirai plutôt dans douze mois », pas dans un an, dans douze mois ; ce me semblait plus raisonnable. Après trois semaines, lorsque je suis sorti de l’hôpital, de ma cure — je n’aime pas ce terme —, j’ai compris que je ne pourrai plus jamais reboire un verre d’alcool sans immédiatement sombrer à nouveau dans les abysses. C’est clair, c’est ça être alcoolique : ne plus pouvoir boire raisonnablement. Un verre, c’est le verre de trop et dix mille verres avalés ne seront jamais assez ! Ne jamais boire la première goutte du premier verre... Cela ne garantit pas de la chute, la rechute — là encore, je n’aime pas trop ce terme...
Alcoolique, c’est pour la vie ! Cette vulnérabilité à l’alcool, je l’aurai toujours en moi. Inutile de rêver ! En conséquence, il me faut être vigilant. Et il faut que cette vigilance soit socialement et personnellement vivable. Car après avoir cessé de boire, il faut consolider son abstinence. Et là, c’est une autre paire de manches ! À l’hôpital, c’est comme en bus, arrivé au terminus, il faut se démerder tout seul, rentrer à pied...
Pour continuer à ne pas boire, il y a deux solutions : se débrouiller tout seul ou se donner les moyens de partager ses inquiétudes, de dire ce que l’on ressent en vivant sans alcool, de nommer ce qui est difficile et aussi d’échanger quelques « recettes ». Seul, on court à sa perte avec le risque certain de tourner en rond. Pour le partage, il faut trouver quelqu’un. Choisir un membre de son entourage compatissant, pourquoi pas, mais il faut garder en tête qu’on ne pourra pas tout lui dire. Il reste les autres. Les professionnels, thérapeutes, sont d’une aide précieuse. Mais ceux qui boivent restent les personnes idéales, car elles connaissent déjà la musique alcoolique... Si en plus l’anonymat est possible, la parole va pouvoir se développer en toute confidentialité. Donc il y a les associations. À chacun de choisir celle qui pourra lui convenir le mieux.
J’ai choisi de continuer une thérapie par la parole déjà bien avancée et en constatant que je ne pouvais pas toujours essentiellement centrer la discussion sur l’alcool, j’ai choisi de fréquenter régulièrement une association d’alcooliques abstinents. J’ai choisi une association qui permettait, parce que Paris est par chance une grande ville, un relatif anonymat. Je l’ai choisie parce que l’on m’a dit : dans cette association, les réunions sont modérées à chaque fois par une personne différente, il n’y a pas la suprématie d’une personne sur une autre, pas d’ascendant, chacun participe dans le respect de la parole de l’autre. Cela m’a plu, cette possibilité que la parole du novice en abstinence soit aussi valable que celle d’une personne aguerrie. Au départ, les mots Dieu, Puissance Supérieure, prière, m’ont rebuté. Je suis athée. Même si c’est Dieu tel qu’on le conçoit ! Et puis la Puissance Supérieure, pour moi, c’est d’abord l’alcool ! Mais face à la fragilité qu’entraîne l’arrêt d’alcool, j’ai préféré mettre mon mouchoir par-dessus ces termes religieux comme s’ils étaient secondaires (on verrait bien) et écouter le reste. Le reste, étant le partage de la parole et de l’expérience personnelle.
La première fois que je me suis rendu dans une réunion d’alcooliques abstinents avec le désir d’arrêter, j’étais dans mes petits souliers et je pensais : « Regarde où tu en es réduit, aller ne rencontrer que des poivrots, bravo, quelle déchéance ! » J’y suis allé ! Et j’ai été sidéré par ce que j’y ai entendu, cela m’a touché à un tel point que c’en était parfois presque à pleurer. Il y avait autant de femmes que d’hommes. Voici ce que j’y ai entendu : je buvais tout le temps enceinte, je savais que c’était risqué, mais je ne pouvais pas m’arrêter, je suis allé en prison quelques mois parce que j’avais déconné en buvant, je suis en contrôle judiciaire, je n’ai plus de permis donc plus de travail, j’ai honte mais je ne pouvais pas arrêter de lui taper dessus, je sors d’hôpital psychiatrique, j’ai fait ça et ça et puis j’ai paumé mon boulot, ils m’ont fichu hors de mon appartement, c’est dur les relations avec les autres, j’ai retrouvé mes enfants, ce n’est pas parce qu’on arrête que tout va bien, je suis dépressif et j’avale des médicaments pour ça, ma fille, que je n’ai pas vue depuis quinze ans, ne me parle toujours pas, je dormais à la rue, je n’avais plus rien, j’ai rechuté hier, j’ai pris une bière et aujourd’hui j’ai recommencé à arrêter, c’est dur, j’ai peur de recommencer en ce moment, je suis seul, etc. Et tous ces mots dits et écoutés dans le seul objectif : continuer de ne pas boire.
Ces partages ne sont possibles évidemment que dans un cadre adapté et ils ne doivent pas en sortir. Vous voyez-vous enceinte déclarer sans être jugée, à votre médecin ou à votre assistante sociale, que vous continuez à boire ? Imaginez-vous confier à votre collègue de travail que toutes les nuits, faute d’argent, vous faites la fermeture en baisant avec « l’épicier arabe » pour avoir une dernière canette ? Déjà j’en dis trop, car rien n’est inventé et le pire est souvent possible avec l’alcool. C’est donc bien entendu par un pseudonyme que cet article sera signé. Toute personne croyant se reconnaître... pure coïncidence... Moi-même, je ne pourrai pas, ne voudrai pas et n’écrirai jamais ce que je raconte aux autres alcooliques durant ces partages...
Arrêter de boire, continuer à arrêter de boire, c’est un programme de vie. Dans ces réunions, on trouve de tout et on apporte ce qu’on a. Comme en alcoologie à l’hôpital, on côtoie aussi quasiment toutes les classes sociales ; il y a cette égalité entre les uns et les autres, entre les hommes et les femmes, entre les jeunes et les vieux, égalité qu’on ne retrouve que trop rarement ailleurs.
Je ne nommerai pas l’association vers laquelle je me suis tourné. À chacun de choisir celle qui lui plaît. Je n’ai pas lu grand-chose sur l’alcool, pas même l’Assommoir de Zola : quelques conseils du Professeur Claude Got sur le nombre de verres hebdomadaires (hebdomadaire !) à consommer pour ne pas être un danger public, conseils que je n’ai hélas jamais pu suivre, j’ai cessé de conduire, quelques considérations pertinentes dans les bouquins de Véronique Nahoum-Grappe sur l’alcoolisme et la sociabilité, notamment La culture de l’ivresse et la consultation périodique des Mots d’une alcoolique ordinaire, blog de Claire Denoé. Pour finir et pour ceux et celles qui peuvent être concernés de près ou de loin par un problème d’alcool, vous aurez mes coordonnées en les réclamant à la rédaction et je pourrai vous transmettre ce dont j’ai bénéficié.