Entretien avec Georges Yoram Federmann
Propos recueillis par Anne Perraut-Soliveres, Françoise Acker, Anne Pagès, Lionel Leroi-Cagniart
Georges Federmann : À chaque manifestation politique, je porte les deux drapeaux Israël-Palestine et il y a toujours des Arabes pour me dire d’enlever le drapeau israélien et des Juifs pour me dire que la Palestine n’est pas pensable. Je suis en conflit avec mes amis juifs au sujet de Salah Hamouri, l’avocat de Jérusalem qui a été emprisonné dix ans en Israël, et qui a été expulsé cet été vers la France. On se préparait à le recevoir à Mulhouse, mais la communauté juive s’est inscrite en faux contre « ce terroriste-là » en utilisant cet anathème que le CRIF essaie d’imposer comme un adjectif incontournable. C’est une forme de diktat intellectuel qui empêche toute discussion et qui met la communauté juive dans une position dominante. Ce sont, principalement, des gens des classes moyennes et favorisées qui ont implicitement un mépris énorme pour nos concitoyens des banlieues qu’ils traitent comme des sous-citoyens. Comme si la parole des gens qui soutiennent les droits des Palestiniens avait moins de valeur que celle qui défend la survie des 220 otages israéliens.
Pratiques : Mais exclure c’est le propre de l’idéologie, c’est un discours fermé.
Au niveau clinique, c’est intéressant au regard de la position d’une de mes patientes qui désire suspendre notre travail thérapeutique, engagé depuis trente-cinq ans, en raison de nos divergences sur l’actualité Israël-Palestine. Qu’est-ce qui l’empêcherait de continuer à élaborer, qu’est-ce qui se pose là, pour elle ? Je trouve que c’est passionnant, et ça vaut pour nous tous comme praticiens. Dans notre pratique quotidienne, qu’est-ce qui nous permet d’ouvrir l’oreille ou le cœur, d’être en empathie ou d’être fermés ? Quels sont les facteurs écologiques ou historiques qui favorisent l’écoute ou qui l’empêchent ? Je pense que l’histoire du conflit israélo-palestinien est un point aveugle dans la perception du monde qui nous entoure pour une bonne partie d’entre nous, qui va nous empêcher de recevoir avec hospitalité les patients algériens, arabes, maghrébins ou africains et, pour moi, c’est une des explications sociologiques et anthropologiques du mépris que la plupart des psychiatres à Strasbourg opposent au désarroi des demandeurs d’asile ou des sans-papiers.
Il s’agit d’un interdit de comprendre, d’émettre des avis divergents. C’est un vrai défi à l’honnêteté intellectuelle.
Au niveau clinique, c’est délirant et très tragique, parce que tu ne peux pas donner des neuroleptiques à tous les pro-israéliens ? Pour moi, le délire est originel et lié à la création de l’État d’Israël en 1948 [1]. Si j’avais eu à prendre parti, je m’y serais opposé et j’aurais encouragé les Juifs à rester en diaspora, là où la pensée est la plus féconde et la plus libre, sans s’enfermer dans un nationalisme qui signe la fin du judaïsme. Ce qui m’a toujours troublé, c’est que l’Occident, associé à l’URSS, a été à l’origine de la création d’Israël sur une terre où il y avait déjà des autochtones. Malgré l’opposition de tous les voisins arabes justement ! Garantie assurée d’une conflictualité à venir comme une bombe à retardement ! Cette revendication d’une propriété deux mille ans après un événement supposé, et probablement mythique, c’est délirant !
Mais ils sont tous Sémites ? D’un côté et de l’autre.
Oui, tout à fait. Ceux qui ont créé Israël ne pouvaient pas croire qu’il n’y aurait pas de conflit, sauf à imaginer que les Arabes sont tellement cons qu’ils ne peuvent pas se fédérer pour réagir à ce diktat. Aujourd’hui, cela fait soixante-quinze ans qu’ils sont en guerre, mais dans vingt-cinq ans, ça ne sera pas résolu sauf par une possible guerre civile en Israël parce que les suprémacistes sont prêts à tuer les autres Juifs pour imposer leur délire religieux. On va arriver à une Guerre de 100 ans. Il est difficilement pensable de considérer que des Juifs en 1947 puissent être les descendants des Juifs du premier siècle. Il est même possible que les Palestiniens soient les descendants de ces Juifs-là. C’est Shlomo Sand qui développe cette thèse en Israël.
Mais que quelqu’un revendique en tant que Juif, aujourd’hui, que ses ancêtres ont été en Palestine à l’époque de Jésus, c’est complètement fou ! Par exemple, mon père est né à Casablanca, accidentellement, car ma famille vient de Palestine à l’époque des Ottomans et quand les Britanniques sont arrivés pour protéger soi-disant cette région, il a eu le passeport britannique palestinien, qui était une sorte de laisser-passer. Puis, au Maroc, il est devenu apatride. J’ai retrouvé tout ça et c’est très troublant, car ça montre que la filiation est impossible à reconstituer au-delà de deux, trois générations. Les Israéliens réduisent les Gazaouis à un statut de peuple mineur et ce faisant assurent leur exclusion.
D’où t’es venue l’envie de soigner ?
Je n’ai pas décidé, en fait. Je suis encore en chemin, en mouvement. Pour moi, c’est quelque chose de spirituel, une forme de mysticisme laïc. J’ai pris conscience par différentes expériences du fait que ce qui émanait de moi ne m’appartenait pas : ça s’est inscrit dans la réflexion que je mène depuis quarante ans sur l’adhésion des médecins au nazisme. C’est la question majeure que je retiendrai de mes quinze ans d’études, de « déformation » en médecine et en psychiatrie. J’ai été déformé par la plupart de mes enseignants en médecine. La question que je me pose toujours et à laquelle je n’ai pas la réponse, c’est : « Comment les médecins allemands qui sélectionnaient les gens qui arrivaient à Auschwitz savaient-ils que ceux qui sortaient des wagons étaient juifs ? » Les wagons étaient probablement marqués avec un tampon où il était inscrit « Juden » (juifs), mais quand tu es comme Mengele (Josef) à Auschwitz et que tu assures « la sélection », le langage des bourreaux, et que tu fais partie des meilleurs médecins du monde occidental, comment te représentais- tu les gens qui sortaient des wagons ?
Quelle est l’idée qu’ils se faisaient du signifiant juif, qu’est-ce que ça voulait dire pour eux, et qu’est-ce qui faisait que ce signifiant avait une telle force, une telle place, que leur mission sociale et politique était d’exterminer les gens qu’ils qualifiaient de « Juifs » ? C’est un truc incroyable, époustouflant, par rapport à l’accueil, la non-hospitalité de ce qu’on appelle « les sans-papiers » en 2023. Je continue à m’interroger sur ce qui fait que ces médecins aient pu prendre la décision de créer un monde parfait dans lequel les Juifs n’auraient pas de place. Et cela s’est passé à l’apogée de la culture allemande.
À chaque fois que la culture est à l’apogée dans le contexte allemand, on brûle les Juifs (cf. le massacre du 14 février 1349 à Strasbourg). Et les médecins participent à ça. On peut brûler des Juifs, on peut refuser d’accueillir des sans-papiers dans son cabinet, en légitimant cet acte de rejet, en mettant en péril la vie d’un frère ou d’une sœur en humanité qui, pour nous, appartiennent à une strate infra humaine et ça dans l’esprit des gens les plus cultivés.
J’ai retrouvé cette dimension-là en fac de médecine en écho à mon expérience originelle. Mon père est né en 1932, ma mère en 1930, ils se retrouvent dans le ghetto juif de Casablanca et ma mère a dans sa tête – je le perçois au fil des années – une hiérarchisation de la valeur de la vie humaine.
Nous, on est dans le ghetto, entre Juifs. Au-dessus de nous, il y a les Français qui sont intouchables, littéralement. On ne peut pas se marier avec eux. Alors, comment les Juifs se reconnaissent-ils entre eux dans une communauté ? Comment sait-on que l’autre est juif ? Existe-t-il une essence juive ? En dessous des Juifs, pour ma mère, il y a les Arabes dont il faut se méfier et encore en dessous, il y a les Noirs qui sont infrahumains. Je n’ai pas saisi ça tout de suite, mais je l’ai compris à l’adolescence. Ma mère était très généreuse, très ouverte et conviviale, mais elle développait un racisme irréductible contre ce qu’elle appelait « les arabes » et « les noirs ».
Moi, je n’essaie pas de les reconnaître, d’essentialiser les gens avec qui je bosse, et que je rencontre dans la vie. Pour moi, ils ne sont pas noirs, ils ne sont pas arabes, ils ne sont pas juifs, ils sont. Autrement dit, il n’y a qu’une race humaine. En psychiatrie, je travaille sans diagnostic, dans cet esprit.
On arrive en France en 1963, moi, je suis né en 1955 et on me raconte que « c’est à cause des Arabes qui ont rejeté les Juifs ». Je m’aperçois plus tard que ce n’est pas vrai et que si les blancs et les Juifs se sont cassés du Maghreb, c’est qu’ils ne pouvaient plus l’exploiter ! Les Arabes s’étaient soulevés légitimement comme les Palestiniens tentent de le faire. On reprochait aux colonisés d’exiger des droits égaux, mais il fallait qu’ils restent à leur place de colonisés et de sous-hommes. Cette dimension raciste, sociale, familiale, structurelle, je l’ai perçue très vite dans le contraste qui existait chez ma mère entre sa générosité et son impossibilité de reconnaître l’autre comme un frère.
Cette hiérarchisation de la valeur de la vie humaine était clairement la conséquence de l’occupation des Français au Maroc. Elle avait, en tant que dominée, intégré la véracité du discours du dominant et ça, je le retrouve en clinique chez la plupart de mes patients qui tentent de prendre pied en France. Ils sont humiliés, ils sont transparents et finissent par être persuadés que les bourreaux avaient de bonnes raisons de les persécuter. On retrouve ça maintenant à la deuxième, puis à la troisième génération avec des gosses qui délirent ou se radicalisent, qui essaient de retrouver un lien avec la culture d’origine à laquelle les parents ont renoncé pour s’intégrer, avec toutes les déstructurations du rôle du papa et toute cette souffrance que l’attente induit. On pousse les gens au désespoir et après on s’étonne qu’il y ait des réactions ou « des actes terroristes ». Ça n’explique pas tout, mais le mécanisme est là dans l’oppression, dans l’humiliation et dans le renoncement à l’hospitalité.
Je suis arrivé à Strasbourg en 1972, à 17 ans, j’étais basketteur professionnel. C’est le basket qui a été surdéterminant dans mon inscription alsacienne. Je suis devenu Alsacien, et un des historiens de référence de l’histoire du judaïsme alsacien.
Avec à l’esprit cet adage que l’on doit à Tomi Ungerer :
« L’Alsace a été vendue à la France à certains moments.
À d’autres, elle a été vendue à l’Allemagne.
On aurait dû la vendre aux Juifs, comme cela elle serait restée dans la famille. »
Dans mon combat associatif, politique et médical, pendant des années avec ma première femme, on allait chercher les patients à la gare et on leur posait une seule question sur leur origine géographique. En fonction du pays d’où ils venaient, on était certains qu’ils étaient traumatisés psychiques, que ce soit l’Arménie, la Tchétchénie, le Congo, le Kosovo, l’Albanie, tous les pays en souffrance. Il y a un syndrome post-traumatique dans l’immense majorité des cas.
En arrivant à Strasbourg, en première année de médecine, j’ai constaté que tous mes profs pensaient comme ma mère ! C’est une prise de conscience progressive. Je trouvais la plupart hors-sol. Ils étaient dans leur service, déconnectés de la réalité politique qui ne les intéressait pas. Dans le colloque singulier, pour les psychiatres, il faut absolument fermer toutes les portes, faire en sorte que les patients ne se rencontrent jamais en salle d’attente, pour se retrouver « inconscient face à inconscient », et il en ressortira quelque chose ! Je me suis toujours senti sous l’emprise d’idéologues, que ce soit en médecine ou en psychiatrie, de gens qui prétendaient sincèrement que l’objectif du travail, c’était d’identifier la maladie, les symptômes pour les faire disparaître, sans s’intéresser au sujet et à sa posture écologique. Seule la maladie nous intéressait.
Pourquoi as-tu choisi psychiatrie ?
Je ne voulais pas devenir prisonnier d’une injonction à soigner de manière technique. J’avais saisi que ce qui était important, c’était le beau diagnostic, le bon traitement et que le patient était en trop. Il gênait le colloque entre le patron (le mandarin) et son équipe.
Je trouve que généraliste, c’est ce qui devrait être le plus valorisé. Je me suis rendu compte que plus on était payé à l’hôpital et moins on était proche du patient ! Mais je ne voulais pas devenir généraliste, c’était trop tôt.
À l’hôpital, il y avait trop de violence institutionnelle et symbolique, les profs nous mettaient en rivalité les uns avec les autres, il fallait être le premier, marcher sur les autres pour avoir la meilleure note, être l’Élu. Et plus tu étais con, plus tu avais des chances de réussir au concours en première année – « con » dans le sens « figé dans ta pensée » –. Ces mecs-là nous formaient à devenir des machines de guerre, à éradiquer les symptômes, mais à mettre de côté, à nier l’existence du patient, comme un colonisateur peut nier l’existence et l’essence humaine du colonisé. J’ai perçu qu’il y avait un lien.
Avec cette modernité du nazisme, pour moi. C’est-à-dire que quand je suis arrivé à Strasbourg, j’ai sorti du placard les histoires que tout le monde connaissait, mais taisait scrupuleusement, sur les expérimentations sur les Juifs, en 1943, au Struthof. Tous les profs de Strasbourg et la communauté juive se sont opposés à mes recherches pendant au moins dix ans, en affirmant que les médecins nazis étaient fous et criminels. Plutôt que d’essayer de comprendre ce qui avait poussé les nazis à expérimenter comme ils voulaient, il valait mieux nier leur qualité de médecins.
D’où ma position spirituelle. Je pense qu’il y a une forme d’intemporalité dans l’exercice du soin. Pas seulement de la médecine, puisque pour moi, ce ne sont pas les médecins qui soignent, mais plutôt les autres catégories de soignants qui sont en contact avec les patients. On peut se nourrir de ces questions d’empathie en se plongeant dans l’étude ou la recherche des religions, des spiritualités, de la place de l’homme et de la femme dans chaque société, pour favoriser l’empathie.
J’aurais pu faire philosophie, socio ou anthropologie. Je suis allé vers la psychiatrie parce que c’était le champ où on pouvait se retrouver libre de choisir ses options, ses chemins, ses interrogations. Là on pouvait se retrouver face au patient dans l’originalité d’une rencontre. Il me semblait que dans le domaine de la médecine, la psychiatrie, qui était méprisée à mon époque, pouvait être le lieu de l’interrogation de ma place dans la relation duelle ou dans les interrelations sociales.
Les regards complémentaires sur le champ de la médecine, l’anthropologie, l’écologie, la socio, la politique, permettaient d’échapper à la délégation de pouvoir que la société nous octroyait, le pouvoir de vie et de mort sur le patient, avec son assentiment. Il n’y avait pas de dialogue, il y avait des organes qu’on essayait de mettre en harmonie et en général on n’y arrivait pas puisqu’en traitant un organe, on affaiblissait les autres. La iatrogénisation est vraiment ubuesque.
Par ailleurs, je reste en lien avec mes collègues psychiatres à Strasbourg pour des raisons politiques, pour voir comment évolue cette communauté. Mais chaque fois que je rejoins une réunion où j’évoque mes préoccupations, mes camarades psychiatres m’opposent le mépris du politique, ils me disent « Georges, nos assemblées sont destinées à la convivialité, on ne fait pas de politique ».
Beaucoup de soignants disent la même chose !
Sachant que dire ça, c’est un acte politique ! C’est comme si les psys avaient intégré le fait qu’ils étaient au service du pouvoir et pas au service du patient. Parmi les psys que je rencontre et qui se prétendent psychanalystes, certains sont encore plus réactionnaires que quelqu’un qui se laisserait surprendre par l’effet de la parole. Moi, je trouve que, quand un mec marginal ou original raconte quelque chose, c’est un cadeau pour le collectif. Dans le collectif des psys, il n’y a pas de place pour la critique du pouvoir, le sadisme d’un collègue connu depuis quarante ans comme tel, personne ne va le dénoncer. Ça fait partie des effets collatéraux, comme les bombes d’Israël sur les civils à Gaza. C’est pareil pour les expériences des nazis, on n’en parle pas parce qu’à ce moment-là, on pourrait faire le lien entre les médecins et l’extrémisme ou la terreur. Les médecins se pensent toujours du côté de la morale, du bon côté. Alors que ce n’est pas vrai.
C’est cette idéologie sectaire qui fait qu’à la fac de médecine, on va te convaincre que tu fais partie d’une élite qui est toujours du bon côté et tu n’as plus jamais besoin d’en faire la démonstration. Ils sont convaincus de ça, et donc tout ce qui émane d’eux, même la lâcheté, la collaboration, relève de la vertu d’une certaine manière. On inverse ! Un petit peu comme Israël-Palestine, on inverse la logique et la réalité que tout le monde voit, mais on ne le dénonce pas.
Ça été particulièrement vrai pendant la Covid. « La morale », ça ne se discute pas.
C’est un processus très préoccupant et peut-être irréversible. Il y a une cascade d’événements qui nous laissent cois, sans paroles. Ça veut dire que même si on voulait exprimer sa sensibilité et ses nuances, ça nous serait interdit de manière sociale. Il y a eu la Covid, puis Ukraine-Russie, et maintenant Israël-Palestine. Il y a une autocensure qui fait qu’on intègre le langage du dominant. Mais ça renvoie à Klemperer, sur le langage extrêmement élaboré qu’utilisaient les nazis. Dans Charlie Hebdo, Yann Diener travaille là-dessus de manière très intéressante.
À moins que maintenant, tous les événements ne soient lus au filtre de ce dispositif ? Ça veut dire que tout ce qui arrive maintenant à la communauté arrive à un seul corps. On est parvenus, par la technicité, par la numérisation, à ne former qu’un seul corps et une seule tête. C’est vraiment totalitaire, or le cœur de notre travail de soignant, c’est d’être à l’écoute de l’exceptionnel, du lapsus, du cauchemar, de l’erreur, de la douleur, de tout ce qui renvoie à ce qu’on appelle « la négativité ». Tout ça est devenu scandaleux parce que ça ne rentre pas dans les grilles de diagnostic, d’élaboration ou des conduites à tenir. Et à mon avis, tout ce qui va nous arriver dorénavant d’important ne pourra plus être analysé autrement que selon cette grille binaire.
Je pense que la fonction de psy telle qu’elle est exercée aujourd’hui est en voie de disparition. À Strasbourg, on est cent trente, cent quarante psychiatres en libéral, la moitié a plus de 65 ans, les gens n’arrivent pas à trouver de rendez-vous. La prégnance de l’évaluation et du comportementalisme est tellement forte que la fonction d’écoute va disparaître dans quelques années et laisser la place à l’autoévaluation. Pour moi, le paradigme dans cette histoire, ça a toujours été les marginaux, les sans-papiers, ceux qu’on appelle « les toxicomanes ». Quand je me suis installé en 1987, un 1er avril, symboliquement, les collègues m’ont dit : « Tu es en trop, tu vas nous piquer une partie du gâteau… Bon, si tu t’installes quand même, on te donne un conseil : ne reçois pas les toxicomanes, sinon ils vont revenir en meute ». Je cite !
Ils avaient raison d’un point de vue sociodynamique, j’ai reçu des toxicomanes, des Noirs, des Arabes...
C’étaient des mecs comme moi à qui je pouvais rendre service, et qui pouvaient m’apprendre des choses. J’ai compris très vite que la relation au cabinet était un privilège, un don de la vie professionnelle parce qu’elle me permettait de me convertir ! À chaque consultation, je me sentais un petit peu moins con, moins figé, et même les mecs qui revenaient cinquante fois pour raconter la même histoire, arrivaient avec un dispositif, avec un ton différent. J’ai reçu les « toxicomanes » et ils m’ont appris mon métier. C’est là où j’ai élaboré les principes que j’ai appliqués toute ma vie, dont le travail sans rendez-vous. Les toxicomanes, quand ils sont venus, ils sont venus en meute, effectivement, ils ne venaient pas à mon heure. Ils venaient à leur heure à eux, jamais le matin. J’ai compris que mes collègues fixaient des rendez-vous aux toxicos le matin pour qu’ils les manquent et pour pouvoir dire : « Tu iras à Médecins du monde ou à l’hôpital, mais pas chez-moi. Tu n’es pas motivé, il n’y a pas de demande ». Ah, ça ! La question de la demande, elle est formidable !
Pareil pour les mecs en secteur 2, qui ne vont pas proposer le tarif opposable aux sans-papiers ou aux vulnérables. On ne va pas s’identifier à eux, et donc les médecins qui touchent 100 000 ou 200 000 € par an, ne se mettent pas à la hauteur du mec qui a le RSA ou qui n’a pas de revenu s’il est sans-papier.
C’est de sa faute !
J’ai travaillé toute ma vie sans rendez-vous et ça, ça a été vraiment un défi très coûteux en libéral. Je me suis rendu compte que les gens qui avaient le plus besoin de moi, de nous, c’étaient les gens qui n’étaient pas repérés dans le temps, dans l’espace, qui n’avaient pas de pognon, qui étaient désorientés et déstructurés ou dont la personnalité avait volé en éclat.
Les rendez-vous manqués, pour moi, ça a toujours été hypersignifiant, et j’ai plein de patients qui ne viennent pas aux rendez-vous, mais qui continuent à évoluer, justement, parce qu’ils ne viennent pas, mais qu’on ne laisse pas tomber, à qui on ne va pas reprocher le fait d’avoir manqué le rendez-vous, parce que c’est laisser la place à plein d’autres choses et notamment, au fait que ces patients-là captent qu’on ne va pas exercer de représailles.
J’ai trouvé que dans l’exercice de la médecine en ville et à l’hôpital, il y avait beaucoup de sadisme lié à l’exercice d’un pouvoir inconditionnel, qui n’était pas remis en question, sauf pour les camarades qui se sont engagés dans la lutte au moment du Sida et maintenant avec les collectifs de pair-aidants. Le collectif des Entendeurs de voix, par exemple, qui prennent soin de ne pas rencontrer de psychiatres pour ne pas avoir de neuroleptiques et qui mutualisent leurs expériences sensorielles et psychiques.
Le deuxième truc que les toxicos m’ont appris, c’est qu’ils connaissaient mieux que moi la posologie des médicaments qui les soulageaient. Je me suis toujours dit : « C’est le patient l’expert dans le traitement de la douleur » et ça demande des négociations, mais c’est plutôt du côté de sa posologie que de la mienne qu’on va aller. En fait, jusqu’à la substitution, la plupart des médecins que je croisais imposaient de manière sadique le sevrage aux toxicos parce qu’ils savaient que ça faisait mal et qu’ils pensaient à la rédemption par la douleur. C’était vraiment quelque chose de très archaïque et qui est toujours inscrit, à mon avis, dans l’esprit de beaucoup de soi-disant soignants : « Tu es responsable des maux que tu portes ». La dimension morale est toujours très forte.
Quand je me suis installé, j’ai senti que, pour servir les toxicomanes, je pouvais m’autoriser à me mettre hors-la-loi de façon courante. En 1987, j’étais le seul psychiatre, à Strasbourg, en libéral qui avait le carnet à souche. Il était nécessaire pour prescrire le Moscontin® (sulfate de morphine), notamment hors AMM. J’étais le seul à l’avoir demandé à l’Ordre des médecins, tous les autres s’étaient gardés de le faire pour que la douleur des toxicomanes relève du social, du juridique ou de l’hôpital, mais pas du cabinet libéral.
Je pensais que le cabinet libéral était possiblement un supplétif de l’hôpital, quelque chose qui pouvait faire lien pour travailler de manière collégiale. Mais en fait, j’ai vu l’évolution insulaire du libéral. J’ai vu peu de travaux collégiaux – pas au niveau psychanalytique ou clinique, mais au niveau politique, sociologique, anthropologique – chez les médecins, qui leur permettent d’être dans le mouvement de leur temps, de l’Histoire et de faire de la prévention en ouvrant leurs portes aux damnés de la Terre et de la Mer, comme Franz Fanon a pu nous y sensibiliser dans les années soixante. C’est-à-dire qu’on est en capacité, en tant que psychiatre, de prévoir quels vont être nos prochains patients et de leur signifier qu’ils sont les bienvenus. C’est le dispositif que les toxicos m’ont aidé à mettre en place et que j’ai appliqué par la suite, notamment à tous les marginaux, dont les sans-papiers, depuis quarante ans.
Tant que les sans-papiers n’ont pas la carte de résident de dix ans, il y a une insécurité, une humiliation, une détresse telles que je ne peux pas engager de psychothérapie. C’est un accompagnement de soutien, de réanimation fraternel, mais pas de psychothérapie tant qu’il n’y a pas la dignité retrouvée chez le partenaire de la relation duelle.
Et c’est eux qui sont le paradigme du rejet ou de l’acceptation.
Tu as plein d’autres engagements ?
Ce n’est pas une forme de complémentarité, mais c’est le même camp symbolique, c’est-à-dire que la réalité et l’histoire nourrissent et développent ma clinique. Je tente de porter soin à des gens qui ne sont pas mes patients, mais qui sont mis en position de fragilité, les gens qui sont sans voix dans le système social. Je travaille dans ce qu’on appelle « les banlieues », les mosquées, les églises, de nombreuses associations de terrain. J’interviens beaucoup aux côtés de mes camarades français-arabes et musulmans qui sont essentialisés comme tels. J’ai toujours essayé de saisir quels étaient les concitoyens qui souffraient pour essayer de donner, modestement, des outils d’émancipation, de politisation et d’égalité à ces personnes en m’appuyant sur le pouvoir que la société m’avait délégué, que j’exerce avec parcimonie et, j’espère, avec acuité. Les contrôles s’effectuent non seulement par la supervision personnelle, mais aussi par le fait que le cabinet est ouvert et qu’il y a régulièrement des témoins de la pratique, des gens qui assistent à la consultation. Cette prise de conscience a été confirmée quand il y a eu Le divan du monde [2] qu’on a tourné dans mon cabinet, où l’équipe de tournage est restée deux ou trois ans avec un caméraman en permanence avec moi dans la consult. La présence d’un tiers me rendait plus vigilant. Quand il y a un témoin, je suis plus à l’écoute de la différence, des nuances, des expressions du corps de l’autre et du souffle du témoin. À ce moment-là, j’ai moins de pouvoir fantasmatique et je ne peux pas l’exercer impunément puisqu’il y a le témoin. Je préconise la consultation à deux, qu’on ne laisse pas les psychiatres tout seuls pour accueillir les patients dans un cabinet libéral, à cause de l’usure, de l’âge…
Et donc, l’engagement ? Ce n’est pas un engagement politique ou associatif, c’est plus une manière d’être traversé par l’histoire, l’événement. Comment les événements d’Israël-Palestine me poussent à me figer sur des convictions ou m’aident à essayer de me mettre à la place de l’Israélien suprémaciste ou du Palestinien bombardé. En quoi je me reconnais dans les uns et les autres, et comment ça va influencer ma pratique demain, quand je vais retourner au cabinet ?
C’est une posture réflexive, clinique et politique en même temps ?
Elle est politique avant tout. La psychiatrie est politique, elle est influencée, surdéterminée par le contexte dans lequel on vit, par l’histoire de la ville, de la région dans laquelle on est et par notre propre histoire.
Et c’est ça qui m’intéresse dans le fait de m’identifier à ces gens-là, c’est que si tu nies une partie de l’histoire, elle va revenir d’une manière ou d’une autre, et souvent de manière violente. Elle va revenir dans le domaine de la médecine par la négation de l’existence d’une partie de nos patients.
Voilà, comme si on s’était mis dans la peau, pour toujours, du moralisateur, du vainqueur, du vertueux, en s’appuyant sur Nuremberg et en affirmant que : « On s’était débarrassé pour toujours de l’idéologie nazie », alors qu’elle est toujours à l’œuvre, d’une manière ou d’une autre. Alors que nos collègues allemands qui ont participé à ces crimes – les médecins, c’est la profession qui a adhéré le plus au nazisme – ont été recyclés, aucun n’a exprimé de remords. Et ça, ça m’intéresse et me touche, parce que ça me renvoie aux situations où je peux être aveugle devant un patient qui me fait chier, ou que je n’ai pas bien accueilli au téléphone, que j’ai peut-être renvoyé vers un autre docteur ou à qui je n’ai pas donné de rendez-vous parce qu’il m’a fait peur… Ce n’est pas à la même hauteur que l’adhésion au nazisme, mais c’est toutes les situations où, pour de « bonnes » raisons, on ne va pas être à la hauteur de l’hospitalité qu’on doit à l’autre en tant que soignant.
Qu’est-ce qui nous touche dans l’autre ? C’est aussi une partie de ma réflexion. Avec quoi j’écoute ? Je pense que ce n’est pas tellement les oreilles ni les yeux, mais peut-être le cœur. Peut-être que j’écoute avec le ventre ? (En hébreu et en arabe, le ventre est synonyme de miséricorde et le terme de matrice, d’utérus.)
Ce qui te caractérise, c’est cet accueil inconditionnel, en essayant de comprendre l’autre et de te comprendre ?
Oui, se comprendre tous les deux. Il y a trois mouvements. Comment aider l’autre à se débarrasser de son humiliation, de sa honte, pour l’interroger, et comment m’aider, moi, à être le plus hospitalier possible sans me mettre en danger de mort ? Et quel effet ça a sur la relation, sur la rencontre ? Est-ce que c’est un effet de conciliation ou un effet mortel, puisque le patient qui a tué ma première femme était un type qu’on avait aidé avec Véronique, qu’on avait sauvé plusieurs fois de la mort et qui est venu sept ans plus tard, pour me tuer. Il a tué Véronique qui était sur son chemin alors qu’elle l’avait aidé. Ça, c’est un truc extraordinaire aussi, Véronique revenait pour la première fois au cabinet depuis sept ans. Et notre patient, qu’on n’avait pas vu depuis des années, est venu ce jour-là, et il l’a tuée en quelque sorte à ma place, même si moi j’ai été blessé de quatre balles à bout portant.
As-tu changé certains dispositifs pour éviter que ça se reproduise ?
Non, au contraire. Je suis resté dans le cabinet où Véro est morte, je n’ai rien changé. Il n’y a pas de dispositif de « surveillance », de caméra... la violence de ce patient est toujours présente en moi, je lui en veux toujours, même si j’ai pardonné symboliquement, alors qu’on l’avait tellement accueilli et aidé. Mais j’ai compris aussi que c’était peut-être parce qu’on avait été si hospitalier que ça a pu se retourner contre nous.
J’ai toujours considéré que ce qui était arrivé ce jour-là, ça arrivait à l’humanité entière. Ce qui arrive à l’autre, c’est à moi que ça arrive et ce qui m’arrive à moi fait partie du patrimoine collectif. J’ai réussi grâce à la vie à ne pas me considérer comme une victime, que c’était injuste mais que c’était quelque chose de l’ordre de la vie. Mes patients me rappellent tous les jours qu’il y a plein de choses qui peuvent arriver à chacun d’entre nous et que ça fait partie d’une responsabilité collective. D’un défi collectif.
La mort de Véronique a laissé place à six vies (sans compter la mienne) : les deux enfants qu’Anja a donnés au monde et les quatre vies qui ont continué grâce aux organes de Véro.