Une affaire d’Etat

L’accès aux soins des étrangers sans titre de séjour concerne 200 000 personnes en France. S’agit-il d’une affaire d’État ? On pourrait le croire lorsque l’on constate les restrictions mises en œuvre depuis cinq ans dans l’accès aux soins d’une population à la marge, démunie parmi les démunis.

Noëlle Lasne,
médecin

L’aide médicale de l’État concerne les étrangers résidant en France depuis plus de trois mois en situation irrégulière. Depuis 1999, elle permet d’ouvrir un droit aux soins pour un an, personnel ou familial, calqué sur les prestations de la couverture maladie universelle, à l’exception de la prise en charge des soins dentaires et des soins d’optique. Entre 2007 et 2012, le gouvernement a légiféré sans relâche sur l’aide médicale. Ce sujet est également présent avec une extrême visibilité dans la campagne présidentielle. Le candidat Sarkozy à la présidence de la République déclare lors d’un face-à-face télévisé : « Nous soignons même les étrangers en situation irrégulière ». Le candidat Hollande à la présidence indique dans son programme qu’il supprimera le droit d’entrée annuel de trente euros infligé par Nicolas Sarkozy aux bénéficiaires de l’aide médicale. Quelles sont les raisons et surtout les conséquences d’un intérêt si affiché des politiques pour une population à la marge, démunie parmi les démunis, pourquoi cet acharnement à légiférer encore et encore ?
Les étrangers résidant en France sans titre de séjour enfreignent la loi sur l’immigration et le droit au séjour en France. D’autres populations, nombreuses, enfreignent d’autres lois : les personnes détenues condamnées par la justice pour différents délits. Les personnes coupables de fraudes fiscales. Les chauffards de la route. Les employeurs n’ayant pas respecté le Code du travail. Les délinquants agresseurs de vieilles dames. Pourtant, bien que ces personnes aient enfreint la loi, personne n’envisage de les rayer de l’Assurance maladie. Il semble que seuls les étrangers ayant enfreint la loi sur le séjour soient en permanence menacés d’être privés d’un droit fondamental : le droit aux soins. Ces personnes sont traitées tantôt comme des personnes qui « ne devraient pas être là », tantôt comme si elles n’étaient déjà plus là, du fait qu’elles sont expulsables. Leur ouvrir un droit serait donc inutile, hasardeux, voire contradictoire. Ceci est le premier point d’achoppement qui fait tenir à tous les politiques de droite comme de gauche un discours qui entretient la confusion entre un droit aux soins et un secours humanitaire. Eh oui, nous soignons même les étrangers sans titre de séjour nous déclare le candidat Sarkozy, comme s’il s’agissait d’un geste compassionnel, d’une mesure par défaut, d’un arrangement précaire relevant du fait du prince, de tout sauf d’un droit relevant de la loi. Cette loi existe pourtant : c’est la loi du 27 juillet 1999 portant création d’une couverture maladie universelle et ouvrant dans son titre 3 un droit aux soins médicaux gratuits aux étrangers résidant en France sans titre de séjour et sans ressources.
Depuis cinq ans, ce droit aux soins pour une population très précaire a fait l’objet d’un nombre de modifications ahurissant : décret du 15 avril 2009, arrêté du 10 juillet 2009, loi du 29 décembre 2010, décret du 1er mars 2011, loi du 16 juin 2011, décret du 17 octobre 2011... En janvier 2012, les cures thermales, objet de préoccupations chroniques de la droite parlementaire depuis 1993, sont enfin interdites aux étrangers sans titre de séjour, qui se prélassaient depuis des années en thalassothérapie. Ils n’ont plus accès non plus à la prise en charge des traitements de la stérilité, c’est-à-dire l’assistance médicale à la procréation. Ces restrictions sont ineptes et indignes. Mais elles font un effet d’affichage, qui masque l’essentiel : la réintroduction d’un rationnement des soins pour les bénéficiaires de l’aide médicale. En effet, une procédure d’agrément préalable est prévue pour « les soins hospitaliers programmés dont le coût estimé au moment de la demande d’agrément est supérieur à 15 000 euros ». « Sont exclus de cette procédure les soins hospitaliers qui doivent impérativement être réalisés dans un délai de 15 jours à compter de la date de leur prescription ». Renseignements pris, cette demande d’agrément n’est pas de nature médicale ; il s’agit d’un agrément administratif. Que fait la Sécurité sociale lorsqu’elle reçoit le budget d’un traitement par chimiothérapie et radiothérapie du cancer de Madame S., qui dépasse de très loin 15 000 euros ? Madame S. est bénéficiaire de l’aide médicale et son droit a été ouvert pour un an. Un droit qui ne vaut rien puisqu’un agent administratif va à nouveau examiner le dossier d’aide médicale de Madame S., et en particulier vérifier si les critères de résidence et de ressources sont bien remplis. N’a-t-on pas négligé quelque chose lors du premier examen, lorsqu’on a ouvert un droit pour un an ? Madame S. serait-elle revenue à meilleure fortune ? N’y a-t-il pas eu fraude ?
On est donc revenu à un droit à géométrie variable, un droit précaire qui peut à tout moment être réévalué et interrompu, en particulier au milieu d’une hospitalisation. Ces dispositions sont inapplicables, et par les soignants et par les gestionnaires de l’hôpital, mais elles sont hautement dangereuses. Elles déclenchent la suspicion légitime des professionnels de santé qu’il a été si difficile de convaincre qu’ils seraient remboursés des soins ou des médicaments délivrés à un bénéficiaire de l’aide médicale. On encourage l’hôpital public dans ses réticences à hospitaliser ou à garder en charge un patient dans cette situation, dès lors qu’il n’est pas certain d’être payé.
Quant à faire le tri entre les soins médicaux devant être réalisés dans un délai de quinze jours et les autres, qui se risquera à cette évaluation ? Faut-il entreprendre le traitement d’une poussée de sclérose en plaques ou peut-on attendre quinze jours ? Faut-il prendre en charge une polyarthrite en crise inflammatoire ou faut-il attendre quinze jours ? Que fait-on du patient pendant ce délai ? Reste-t-il à l’hôpital et pour quoi faire ? Qu’en est-il du traitement des cancers ? Si quinze jours sont également le délai pour avoir un rendez-vous spécialisé, une IRM ou une scintigraphie, peut-on même prévoir ces examens ? Et pourquoi 15 000 euros ? Si c’est cher, c’est très grave. Va-t-on en faire pour 15 000 euros et pas un euro de plus ? Que va faire l’hôpital en cas de refus d’agrément ? Quand cesse-t-on d’être un patient ? Quand cesse-t-on d’être un homme ?


par Noëlle Lasne, Pratiques N°57, avril 2012

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