Fabrice Leroy,
Psychologue au Centre médico psychopédagogique (CMPP) La Passerelle à Paris, psychanalyste.
Il est plutôt costaud, Enzo, malgré ses 5 ans. C’est sa mère qui l’amène. Toujours. Une fois par semaine.
Souvent, il arrive dans le bureau en courant. Il ferme la porte, et me laisse dehors. C’est un jeu, entre nous. J’ouvre. Il est hilare.
Je m’installe, lui reste debout. Il bouge pas mal, Enzo. Il a les cheveux coiffés en brosse, très court. Et là, il me fait la leçon. Toujours.
Il y a un petit tableau, dans le bureau, et de la craie. Il dessine des tas de trucs, et je dois faire ce qu’il me dit. C’est lui le maître, et moi l’élève. Et il sait toujours quoi faire en séance, Enzo. Toujours. C’est comme si la séance se déroulait d’elle-même, en s’emparant de lui. Et de moi.
Et il me regarde. Attend souvent quelque chose de moi. Même son regard parle. Et il di-rige tout. C’est un chef, Enzo. Même chez lui. Et sa mère adore ça, c’est évident.
Donc il fait la classe. Et j’ai intérêt à suivre.
Il vient au CMPP parce qu’il bouge aussi pas mal à l’école. Et faut pas le chercher, Enzo. Sinon, on le trouve. Ça me rappelle Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve ».
Mais lui, Enzo, qu’est-ce qu’il cherche ? Car il a un côté chercheur, avec sa craie et ses schémas sur le tableau.
Il y va, en tout cas. Et il me parle, sans arrêt. Il a manifestement beaucoup de choses à dire. Il n’y a qu’un seul problème : je ne comprends strictement rien à ce qu’il dit.
Des vagues de sonorités différentes sortent de sa bouche, une musique, mais pas des phrases, même pas des mots articulés. Et ce n’est pas seulement qu’il me l’adresse, il veut être sûr que je comprends. Parfois ça passe, je fais un signe, et il poursuit. Mais des fois, ça passe pas. Il voit bien que je pige que dalle. Et là, j’ai pas trop intérêt à faire sem-blant. Alors, je lui dis : « Enzo, je ne comprends pas ce que tu dis ». Du coup il répète, un peu énervé. Une fois, deux fois. Léger désarroi de mon côté, et la colère qui monte du sien. Je lui dis : « Bon, c’est pas grave, continue ». Il râle devant tant de nullité, mais il continue quand même, il a trop de choses à faire.
Les séances se succèdent comme ça. Je ne comprends jamais rien, mais alors jamais. Et lui, il « fait » sa séance quand même. Et il y a toujours un début, un développement, une fin. Il finit sa séance en bouclant quelque chose. Quoi ? Va savoir…
Et puis, un jour, un mot surgit. Il a une construction, ou un jouet dans les mains, je ne sais plus. Il s’agite un peu, il est toujours au taquet, Enzo.
Le jouet lui tombe des mains.
Et là j’entends, très clairement et distinctement :
« Ah, putain ! »