Savoir dire oui

Quand la conscience d’un interne se réveille face à l’intolérable de la déshumanisation, il transgresse ce qu’on a voulu lui faire rentrer dans la tête…

Alexandre Gaillard,
interne en médecine générale

Je ne sais pas quoi écrire. J’ai tout bien rempli mes petites cases, en m’appliquant. Mais une fois les cases cochées, je dois remplir « les éléments d’ordre médical ». Parce que l’article L.162-4-1, 1er alinéa du Code de la Sécurité sociale prévoit la mention sur le volet 1 du formulaire des éléments d’ordre médical, justifiant l’arrêt de travail.
C’est du charabia, mais c’est quand même clair. Je dois écrire pourquoi je lui prescris un arrêt de travail à ce mec, qui vient que pour ça. Parce que oui, il me dit ça tout de go, alors que c’est la première fois qu’il vient dans ce cabinet. Quand je lui demande ses antécédents, il m’arrête et me dit : « Non, mais j’ai juste besoin d’un arrêt de travail, mon médecin habituel pouvait pas me recevoir aujourd’hui ». Ah ! Ah ! me dis-je. Le voilà enfin, le fameux arnaqueur qui creuse le trou de la Sécu. Il vient dans mon cabinet pour réclamer son arrêt. On m’a tellement rebattu les oreilles avec ce monstre profiteur de notre beau système ; on m’a même fait des cours pour « savoir dire non » quand il se présenterait à moi. Je suis prêt, je vais dire non. Ça va être facile parce qu’il n’est même pas malade. Pas de fièvre, pas de diarrhée, même pas le nez qui coule un petit peu. Il a juste appris hier soir qu’après des années de tentative infructueuse, la grossesse qu’il attendait tant avec sa compagne va s’arrêter. Parce que sur l’échographie, à la place du ventre, il y a un gros trou, avec des boyaux dans tous les sens. Après cette annonce, il s’est moyennement senti d’aller compiler des données informatiques dans un open-space ce matin, de laisser sa femme seule avec ses doutes, ses pleurs, son incompréhension. Et comme son médecin traitant est débordé, il s’est tourné vers le cabinet de ma maître de stage, qui est tout autant débordée et a donc atterri dans mon cabinet, pour mes consults. Il m’explique tout ça avec un sourire désolé, en s’excusant. Après sept ans d’étude, mon premier réflexe quand j’ai vu ce type rentrer et me demander un arrêt, ça aétédemedire« Ahlesalaud,jevaismelefaire ». Alors que bon, à la base, moi je me considère comme faisant partie des mecs bien, franchement humains. Mais quand le seul cours que l’on te fait sur l’arrêt de travail s’intitule « Savoir dire non », alors forcément, ça t’ancre des schémas cognitifs... Il n’en sait rien, le pauvre type en face de moi, de l’ascenseur émotionnel qui est en train de se jouer en moi, que quelque chose vient de se briser.

Je leur en veux à ces profs, avec leurs super cours, leurs promesses de nouvelle pédagogie qui m’ont planté dans la tête des préjugés, avant même de m’apprendre à écouter, à être humain, à être un soignant. Je leur en veux à mes co-internes de pas avoir gueulé face à ce cours scandaleux. Je lui en veux à cette société qui ne parle des arrêts de travail que pour dénoncer les feignants qui profitent du système. Mais plus que tout, je m’en veux à moi, de m’être laissé endormir, d’avoir cru que parce que j’avais des idéaux, leur propagande n’allait pas m’attaquer. Je m’en veux d’avoir pensé ça de toi, cher patient. Je suis profondément désolé.
Je ne te le dis pas parce que c’est trop long à expliquer. Surtout, parce que j’ai honte de te l’avouer. Alors je remplis ton arrêt jusqu’à la fameuse case « éléments d’ordre médical ». Je mets quoi dans ma case ? « Vient d’apprendre une mauvaise nouvelle » ? « Choc émotionnel » ? « Nécessité de rester auprès de sa femme » ? C’est à chaque fois de vraies justifications, mais est-ce que la Sécu va les accepter ? Si j’étais le médecin conseil et que je recevais « choc émotionnel » comme motif, je comprendrais quoi ? Me dirais-je « Hum, c’est louche. » Où va-t-on si on arrête tous ceux qui ont un choc émotionnel ? ». Ma question serait légitime, parce que je n’aurais qu’un petit bout de papier avec un gribouillis d’interne pour m’expliquer une situation que j’ai mis une demi-heure à comprendre dans ma position de soignant, avec un vrai patient en face de moi, pas juste un papier, à force de questions, de silences, de regards, de soupirs, de main sur l’épaule. J’écris « choc émotionnel ». Et j’enrage de devoir me justifier.
Parce que oui, c’est aussi ça le soin. C’est donner un arrêt de travail, sans pouvoir expliquer de manière concise pourquoi, sans avoir d’élément d’ordre médical justifiant quoi que ce soit. Juste sentir, dans mon âme d’humain, que l’autre humain en face de soi, ne va pas pouvoir aller bosser. Je me sens fier d’avoir osé dire oui.


par Alexandre Gaillard, Pratiques N°57, mai 2012

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