Voir… par la force des choses

Patrick Dubreil,
Médecin généraliste.

Comment un cabinet de médecine générale tente de peser sur la réalité en se transformant, en un temps record, en centre « Covid-19 » avancé non officiel, par la seule volonté des soignants qui y travaillent, afin d’anticiper une épidémie qualifiée de massive par la Direction générale de la santé.

...il doit y avoir des morts dans les maisons, tout le mal vient de ce que nous ne sommes pas organisés… le corps aussi est un système organisé, il est en vie aussi longtemps qu’il reste organisé, et la mort n’est rien d’autre que l’effet d’une désorganisation… s’organiser, c’est déjà, d’une certaine façon, commencer à avoir des yeux.
José Saramago, L’Aveuglement, Le Seuil, 1997

De la citoyenneté

Nous ne sommes pas habitués à ce que notre président nous parle avec lyrisme et grandiloquence de notre existence, de notre utilité sociale, voire de notre héroïsme. Mon Dieu, serions-nous donc devenus des héros avec leurs sacro-saintes vocations, prêts à mourir pour sauver des vies ? Quelle absurdité ! Mais le maître, pour masquer l’incurie de sa politique et la violence de sa domination, flatte souvent l’esclave afin qu’il ne se rebelle pas.
Cause toujours, dans un passé pas très lointain, nous défendions dans la rue notre outil de travail, l’hôpital public, menacé de vente à la découpe pour une poignée d’actionnaires, par de hauts fonctionnaires. Ce jour-là, nos nez, nos gorges et nos yeux brûlaient, aspergés de gaz lacrymogènes par le bras armé de ce même président, avant qu’il n’envoie les militaires soigner Mulhouse et ses habitants, à la place de soignants, ou ne fasse voler des drones au-dessus des villes pour surveiller la population avec des haut-parleurs hurlants, face à la soudaine mais non moins prévisible pandémie virale.

De la praxis

Pourtant, nous essayons simplement de bien faire notre travail, quotidiennement, du mieux que nous pouvons, guidés par notre seule conscience. La nuit, nous n’attendons pas le soleil, comme on attend immobile et silencieux un ordre, pour savoir que le jour va arriver, puisque nous savons que nous aurons à soigner nos semblables quelques décennies durant et que nous sommes, non pas « au front d’une guerre », mais au plus près de la « dure expérience de la vie, maîtresse suprême de toutes les disciplines ». [1]

Dès début mars, des patientes et deux de mes collègues anticipent les événements en commençant la confection de masques artisanaux, ce qui fait l’objet d’articles dans la presse régionale, friande d’informations sur la « haute couture » dans le soin. Ces masques multicolores seront nombreux.
Quinze mars, alors que le confinement se généralise, avec ce sentiment partagé « d’amputation » de nos vies, nous, soignants, décidons d’anticiper les premières mesures vis-à-vis des personnes qui se présentent à nous. Nous aménageons les lieux par l’éviction temporaire des jeux d’enfants et des revues de la salle d’attente, la mise à distance des chaises d’un mètre cinquante entre elles et l’aération des pièces. Nous réorganisons le planning de l’ensemble du personnel. Désormais, la secrétaire, à risque de forme sévère de la Covid-19, s’attelle au télétravail à son domicile. L’infirmière de pratiques avancées s’improvise éducatrice de prévention de la transmission virale et rappelle systématiquement nos patients suspects de l’infection entre J7 et J10, période où il est constaté des aggravations de l’état clinique des malades. Dans ces cas, elle nous les adresse en consultation, sauf extrême urgence où ceux-ci font le quinze. Les médecins consultent le matin des patients « non-suspects » de Covid-19 et l’après-midi ceux « suspects » de l’infection avec protection contre le virus par le port de blouse, pantalon, chaussures spécifiques et d’un masque, le lavage des mains au savon ou au gel hydroalcoolique et la désinfection régulière des surfaces : poignées de portes, paillasses et bureaux. Chaque patient porte un masque confectionné par nos soins et lave ses mains avant d’entrer en salle d’attente, il ne doit pas toucher au bureau du médecin et doit introduire ses cartes à puces dans leurs boîtiers respectifs sans les toucher. En dehors des cas de tiers-payant, le règlement se fait systématiquement « sans contact ». Nous organisons aussi des téléconsultations comme de plus en plus de cabinets médicaux, même si nous n’aimons pas cela.
Fin mars, devant un très grand nombre d’appels, nous augmentons le temps du secrétariat. Au lieu de consulter, les internes deviennent secrétaires sur place le matin et la secrétaire continue de travailler à distance l’après-midi. Dans l’hypothèse où nous aurions à nous occuper de patients en situation de détresse respiratoire, nous décidons de louer à la pharmacie deux bouteilles d’oxygène avec achat de masques, de renouveler notre stock de morphine intraveineuse pour le traitement de la suffocation ou de fortes douleurs et d’acheter quelques ampoules de clonazépam pour la sédation de l’angoisse.

De la solidarité

Nous recevons des soutiens pour faire face à la pénurie de moyens. Des surblouses nous sont adressées par des travailleurs du monde agricole, des masques de chantier par des peintres en bâtiment. Face à la pénurie de webcam dans les commerces, une femme, patiente de mon frère médecin, me donne la sienne encore en usage.

D’autres soignants, qui n’ont pas encore perdu tous leurs mots pour exprimer leurs sentiments, se mettent en mouvement et nous écrivent. Ici un kinésithérapeute nous propose ses services pour la respiration ou le postopératoire, là des pédiatres organisent un tour de garde le week-end pendant toute la durée du confinement et des consultations en semaine pour notre patientèle (vaccinations des enfants, sorties de maternité), une sage-femme nous assure de son soutien par son travail, des ORL proposent des consultations quotidiennes pour les urgences.

...et de la démerde

Vingt-trois mars, après avoir visité une patiente de retour d’hospitalisation et alitée à son domicile, elle a été mise dans la même chambre qu’une autre patiente infectée au virus Covid-19, arrivé au cabinet médical, je réfléchis avec l’une de mes collègues puis téléphone au laboratoire d’analyses médicales : -Vous déplacez-vous au domicile des malades pour le prélèvement nasal ? - Non, Je viens chercher le matériel chez vous. - D’accord. La biologiste m’explique la technique de prélèvement. Je retourne le midi au domicile de la patiente pour y faire moi-même ce geste. Au préalable, je me protège avec bl ouse, surblouse prêtée par un patient agriculteur, gants, lunettes, masque FFP2, nous en avons quelques-uns. Nos premiers FFP2 étaient périmés. Je rapporte le prélèvement au laboratoire avec toutes les précautions d’usage.
L’après-midi, en consultation, je prescris deux tests chez des patients potentiellement infectés, un homme aux antécédents d’accident vasculaire cérébral et une femme drépanocytaire, donc à risque de forme sévère de l’infection. J’apprendrai plus tard que seule la femme a été prélevée sur décision arbitraire du laboratoire. Inutile de protester, les recommandations de l’Agence régionale de santé sont comprises comme des ordres par certains et de toute manière les tests manquent. La sélection commence là.
Avril - À l’heure où j’écris cet article, notre pharmacien doit être dans ses fioles pour produire du gel hydroalcoolique artisanal. Voici sa fiche cuisine qu’il m’a expliquée oralement : prenez de l’alcool à 96° donné gracieusement fin mars par une coopérative de Seine-Maritime sous la forme de six cents bidons (pour mille cent pharmacies de notre région des Pays de la Loire, en d’autres termes, les premières pharmacies seront servies, pas toutes), ajouter un peu de glycérine et de l’eau oxygénée, laisser reposer trois jours, le temps que l’eau oxygénée tue les spores des contenants, servir, c’est prêt et pas cher ! Les industriels de gel hydroalcoolique protestent déjà : ce n’est pas aux normes réglementaires ! Notre pharmacien est cependant inquiet, il va manquer de contenants. Je lui réponds que ce sera le système D comme dans les pays africains, dits « sous-développés ». Autre exemple : comment demander à un malade de surveiller sa température alors que les thermomètres sont introuvables dans le commerce ? Ne parlons plus de rupture de stocks car dans notre économie à flux tendus, à dessein de recherche de profit à tout prix, les stocks n’existent plus, au prix effectivement du manque de moyens simples de surveillance clinique et de la dégradation de la santé publique.

Point de départ de l’émancipation ?

Au départ, nous nous attendions à un pic épidémique, puis celui-ci se transforma en plateau (plus bas dans notre région que dans l’Est ou en Île-de-France). À l’heure où j’écris cet article, nous sommes dans cet état de suspension presque silencieux. Seuls les animaux et certains travailleurs sortent de leurs trous.
De manière informelle, avec ou sans commandes, nous avons obtenu du matériel de protection grâce à nos semblables, solidaires, sans attendre de recommandations ou d’ordres venus d’en haut. Nous avons transformé notre espace professionnel et nos pratiques en un temps record afin d’être au plus près des besoins de la patientèle, comme sans doute bon nombre de soignants de premier recours dans le pays.
Face à la dérive à caractère totalitaire de l’État1, face à l’aveuglement du gouvernement qui a depuis longtemps fait sécession de la démocratie, bien qu’il se gargarise d’unité nationale face à l’épidémie, ne sommes-nous pas déjà, dès maintenant, par la force des choses et vu l’état de notre Terre, aidés encore par nos institutions sociales que nos grands-parents ont contribué à forger, les preuves vivantes irréfutables d’organisations professionnelles souveraines ? Une majorité populaire, consciente de ses potentialités et de sa responsabilité républicaine pourra-t-elle un jour prochain passer aux commandes du pays ?
J’aimerais rêver et mourir en ayant vu la chute des parvenus et nos villes en liesse, même si le temps des cerises est trop court, comme Barcelone du temps de la République espagnole ou Lisbonne du temps de la révolution des œillets. N’avançons cependant pas trop vite en besogne et analysons le système. La dictature financière telle que nous la connaissons actuellement, globalisée, militarisée, automatisée et abrutissante, sera sans doute difficile à faire chuter, malgré son échec patent à procurer du bonheur, nos amis grecs ou arabes en savent un rayon. Après l’échec historique de la révolution russe, deux questions restent en suspens : « l’émancipation des travailleurs sera(t-elle) l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » [2], si oui, sur quel « caminho » (chemin) et avec quel niveau d’acuité visuelle ?


par Patrick Dubreil, Pratiques N°90, juillet 2020

Documents joints


[1Dans L’Aveuglement, la réalité d’une ville se transforme en cauchemar à cause d’une épidémie d’aveuglement généralisé. La sanction appliquée par le gouvernement est l’enfermement des aveugles et leur mort par balle s’ils s’échappent de l’asile gardé par les militaires. Cette prémonition du roman se réalise à notre époque contre les réfugiés piégés sur les îles grecques ou noyés en Méditerranéen, véritables « pestiférés » de la globalisation néolibérale.

[2Devise de l’Association internationale des travailleurs (AIT) ou Première internationale, fondée en 1864 à Londres par des travailleurs et militants européens dans le but de coordonner le mouvement ouvrier.


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