Vieillir, c’est vivre

Françoise Lagabrielle
Médecin psychiatre retraitée, membre du Collectif Aquitaine de réflexion sur l’éthique biomédicale

Ce témoignage « engagé » partage une belle histoire de vie qui donne envie de vieillir.

Régis Jauffret parle de la vieillesse, dans une interview, philosophiquement comme « approche de la mort » ou, plus prosaïquement « l’entrée en Ehpad ».
Cette vieillesse est l’aboutissement d’une vie commencée il y a longtemps, dans un certain contexte « héréditaire », avec plein d’événements qui ont surgi dans sa vie, aussi indépendants d’elle que des guerres ou des épidémies, dans un contexte social et à un moment de l’histoire particuliers, dans une « certaine » famille qui aura son évolution propre, à une certaine place dans la fratrie, et la « personnalité » qui aura émergé et se sera structurée au cours de sa vie, bref, aucune vieillesse ne ressemble à une autre.
Si je fais tout ce préambule, c’est qu’étant vieille maintenant, je peux dire quelque chose de ma vieillesse, mais qu’elle n’est que mienne.

Donc, j’ai 96 ans et demi, veuve depuis 35 ans et demi, trois enfants dont un seul a désiré créer une descendance, l’aînée ne le voulant pas, le second ne le pouvant pas, j’ai été profondément et joyeusement psychiatre, et le reste, sans cultiver l’art d’être grand-mère, ni arrière-grand-mère, je n’en ai pas eu la « permission » ! Et jusqu’à 88 ans, j’ai été parfaitement indépendante, conduisant ma voiture, instrument nécessaire de nos jours pour le rester.
Ce n’est pas que je n’ai pas été malade, au cours de ma vie, plutôt des trucs dans l’urgence et guérissant assez vite, mais pas de maladies chroniques jusqu’à présent, à moins qu’on puisse considérer comme telle une thyroïdite auto-immune à presque 75 ans qui m’a amenée à prendre ma retraite et, cette thyroïde une fois équilibrée, à me chercher une activité dans mes compétences. Ce fut la bioéthique, avec un groupe de « scrutateurs » aquitains très divers, s’étant formés à la biologie, étudiant les projets de lois bioéthiques, et envoyant leurs réflexions à des députés et sénateurs pour demander des modifications ou exprimer nos désaccords. J’ai arrêté il n’y a pas très longtemps parce que nous sommes maintenant réduits en nombre et que cela devient inaudible !
Je suis née après la guerre, en 1924, au moment où se tramaient tous les traités de découpe de l’Europe et de l’Empire Ottoman qui nous causent actuellement bien des soucis… d’un père franc-comtois issu d’une petite bourgeoisie rentière et propriétaire, scientifique qui d’ingénieur chimiste devint professeur agrégé de physique et chimie, puis pharmacien, puis médecin, puis professeur de faculté de médecine et pharmacie, en chimie. Et, en bon catholique, engendra sept enfants en dix ans… je suis l’aînée !
...et d’une mère normande issue d’un milieu de petits commerçants et artisans, intelligente et artiste, mais qui ne put faire des études, ce qu’elle souhaitait ardemment, ce sont ses frères qui les ont faites. Je pense qu’elle a épousé l’université à défaut de pouvoir y accéder personnellement !
De tout cela naquit un grand tohu-bohu, mais dans lequel émergea pour moi, dès mes 8 ans, des rencontres exceptionnelles, une grande pianiste, un groupe d’universitaires pendant les grandes vacances, durant six ans et lors de mes 10 ans, la rencontre directe avec la mort, celle de mon jeune frère de six mois que j’ai trouvé encore un peu tiède dans son berceau en allant lui donner son biberon du matin, lors d’une grande épidémie de rougeole. J’étais la seule des enfants guérie à ce moment-là. J’ai fait le diagnostic… et l’annonce aux parents… qui m’éloignèrent de la maison où je ne revins que dix jours après…
J’ai fait mes études, tantôt dans la famille, j’étais alors une élève queue de classe, tantôt chez des amis, et je devenais tête de classe, et suivais les événements politiques avec passion. Durant la guerre, j’ai fini mes études secondaires et suis entrée en faculté de médecine.

À la fin de la guerre, le couple parental se sépara à grand fracas, et comme je ne voulais pas vivre avec mon père, et que ma mère ne pouvait s’occuper de moi, j’ai essayé de gagner ma vie, de reprendre des études, d’échouer et de recommencer, jusqu’à ce que j’y arrive.
Ma vie fut donc assez compliquée, jusqu’à mon mariage avec un professeur de philosophie, mais elle a toujours été sous le signe des « rencontres » et le reste encore. Elles sont pour moi le sel de la vie, et je ne « vivrais » pas pleinement sans cet épanouissement et cette revitalisation perpétuelle que procure le partage avec l’autre,
Je dirais même que je serais peut-être en Ehpad si je n’avais pas créé un lien d’amitié solidaire avec mon voisin du dessus, ancien gendarme à la retraite, qui m’aide dans mes déplacements et mes courses, lorsque mon fils, professeur des écoles, encore en activité, n’est pas disponible.
Et je continue à vivre dans une joie certaine. J’ai renoncé à des tas de choses que je ne peux plus faire, mais je me sens ouverte au monde, avec le désir de le comprendre, j’ai besoin de lui ! Écoutant, lisant, m’informant beaucoup, l’ordinateur est un outil incomparable, et je l’utilise avec appétit.
Je ne suis pas sans « misères » physiquement, gênantes comme la surdité, car même bien corrigée, les moins de 45 ans parlent trop vite, souvent n’articulent pas et je peine à les comprendre ! De même, les films récents sont trop rapides, et je perds le fil des dialogues…
Pour le moment, ma vision ça va, avec un œil qui ne voit que dans les coins (spasme de l’artère centrale de la rétine), mais l’autre opéré de la cataracte a 10/10.
Je marche plus difficilement, je fais tout tomber, j’ai tellement rapetissé que j’ai du mal à attraper mes affaires… ce n’est pas la gloire, mais tant que j’arrive à tourner seule mon matelas et faire mon lit, tout va (c’est le test !)… Avec l’aide d’une aide-ménagère trois heures par semaine, l’appartement est propre.
Toutes les semaines, mon fils m’emmène à Biocoop, nous faisons le marché ensemble et je prépare mes repas quotidiennement, un peu frugaux, mais non sans petits plaisirs !
Les relations avec les enfants sont affectueuses, mais la fille est bien plus dans l’empathie, reposante, que le fils qui redoute l’avenir et se montre parfois exigeant, ne voulant me voir baisser la garde… Un peu fatigant parfois.
Et je ne fais pas attention à mon âge réel, car dans ma tête, j’ai 20 ans, sincèrement, je me sens gaie, ouverte, quasi entreprenante. Régis Jauffret disait dans la même interview du 23 septembre 2020 (sur France Culture : les chemins de la philosophie) que l’esprit n’avait pas d’âge, il est toujours jeune. J’atteste que pour moi, c’est vrai. Mes limites sont là, je les constate et les accepte, et si je ne suis certes pas sans « douleur », mon niveau de tolérance est assez élevé.
En fait, vieillir, c’est vivre.

La mort ne fait pas partie de mes préoccupations importantes, je sais qu’elle viendra, je ne sais pas sous quelle forme, mais j’ai à vivre le plus pleinement jusqu’à ce qu’elle se manifeste. Lorsqu’elle sera là… je ne sais pas, mais vraiment pas. J’aviserai comme on dit… si je peux… Elle serait le chemin pour le paradis de Fra Angelico…


par Françoise Lagabrielle, Pratiques N°92, février 2021

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