Le choc des savoirs

Les amateurs de drogues sont des « pros » des effets psychotropes des produits et de leurs utilisations possibles. Faut-il accompagner ce savoir, et comment ?

Entretien avec Aude Lalande,
ethnologue, membre de la rédaction de la revue Vacarme.

Pratiques : Les soignants savent très peu de choses sur les effets et la pharmacologie des drogues. Ils en connaissent surtout les dommages, et les traitements de substitution. Serait-ce l’une des raisons de leurs difficultés avec les patients toxicomanes, qui semblent en savoir beaucoup plus qu’eux sur les produits ?
Aude Lalande : Je ne crois pas que les soignants sachent très peu de choses sur les drogues. Le paradoxe avec les psychotropes illégaux, c’est que ce sont très souvent des produits détournés de l’usage médical : des plantes qui ont fait l’objet de préparations médicinales (cannabis, coca, pavot), ou des substances mises au point par l’industrie pharmaceutique dans des intentions thérapeutiques, qui ont été réappropriées pour d’autres usages, récréatifs ou « sauvages ». Mis à part les amateurs de drogues, les médecins et les pharmaciens sont donc sans doute ceux qui en savent le plus sur ces produits. Mais il y a un tel tabou sur ces questions, et un tel acharnement à séparer — c’est tout l’effort de la prohibition que de maintenir des cloisons étanches entre ceux qui utilisent des substances interdites et le reste de la population — qu’on peine à se représenter cette proximité.

Par ailleurs, les drogues ont des effets extraordinairement plastiques. Mises entre des mains différentes, changeant de contexte ou prises à doses différentes, elles peuvent avoir des effets très variables, parfois même opposés. C’est ce qu’ont montré les ethnologues : on sait par exemple que l’alcool a été pour les Indiens d’Amérique une sorte d’équivalent de l’héroïne dans nos banlieues, avec des dégâts inimaginables pour un bistrotier français. C’est aussi ce qu’ont montré les pharmacologues [1] : aucune substance psychotrope, naturelle ou d’origine pharmaceutique, ne présente un seul effet, ou ne produit qu’un seul changement. Toutes produisent un ensemble de modifications cellulaires, physiologiques et psychologiques qui, selon les usages (ce qu’on veut en faire) et les dosages (ce qu’on veut faire ressortir) vont certains être soulignés, d’autres estompés, être considérés comme primordiaux ou comme secondaires, triés ou dégagés dans une masse d’effets complexes. À mesure du temps, les hommes ont ainsi appris à utiliser des produits psychotropes pour servir des usages sociaux très divers : pour augmenter leur endurance, faire la fête, s’expérimenter sous des jours différents, transfigurer leur réalité. Tandis que des spécialistes parmi eux apprenaient à spécifier l’usage de plantes ou de molécules pour enrichir et améliorer sans cesse les techniques thérapeutiques. Certes, avec la prohibition (assez récente) de certaines drogues, ces savoirs ont été conduits à se différencier jusqu’à être perçus comme divergeant radicalement. Mais il y a sans doute encore une grande proximité entre ces compétences.

Vous dites que les usagers de drogues développent une sorte de pharmacologie « profane » ?
La pharmacologie est « l’étude des médicaments, de leur action et de leur emploi » [2]. Or c’est bien ce que font, de fait, les amateurs de substances psychoactives. Ils apprennent à en identifier les effets, à les utiliser, à les gérer sur la durée, à en gérer les effets secondaires. Le sociologue américain Howard Becker a décrit l’apprentissage des effets de la marijuana chez les jazzmen américains et la façon dont les sensations complexes des premières consommations sont interprétées et décryptées en compagnie de fumeurs plus expérimentés dans un livre célèbre, Outsiders (1963). Les discussions de consommateurs reflètent elles aussi, sans cesse, ces processus d’apprentissage : d’une façon générale — souvenez-vous de vos premières consommations de tabac ou d’alcool — les sensations se décryptent dans l’explication de (ou à des) tiers ; et certaines expériences sont si radicalement bouleversantes qu’elles ne se comprennent, ou ne se domestiquent, que dans la verbalisation ou le partage d’expériences. Utiliser des produits suppose par ailleurs d’apprendre à gérer des séquences de consommation. Car il ne s’agit pas seulement de jouer ou de jouir de ces effets, il faut savoir les obtenir, les faire durer, les relancer, en revenir. D’où les « montées », les « descentes », les « décrochages », et une forme de savoir qui, s’ajustant à la temporalité de ces expériences, intègre des connaissances sur la durée de vie des molécules, la façon dont elles se potentialisent mutuellement et les effets s’estompent progressivement : des notions de pharmacocinétique et de pharmacodynamie, en langage médical. Enfin, troisième type de compétence, maîtriser l’usage de produits suppose de savoir faire face à leurs effets secondaires. En on apprend non seulement à distinguer les effets pour lesquels on prend les produits (boostants, relaxants, planants, stimulants, hallucinogènes), mais aussi leurs arrière-plans : des effets indésirables (qui peuvent survenir par accident) ou des effets secondaires (non recherchés, mais qui résultent de l’action du produit), qui se gèrent avec les moyens dont on dispose. Les milieux de consommation ont ainsi développé des techniques d’accompagnement des expériences, qu’il s’agisse de la prise en charge des bad trips ou crises de panique (prise en charge qui engage le plus souvent des procédés de réassurance : un ami reste présent et rassure la personne en difficulté jusqu’à ce que le mauvais moment prenne fin) ou de procédés divers pour faire face aux désagréments de la « descente » : bain chaud, massages, retour au calme dans un endroit préservé, médication de la décompression avec d’autres substances (antidépresseurs, cannabis, opiacés permettant d’atténuer la descente de cocaïne, etc.)
Bien qu’empirique et peu formalisé, un savoir à la fois pharmacologique et clinique se constitue donc dans l’expérimentation des drogues — qui met les consommateurs en position très singulière face à leurs médecins. Ils savent beaucoup de choses, en effet, non seulement des produits, mais des réactions de leur corps à ces médications. Ils en attendent des effets d’ivresse, d’énergie, de « défonce », ou de simple libération d’états de déplaisir. Mais se trouvent confrontés à des savoirs indexés sur des objectifs de « soin ». Ils y cherchent des effets immédiats, mais les soignants raisonnent sur la durée, s’inquiétant notamment de toxicités à long terme. Ils développent un savoir d’expérience, là où les médecins manipulent un savoir des causes ou se fondent sur la science. Une grande part des difficultés vient sans doute de là : de ce vis-à-vis ne peuvent que surgir des conflits d’interprétation, auxquels s’ajoutent des conflits de pouvoir. Car d’une façon générale, un savoir de patient passe pour illusoire et de peu de valeur face au savoir médical. Et ces pratiques sont illégitimes : comment faire usage de ce qu’y on a appris ?

Quand bien même on voudrait le faire, mesurer un savoir à l’autre reviendrait ici à se tromper d’objet. À chacun ses compétences, et il est sans doute plus intéressant ici de distinguer que de comparer : si les usagers sont des « pros » des effets psychotropes des produits et de leurs utilisations, les médecins sont des « pros » du soin et de la prévention des problèmes de santé — avec pour première conséquence d’ailleurs que, voyant surtout arriver des problèmes de santé dans leurs cabinets, ils sont le plus souvent incapables d’entendre qu’existent des consommations a-problématiques. La question, dès lors, posée aux soignants, n’est pas de rejoindre les premiers dans leur connaissance des effets psychotropes. Elle est de trouver consommant, le moyen de leur apporter leur compétence propre : de les aider à consolider leurs savoirs, non sur le plan des effets, qui leur est propre, mais sur celui des conséquences sanitaires de leurs pratiques.

La réduction des risques est souvent vécue comme contradictoire à la prise en charge médicale par les traitements de substitution. Comment s’intègre-t-elle dans la politique de prévention ?
La réduction des risques, c’est la prévention des problèmes liés à la consommation autres que la dépendance : prévention des contaminations virales, des overdoses, des septicémies... — la liste serait longue —, mais aussi des problèmes sociaux, engendrés par la paupérisation, la stigmatisation, les poursuites légales, etc. Ces programmes ne s’adressent pas aux personnes qui veulent décrocher, mais à tous : aux consommateurs non dépendants, et à ceux qui, dépendants, trouvent malgré tout un équilibre dans leur consommation, ou du moins n’ont pas atteint le point de déséquilibre qui les pousserait à demander une aide. Les produits de substitution ne doivent pas être mis à part : ils font partie de la gamme des outils de la réduction des risques. Bien sûr, on les emploie pour « soigner » la dépendance, comme support de stabilisation de consommations problématiques, ou comme outil de décrochage. Mais l’originalité française a été d’en faire un usage plus large (on y a d’abord vu un vecteur de l’accès au soin, pour des malades du sida que le manque aurait empêchés sinon de se soigner), il faut la préserver. L’une et l’autre ne sont pas contradictoires, elles se complètent. Un processus de décrochage n’est jamais exclusif de petits « extras », ne serait-ce que pour se convaincre qu’on a vraiment envie de décrocher, ou pour se prouver au contraire qu’on garde la liberté d’y « retoucher » de temps à autre. Certains trouvent leur équilibre dans un alliage de produits illicites et de médicaments (ne serait-ce que pour alléger les finances), ou dans une alternance de produits de « défonce » et de produits de stabilisation. L’essentiel est de trouver un équilibre — c’est toujours un point d’où on peut (re)partir, ou non.
La réduction des risques est indispensable à une politique sanitaire des drogues. Sa force est de savoir respecter l’autonomie des consommateurs et de s’appuyer sur le concret des pratiques. Dès le début des années 90, face à l’épidémie de sida, la parole et l’expérience des consommateurs ont été recherchées : on s’est efforcé d’accéder à leurs connaissances et à leurs compétences techniques d’abord (d’en connaître le détail, pour savoir par où passe le virus), pour pouvoir les renforcer ensuite (les informer sur l’asepsie des gestes). Dès 1986, l’association AIDES élaborait avec des consommateurs un flyer, « shooter propre ». À la fin des années 1990, ASUD [3] publiait un « Guide du shoot à moindre risque » subventionné par la Direction générale de la Santé et réédité à maintes reprises ensuite. Jointes à la mise à disposition de seringues stériles, ces campagnes ont eu un impact spectaculaire : alors qu’elle était de 21 % au début des années 1990, la proportion des contaminations sida par injection est tombée à 2 % en 2003. Elles ont montré la capacité des consommateurs à adapter leurs pratiques pour se préserver de problèmes de santé, dès lors que les informations utiles sont mises à leur disposition. Aujourd’hui, pour faire face à l’extraordinaire résistance du virus de l’hépatite C (qui exige une vigilance accrue sur les gestes de la consommation) et au déficit de connaissance des nouvelles générations (lié à une mauvaise image de l’injection), le secteur a dû s’adapter : l’« éducation aux risques liés à l’injection » (ERLI) expérimentée par AIDES et Médecins du Monde propose une forme pratique de délivrance de ces mêmes savoirs, où les personnes sont accompagnées individuellement dans l’acte d’injection. La grande difficulté de la prévention vient de ce que les pratiques changent sans cesse : du fait des interdictions, consommateurs et autorités — policières ou sanitaires — sont engagés dans une course-poursuite et les seconds ne semblent pas vouloir reconnaître que les premiers courront toujours plus vite. Le secteur de la réduction des risques pourrait s’adapter à ces évolutions, il en a acquis le savoir-faire dans les années 1990-2000. Mais il souffre d’être l’objet d’une dénonciation permanente, notamment depuis 2002 et le retour d’une droite idéologiquement opposée à son existence. On l’a légalisé certes, en 2004, mais médicalisé à l’excès ; or plus on médicalise, plus les logiques d’usage deviennent inaudibles. Chaque innovation est soumise à des procédures d’évaluation invraisemblablement lourdes. Et la ligne blanche peut être mordue sans même qu’on l’imagine. En 2003, le président de l’association Techno+ était poursuivi en France pour avoir « facilité et provoqué l’usage de stupéfiants » au travers de la diffusion de deux flyers de prévention, l’un consacré aux risques présentés par les mélanges de drogues (« Drug mix »), l’autre à l’inhalation nasale (« Sniff propre »). Jugé au printemps 2005, il sera finalement acquitté. Mais, soumis à cette pression constante, le secteur fait du sur place.

Renforcer les connaissances des usagers sur les drogues et leurs effets ne revient-il pas à autoriser leur usage ?
Décrire un effet n’est pas inviter à l’expérimenter. Tout le monde n’a pas envie de modifier ses états de conscience. Le problème, en matière de prévention, tient souvent à l’autonomie qu’on veut bien accorder aux gens. En 2000, dans une logique de réduction des risques et de mise à niveau des connaissances de tous, la MILDT [4] avait lancé la campagne « Savoir plus, risquer moins » : un livret d’information de 146 pages sur les produits et leurs effets était diffusé gratuitement à cinq millions d’exemplaires, tandis que des flyers destinés aux milieux festifs étaient élaborés en lien avec des associations d’autosupport. Cette politique a brutalement pris fin en 2002, au profit d’une campagne sur la dangerosité du cannabis, présentée comme une réaction au « laxisme » de la gauche. Le même type de recul a eu lieu au Canada : en 2009, le gouvernement conservateur nouvellement élu décidait de ne pas diffuser les 500 000 exemplaires du livret « Savoir plus, risquer moins » achetés par son prédécesseur à la MILDT française, arguant que « le contenu de l’ouvrage, pourtant basé sur des faits scientifiques, [était] trop ambigu (il décrit entre autres les sensations agréables que peuvent procurer certaines drogues) et nuancé (il ne met pas assez l’accent sur les dangers de la consommation et la nécessité de ne pas consommer ou d’arrêter de consommer) ». Contraindre les pratiques au silence, préférer la dissuasion à l’information, tiennent lieu de politique des drogues depuis 40 ans. Pensant contenir ainsi les pratiques, les politiques se bercent d’illusions. Car on consomme de plus en plus.
De plus en plus de personnes pensent aujourd’hui que la prohibition des drogues est nocive. On remplit les prisons de gens qui n’ont rien à y faire. On fabrique des destins d’exclusion au travers de casiers judiciaires chargés d’histoires de consommation ou de petits deals. On entretient la désinformation, augmentant la prise de risques et le fantasme. Il faudrait pouvoir sortir de là. Mais du chemin reste à parcourir avant d’y arriver. En attendant, chacun devrait s’efforcer de se construire, dans son domaine d’intervention, une éthique proche de celle du serment d’Hippocrate : suspension du jugement et promesse d’intervenir, dans la mesure de ses moyens. L’histoire des drogues illégales n’est jamais qu’une histoire des détournements de médicaments. Il y aura toujours des gens pour utiliser ces produits à d’autres fins que celles prévues : pour se surpasser, se mettre la tête à l’envers, se soigner seul, partir dans les étoiles. Les médecins doivent adopter une autre posture que celle de l’irritation ou de l’impatience, face à leur impuissance à tout contrôler.


par Aude Lalande, Pratiques N°58, juillet 2012

Documents joints


[1Voir Michael Montagne, « De l’activité pharmacologique à l’usage des drogues : la construction des connaissances sur les psychotropes », in D. Cohen, G. Pérodeau, Drogues et médicaments mis en contexte, Santé mentale au Québec, 1996, XXII, 1, p. 149-163.

[2Définition du Robert.

[3Voir l’article de Fabrice Olivet page 38 de ce numéro.

[4Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie.


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