Floriane Stauffer-Obrecht,
Sage-femme,
membre de l’Association professionnelle pour la pratique des accouchements à domicile (APPAD).
Le choix de l’accouchement à domicile, mal mené en France, est apparu évident à certaines femmes avec le confinement. En cette période de crise sanitaire, révélatrice des limites de l’hospitalisation des naissances, il mériterait plus que jamais d’être reconsidéré.
Je suis sage-femme libérale, ayant fait le choix d’accompagner les naissances à domicile dans un pays qui pourtant préférait les voir disparaître. En témoignent les propos de M. Véran – notre nouveau ministre de la Santé – le 16 avril 2020 quand il a déclaré en réponse aux sénateurs : « Moins de 1 % des naissances ont eu lieu hors d’une structure de soins en 2016. Le caractère marginal de ces dernières situations en France […] s’explique par l’effort important fait depuis plusieurs décennies dans notre pays pour sécuriser la naissance et réduire la mortalité maternelle et néonatale susceptible de survenir à cette occasion. Cette politique [s’est] appuyée sur la publication de décrets réglementant l’activité d’obstétrique et de plans périnatalité successifs ».
En une demi-page, nous comprenons le postulat sous-jacent à la politique périnatale qui n’est pas propre qu’à ce gouvernement :
- l’accouchement est une pathologie ou, a minima, un événement dangereux de la vie,
- l’hôpital est le seul lieu capable de sécuriser les naissances,
- les décrets et plans successifs doivent maintenir ce postulat et cette gestion.
J’ai été interrogée plusieurs fois, en tant que codirigeante de l’Association professionnelle de l’accouchement assisté à domicile (APAAD), sur l’effet de la Covid-19 sur cette pratique. Plutôt qu’un argumentaire scientifique, je vous propose ici de partager – en reprenant les extraits de témoignages de naissance écrits pour l‘APAAD – la façon dont j’ai personnellement cheminé.
Le terrain et l’expérience : nos meilleurs conseillers ?
Mi-mars la déclaration de passage en crise sanitaire épidémique vient réinterroger le choix du lieu de naissance chez les familles. En témoignent l’attrait des médias pour toutes ces familles choisissant des accouchements à domicile (AAD) tardivement, ou les quinze appels reçus pour une demande d’AAD que je reçois dès le premier week-end.
D’un point de vue professionnel, cette crise me permet – mais aussi à notre association professionnelle (APAAD) – de venir questionner mes choix de pratique. Mon premier mouvement est de me dire : « l’AAD est LA réponse », et c’est aussi celui de beaucoup de mes consœurs. Distanciation sociale, confinement… à domicile pas de problème.
Mais le week-end passant, les nouvelles sont angoissantes, les Samu ne répondraient plus tant ils sont débordés ?! J’informe mon réseau périnatal et mon ordre professionnel que je reçois un nombre considérable de demandes et que plusieurs familles envisagent d’accoucher seules à défaut de sages-femmes. Je souhaiterais notamment obtenir une solution pour joindre les Samu en bénéficiant d’un accès prioritaire si urgence vitale. Dans certains départements, cette procédure est déjà en place hors Covid et a optimisé les délais de transfert. Malheureusement, localement, je me heurte depuis plusieurs mois au refus des urgentistes de mettre en place un accord.
Le 18 mars une réponse tombe : l’Agence régionale de santé déconseille les AAD et affirme que c’est une pratique dangereuse et non organisée [1]… Le voilà revenu le vieux spectre du danger et des morts à domicile – que j’explique dans un autre article rédigé pour l’APAAD [2] – qui hante nos politiques de santé françaises. Faisant fi des données scientifiques démontrant la sécurité des AAD [3], une fois de plus les instances ne cherchent aucune solution pour maintenir cette offre. Évidemment, elles ne l’envisagent pas non plus comme solution au désengorgement des maternités ou à l’évitement des zones de contage, mais concentrent les énergies dans les centres hospitaliers. Rapidement, notre Conseil national de l’Ordre et le Syndicat national des gynécologues-obstétriciens de France (SYNGOF) communiquent dans le même sens [4]. Ceci n’a rien d’étonnant, vu la gestion de la crise de façon plus générale. Il est surprenant de voir comme, paradoxalement, les instances choisissent de concentrer les soins dans les hôpitaux pourtant déclarés cluster et où le flux de personnes est difficilement gérable.
J’informe les familles concernées de la situation locale, pour certaines c’est la détresse d’envisager de renoncer à l’AAD et pour d’autres, ça ancre leur projet, quitte à faire un accouchement non assisté si je me retire. La situation des Samu et hôpitaux est vraiment complexe ici et l’importance de la peur si forte que je choisis dans un premier temps de suspendre l’offre. Je dois comprendre ce virus, les précautions à appliquer, laisser mes partenaires obligés s’organiser… prendre soin d’eux pour qu’ils prennent soin des familles que j’accompagne si elles avaient besoin de leurs services. Cela me donne l’occasion de travailler pour l’APAAD.
Au sein de l’APAAD, nous étudions la littérature internationale qui commence à sortir, nous observons les stratégies des sages-femmes et des instances à l’étranger et élaborons d’abord un communiqué commun avec l’Association nationale des sages-femmes libérales (ANSFL) [5], puis nos propres préconisations cliniques [6] pour maintenir l’offre. Le regroupement que nous formons est une grande richesse par les différents profils et expériences en présence. Nos relations avec l’international nous aident aussi beaucoup à défocaliser les problématiques et distinguer les besoins humains et épidémiologiques des besoins de notre système de santé national.
Enfantement de P. : ou quand mon GBS s’est réveillé !
Et puis vient le jour où P. m’appelle, je l’accompagne pour la deuxième fois. Nous avons bien échangé sur la situation, nous avons prévu de pouvoir aller sur un plateau technique (PT) avec lequel j’ai une convention pour les accouchements. Mis devant l’imminence de la naissance et les questions encore nombreuses, nous choisissons d’aller à la maternité. L’avantage est que je reste sa sage-femme, et que ses envies pourront être respectées, mais dieu qu’il faut de l’ancrage pour « tenir l’espace » dans une maternité et d’autant plus avec tout le protocole Covid, qui semble avoir retiré les dernières traces d’humanité de ce lieu (nous sommes dans le premier mois de confinement, les mesures sont encore d’une extrême fermeté). Par « tenir l’espace », j’entends assurer un environnement favorisant les processus psychiques et neuro-hormonaux sous-jacents à l’enfantement : qualité de présence, compassion, climat de confiance, sens de l’autre aiguisé, intimité, affection et tendresse…
P. fini par accoucher librement et merveilleusement, comme elle sait si bien le faire. À genoux, face à son amoureux, son petit arrive dans sa poche et c’est le visage encore recouvert de ses membranes qu’il prend son premier souffle, tranquillement déposé entre ses parents. Toutefois, comme elle me le dit plus tard, ça a été difficile pour elle d’aller accoucher à l’hôpital – au lieu de le faire à la maison – et encore plus en raison du contexte épidémique… Elle a bien senti la différence et l’importance de l’environnement, comment le doute s’immisce plus facilement dans un « bloc obstétrical »… Quatre heures après la naissance, nous repartons chez elle, le soleil brille, la vie est douce dehors.
Cette expérience active encore plus en moi la nécessité de chercher une solution… Je ressens que la possibilité d’un AAD est encore plus nécessaire que jamais, il est encore moins possible de respecter les besoins essentiels des femmes qui enfantent dans un hôpital en ce moment.
Mon GBS (gros bon sens) sonne l’alerte – « FAITES DEMI-TOUR DES QUE POSSIBLE, VOUS FAITES FAUSSE ROUTE » –, je creuse les données épidémiologiques, on n’en entend pas parler mais le pic pandémique est finalement derrière nous ici. Bien sûr, les réa sont encore chargées, mais la situation se normalise par ailleurs.
Finalement, j’arrive à la conclusion que la Covid est un élément comme d’autres, mon rôle de professionnelle est de délivrer une information éclairée, adaptée à la singularité de chaque situation et argumentée des données scientifiques probantes puis de respecter le choix du patient…
Enfantement de A. : quand l’évidence s’impose à toi
Et puis vient l’appel de J. : « A. est en travail, elle est dans le bain et elle dit qu’elle ne peut pas sortir, il faut que tu viennes ». J’ai des éléments rassurants sur l’accès aux secours, ils vivent près d’une maternité et de toute façon je connais A… ni son bébé, ni elle ne nous laisseront le temps de partir vers un hôpital.
Cette femme m’a tellement touchée durant le chemin de grossesse que nous avons parcouru ensemble, depuis le début je sais qu’elle accouchera chez elle et que ce sera parfait. C’est ainsi, ça fait partie de notre « sens de l’autre », si précieux art des sages-femmes qui travaillent encore avec tous leurs sens plutôt que par l’application stricte de protocoles et recommandations. C’est son quatrième bébé, elle n’a encore jamais réalisé de projet d’AAD, alors pour celui-ci, elle va y arriver et pourtant sa grossesse est semée de rebondissements, de changement de plan, mais toujours elle revient dans la physiologie.
Une parfaite illustration du fameux concept de salutogenèse ! Cette approche se focalisant sur les ressources individuelles disponibles et les caractéristiques singulières permettant la santé, plutôt que sur les facteurs de risque, ainsi que sur la cohérence du parcours de vie du patient et sa capacité de résilience.
La Covid, finalement, ce n’en est qu’un de plus et même qu’il apporte à cette famille la certitude que cette naissance devrait avoir lieu chez eux. Quand j’arrive, A. est dans le bain, silencieuse, seuls son visage et l’aspect que prend son ventre aux contractions me témoignent que la naissance est imminente. Elle est si belle, tout à la fois vulnérable et puissante ! Je me prépare pour une naissance, dans cette salle de bains, au cœur de la nuit printanière, c’est si doux et évident d’être ici. Son bébé émerge tout entier dans sa poche lui aussi ! A. l’attrape contre sa poitrine et savoure, elle la fait, ils l’ont fait !
Quand je repars le lendemain, l’évidence s’impose à moi, mon GBS a trouvé un nouvel itinéraire et me ramène à la maison – celle des sages-femmes qui offrent l’AAD aux familles qui le souhaitent.
Enfantement de S. : la beauté de la vie
La déclaration de la confédération internationale des sages-femmes (ICM) me conforte dans mes choix en affirmant que : « Dans les pays où les systèmes de santé peuvent prendre en charge l’accouchement à domicile, les femmes en bonne santé qui vivent une grossesse normale et avec le soutien de sages-femmes qualifiées, avec un équipement d’urgence approprié, peuvent être plus en sécurité lors d’un accouchement à domicile ou dans une maison de naissance que dans un hôpital où il peut y avoir de nombreux patients (même les patients non maternité) avec Covid-19 ». [7]
C’est maintenant au tour de S. de me prévenir que son bébé est en chemin. Pour S., depuis le début, il est une certitude : il n’y a que chez elle qu’elle sera assez en confiance pour s’ouvrir si grand qu’elle pourra aller chercher son bébé au creux d’elle et le ramener avec son placenta. Là aussi, mon sens de l’autre me dit : « S. va y arriver, ce premier bébé lui amène une véritable initiation et elle a raison de tout faire pour la traverser comme elle l’entend ».
L’annonce de la Covid, la suspension des AAD, la fermeture de la petite maternité proche de son domicile lui font faire face à tant d’adversité. Mais ce jour-là, le soleil brille et l’air est doux, la campagne que je traverse pour la rejoindre est si paisible et si loin de l’angoisse collective du moment. Quand j’arrive chez elle, je trouve une femme penchée sur les toilettes, à la voir j’ai l’intuition que son bébé va nous surprendre. Elle souhaite connaître l’avancée de sa dilatation, nous regardons et si je me fie aux manuels d’obstétrique, cela va encore durer… Si je me fie à mon ressenti et mes observations, je vois bien que S. a déjà sacrément embarqué vers ailleurs. Cette femme adore l’eau, alors direction le bain et voyons ce que décidera son bébé.
Sans surprise, installée dans l’eau, S. part complètement, les sons qu’elle émet me laissent percevoir les profondeurs dans lesquelles elle se trouve désormais. Vu de l’extérieur, tout est calme, l’eau vibre à peine, son corps flotte… ma main qui passe sur son sacrum perçoit la puissance de la vie en elle qui s’apprête à émerger. Je les laisse un instant et je l’entends dire à son amoureux… ou à elle-même… que la petite arrive. Moins d’une heure après mon arrivée chez eux, baignée du soleil qui traverse les lamelles du volet, la petite M. émerge, encore une fois dans sa poche, son papa l’accueille et rapidement S. la colle sur sa poitrine et savoure la vie, la transcendance, l’AMOUR tout simplement.
C’est magique de vivre toutes ces naissances, mais c’est aussi un choix professionnel et réfléchi, guidé par mes engagements féministes et humanistes. C’est un choix qui tient compte des réalités de notre pays mais ne se laisse pas bercer par les croyances idéologiques et patriarcales.
Alors en conclusion, pourquoi et comment j’offre l’AAD en période Covid ? Comme beaucoup de choses dans la vie, en cheminant, en apprenant de mes expériences et en étant humble devant les leçons que m’amène la vie. Je crois que l’humanité qui enfante a plus que jamais besoin de « sages-femmes » qui reprennent leur rôle « d’avocat » des femmes et de « gardienne de l’espace de naissance et des besoins essentiels des femmes qui accouchent », plutôt que de les contraindre à des protocoles basés sur les besoins des professionnels et des établissements.
Que me dit la demande des familles de changer de plan de naissance ?
J’ai pris le temps d’écouter les familles qui m’ont sollicitée et ont sollicité notre association pour changer leur plan de naissance. Surtout d’interroger leurs motivations. Cela m’a plutôt effrayée.
Je m’explique, les femmes m’ont parlé de leurs peurs d’aller à l’hôpital qui a pris le dessus sur la peur de mourir en couches ou qu’il arrive quelque chose à leur enfant ; ces dernières, pour la majorité des cas, sont plutôt socialement induites et intériorisées par l’inconscient collectif. Si je résume les motifs en une courte liste, cela donne :
- Seule, je n’aurai personne pour me protéger des gestes intrusifs, violents, des procédures imposées.
- Sans mon/ma partenaire, je sais que je ne trouverais pas le soutien nécessaire (psychique et physique) pour enfanter.
- Seule, je me laisserai plus facilement manipuler.
- L’ambiance et l’environnement de l’hôpital ne seront pas favorables à une naissance.
Même chez les couples ayant maintenu le projet d’accouchement à l’hôpital, ces quatre peurs sont revenues en boucle, témoignant de la triste déshumanisation des naissances et du passage de soignant au sens holistique à technicien spécialisé. Au-delà du débat sur le choix du lieu d’accouchement, nous voyons comment les besoins du patient sont avant tout humains, s’opposant ainsi aux contraintes d’un milieu industrialisé de la santé. Sans surprise, j’observe aussi qu’avec la mise de côté de la sécurité émotionnelle des femmes, il semble que le taux de pathologies et d’interventions ait été supérieur. Toute personne, un minimum informée sur la sécrétion d’ocytocine – hormones de la reproduction, de l’attachement et de la contractilité – et son inhibition par l’adrénaline et le manque d’intimité, comprendra sans mal le lien de cause à effet.
Notre médecine moderne est tellement centrée sur la gestion de risque critique qu’elle a une fois de plus adopté une stratégie iatrogène, générant une plus forte morbidité chez de nombreuses femmes et enfants pour éviter une infime fraction de mortalité. Cette tendance a pu se voir aussi chez des praticiens de l’AAD – au moins un temps – avec des gestes imposés pour éviter les transferts.
Ma réflexion mériterait évidemment une étude statistique pour objectiver ce sentiment ; toutefois le nombre de professionnelles en ayant fait le constat n’est pas à négliger et me semble éclairer le propos général.
Conclusion
Ce qui s’est passé – et continue de se passer – autour des naissances en période Covid nous démontre, s’il en était besoin, comment l’offre périnatale pourrait se résumer à une opposition entre deux paradigmes hermétiques l’un à l’autre. Là où les deux parties auraient pu se concerter et réfléchir ensemble à comment agir, se coordonner et se répartir les suivis au regard 1/ du choix des patients ayant reçu une véritable information éclairée, 2/ du niveau de soin factuellement requis et 3/ des moyens à disposition, nous avons juste vu une réaction défensive du monde dominant.
Finalement, j’ai le sentiment que la Covid, passé l’effet de choc, ne change pas grand-chose au choix du lieu de naissance.
Les familles ou les professionnels contre l’AAD ou ne le souhaitant pas restent sur leurs positions, de même que les familles et professionnels déjà pro-AAD. Une petite partie de la population en revanche, qui était déjà informée et sensibilisée, mais n’osait pas faire le pas du fait de la pression sociale, a plus facilement franchi le cap – notamment tous ces primo-parents qui pensaient faire un premier enfant à l’hôpital pour être « raisonnables » et les suivants à la maison.
Pour moi, la Covid est venue mettre en évidence les violences obstétricales comme commence à le relayer la presse [8] et la déshumanisation trop souvent niée pour préserver nos egos de soignants. Les collectifs, tel « Tou.te.s contre les violences obstétricales et gynécologiques », vont avoir de la matière pour leurs revendications et ont lancé un questionnaire pour collecter des données sur les naissances durant la Covid [9]. Espérons qu’en parallèle, les professionnels poussés dans des extrêmes par un système qui les oblige à renier le premier de leur serment, primum non nocere, sauront voir les effets négatifs sur la santé des femmes de stratégies défensives et fordiennes. Souhaitons aussi que les soignants de tout bord, violentés par les exigences d’un système qui place sa propre survie au centre des décisions plutôt que celles des gens qu’ils doivent soigner, y verront l’occasion de revenir à leur cœur de métier.
Pour conclure, à ce stade, je pense que la Covid-19, qu’il s’agisse d’obstétrique ou de médecine en général, nous rappelle la nécessité qu’il y aurait pour les soignants de méditer les célèbres mots de Rabelais « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».