EGO, usagers et habitants

Usagers de drogues et habitants du quartier doivent trouver des moyens de communication, et un lieu où exprimer leurs attentes et leurs conflits, pour avancer dans l’accès aux soins et la pacification.

Entretien avec Lia Cavalcanti,
psychologue, directrice de l’association Espoir Goutte d’Or  [1]
avec la participation de Jean-François Bignon,
médecin généraliste au CSAPA [2] d’EGO.
Propos recueillis par Martine Lalande

Pratiques : Votre association « Espoir Goutte d’Or », qui intervient sur les drogues dans le 18e arrondissement de Paris, fait une place importante aux usagers. Comment cela s’est-il construit ?
Lia Cavacanti : L’association, en effet, s’est créée en s’appuyant sur trois forces : les habitants du quartier, les usagers et anciens usagers de drogues et des travailleurs sociaux qui, confrontés aux problèmes liés aux drogues dans leur quartier, se sont regroupés pour créer l’association et pour, ensemble, construire les réponses. Dès l’origine, nous avons considéré qu’on ne pouvait traiter le problème de la drogue dans le quartier de la Goutte d’Or sans un travail en direction des consommateurs de drogues, sans non plus chercher leur implication. Chaque usage a lieu dans un contexte qui doit être pris en compte. Il faut connaître le mode de vie, ce qui est très sous-estimé dans la clinique des addictions. Pour EGO, le savoir des usagers de drogues était la condition sine qua non pour la compréhension de ce problème.
C’est le sens de la politique de réduction des risques qui s’appuie sur la capacité, sur les ressources des usagers de drogues à être des individus responsables. Quand on a rêvé ce projet, c’était à contre-courant de toutes les connaissances à l’époque. En 1986, soigner exigeait une distance, un contrat thérapeutique lourd, un engagement de l’usager à l’abstinence... Nous avons été la première institution française et européenne, même avant la Suisse, à dire qu’il faut avoir zéro exigence au départ. Et nous avons décidé de nous implanter là où se trouvent les scènes dites ouvertes, d’usage et de trafic. À notre avis, l’offre de soins doit être concomitante à l’offre de drogues, en investissant les territoires délaissés.
La politique de réduction des risques, d’expérimentale à la création d’EGO, est aujourd’hui reconnue de façon officielle dans la Code de la santé publique.
On a fait une triple alliance, d’abord avec les usagers de drogues eux-mêmes. Act Up commençait à peine son travail, AIDES défendait les usagers, mais en tant que malades. Nous avons proposé de les considérer comme des citoyens. Puis nous avons fait alliance avec les habitants du quartier, car ce sont des « passeurs culturels » qui rendent possible l’intervention. Et puis avec les professionnels de l’action sociale et médico-sociale.
La place des usagers est donc au cœur de notre dispositif. Mais la formalisation est venue peu à peu. Au début, nous n’avions aucun financement ni reconnaissance publique. Pendant quatre ans, nous avons fait des actions de type « santé communautaire » en mobilisant les forces vives du quartier, en utilisant les bars comme lieux de permanence, dans un projet citoyen, solidaire et local. Avec le premier financement en 1989, on s’est dit qu’il était fondamental de communiquer. On a fait un petit journal, pas très beau, quatre feuilles illustrées par nous-mêmes, mais où on discutait déjà des questions importantes telles que la prescription du Temgésic®. Puis on a mis de la couleur sur la couverture et fait des vrais dossiers thématiques. Les usagers étaient très impliqués. On s’est ouverts à l’Europe parce qu’on était beaucoup mieux accueillis que sur place. Le champ des drogues était très investi par les psychiatres et le virage du sida n’était pas encore là. Après, on a beaucoup bénéficié de la réflexion venant du champ du sida, impliquant les malades au cœur des dispositifs thérapeutiques.
Puis l’héroïne a pris le large et le crack est arrivé. En 1996, nous avons sollicité un financement public de l’État (DAS) pour faire une recherche-action [3] dont certains des chercheurs seraient des usagers de drogues. Cette expérience a été difficile à mener (l’un d’eux sortait de prison, un autre était gravement malade...), mais passionnante et exemplaire. Cela a été un moment épique de ma vie, mais ce nouveau type de chercheur a produit un document unique. Ils ont décrit la scène du crack, avec les rôles, les places de chacun ; les dealers, les consommateurs... C’est très intéressant la façon dont ils présentent ces réalités. Ils ont interviewé des « crackers » et, quand on parle à son égal, on parle avec un degré de vérité et d’investissement complètement différent. Ils ont exposé leur travail à l’Unesco, ils étaient reconnus comme des chercheurs. Cela a contribué à faire valider l’expertise des usagers de drogues, ce qu’Act Up a fait ensuite sur le plan politique. Suite à cette expérience, nous avons voulu formaliser la place des usagers au sein d’EGO. En 1999, ils se sont organisés dans l’association comme « comité d’usagers », comme un espace de contre-pouvoir avec ses mécanismes d’élection et de représentation, y compris au niveau du conseil d’administration. Ce qui semble très facile sur le papier a été une galère en pratique. Mais ils nous ont fait avancer dans la compréhension du possible en matière de soins et réduction de risques. Une chose est notre perception des usages, une autre est la réalité de leur vécu.
Ensuite la loi de 2002 [4] a obligé tout établissement médico-social à avoir un « Conseil de la vie sociale » qui donne la parole aux usagers. Les institutions organisent en général quelques réunions par an, respectant le minimum prescrit par la loi. Chez nous, ils se réunissent une fois par semaine, le mardi. Les réunions sont parfois houleuses, les équipes ne trouvent pas toujours que ce qu’ils disent est juste. Mais les contre-pouvoirs ne sont pas forcément justes. Ils ont le rôle politique de nous signaler ce qui marche et ce qui ne marche pas. Ils sont très fiers de s’exprimer. Quand il y a eu le débat en France sur les salles de consommation, on a parlé des expériences à l’étranger, mais qui a donné la parole aux usagers pour leur demander ce qu’ils en pensaient ? Notre journal a publié un article d’un usager qui a vécu l’expérience en Espagne. Il expose avec beaucoup de pertinence les pour et les contre. C’est toute une éducation citoyenne : ils utilisent ce droit à l’expression. Car, à EGO, les usagers ne viennent pas simplement pour recevoir des soins, trouver des réponses à leurs nombreuses demandes, ou pour chercher des conseils. Ils y viennent pour retrouver un espace social où se partagent la convivialité, la reconnaissance de chacun, une parole, une dignité retrouvée. Ils viennent avec le sentiment d’être eux-mêmes l’association, comme en témoigne leur participation régulière à l’assemblée du mercredi soir ouverte à tous depuis toujours. Il faut assister à la réunion hebdomadaire du Conseil de la vie sociale pour mesurer que le rôle des usagers n’a rien d’une figuration. Ils discutent, parfois avec passion, des activités proposées par les éducateurs, soumettent des propositions, font preuve d’une certaine intransigeance quant au respect du règlement intérieur et de la Charte d’EGO de la part des nouveaux, bref, ils se mêlent de ce qui les regarde !

Quelle place ont les habitants dans votre association ?
Le premier élément du trépied c’étaient les usagers, le deuxième les habitants du quartier, car ils connaissent la culture locale : les horaires de fonctionnement, les modes de circulation... J’ai commencé à travailler avec une habitante du quartier très tôt, dès les premiers moments de la mobilisation collective. Elle était venue demander pourquoi on s’occupait de l’intimité des affaires des familles... Nous lui avons dit : « Nous avons la volonté légitime de faire quelque chose. Alors si vous voulez rendre plus forte cette action, nous avons besoin de vous ». Elle a dit : « Les intellectuels adorent les réseaux. Le peuple aime les choses claires, des associations avec des statuts, et un nom ». J’avais un schéma très théorique dans la tête, elle m’a détournée de cette idée en exigeant la création d’un service. J’avais idée d’organiser un réseau dans lequel les médecins généralistes seraient présents — dans le quartier, quelques médecins m’ont beaucoup aidée — et que cela suffirait. Les habitants ont exigé une association, disant : « S’il faut que les familles appuient l’action, il faut qu’elle soit structurée ! » Je savais qu’il fallait travailler avec les habitants. Pour avoir leur adhésion, il faut que les habitants reconnaissent l’utilité de ce qu’on fait. On ne pouvait pas être un dispositif uniquement au service des usagers. Une grande erreur des structures qui s’occupent des publics spécifiques, c’est de défendre ces publics envers tous. Il faut les intégrer pour qu’ils deviennent des « citoyens comme les autres ».
C’est une erreur d’imaginer qu’une politique de drogue est une politique particulière bénéficiant à une partie de la population. Une politique publique en matière de drogues bénéficie à toute la population : cela réduit le taux de criminalité, le coût de la santé, la violence urbaine, et cela apporte des solutions à une population marginalisée, crée des emplois et pacifie des territoires. Apporter uniquement des améliorations de l’état de santé des usagers n’est qu’une fraction des bénéfices de l’action globale. Il faut l’adhésion des habitants. Pour cela, nous avons créé une « caisse de résonance des conflits » qui est l’assemblée publique du mercredi soir. Quand ils sont fâchés, les usagers viennent le mercredi soir, ils m’attendent à la porte : « Il y a un médecin qui est trop raide, il ne comprend pas... » Pareil pour les habitants. Cela ritualise les conflits dans un espace où ils peuvent être surmontés par des règles acceptées par tous.
Il y a un mois, une voisine s’est pointée en disant que quand on fermait les portes, il y avait un usager qui se mettait là et criait : « Je veux manger ». C’était certainement quelqu’un qui mangeait la journée chez nous. Elle nous demandait de régler ce problème. J’ai demandé aux équipes qui font du travail de rue de venir le soir et on en a parlé aussi avec les médiateurs de nuit de la mairie de Paris. Le bien-être des habitants nous concerne aussi. Si les habitants n’adhèrent pas au dispositif, ils peuvent nous déclarer une « guerre » et les usagers seraient rejetés avant d’arriver jusqu’à nous.
Les habitants du quartier nous amènent des habits qu’on lave avant de les distribuer. Quand on dit que c’est un habitant qui les a amenés, cela change les rapports, ce n’est pas un geste d’assistance. On demande aux commerçants du quartier de nous donner les pains non vendus, pour les redistribuer. Il y a beaucoup de façons d’instituer un engagement mutuel. Les usagers ont décidé d’organiser une fête pour la galette des rois. Ils consomment des galettes toute l’année, mais ils ont voulu faire celle des rois... Ils sont allés voir un par un tous les commerçants du quartier pour expliquer ce qu’ils faisaient : « On n’est pas seulement des usagers de drogue, on est des citoyens ».

Quels sont vos projets ?
Nous avons entrepris de traiter nos patients qui ont une hépatite C, là où ils vivent, même dans la rue. Il y a une vague d’immigration d’Europe de l’Est, avec un afflux de patients qui viennent de l’ancienne république soviétique, en particulier de Géorgie. Ce sont de gros consommateurs d’opiacés, ils sont presque tous (à 80 %) contaminés par l’hépatite C, et très peu par le sida. Ils se partageaient beaucoup les seringues, mais avaient appris à désinfecter le matériel, c’est sans doute pour cela qu’ils n’ont pas le sida (le VIH est plus fragile). Un hépatologue vient une journée toutes les trois semaines dans notre centre de soins. Sept patients sont en cours de traitement. Le traitement est très simple, le bilan aussi, ce qui est compliqué, c’est trouver un hébergement et leur obtenir l’AME. On a un fibroscan au CSAPA, ce qui a beaucoup facilité l’accès aux soins, car cela rend l’état de leur foie « palpable ». On a pu faire des bilans à des gens qui n’allaient pas à l’hôpital. Sinon, les consommateurs de crack sont notre public majoritaire. Nous avons créé un outil de prévention et de réduction et des risques, nommé « kit base ». C’est nous qui l’avons conçu et au tout début, nous avons été critiqué, car cela « allait faciliter l’usage », selon nos détracteurs. Il s’agit d’une pipe en pyrex, un embout en plastique pour ne pas se brûler les lèvres, une pastille pour poser la pierre (le filtre), des compresses alcoolisées pour se nettoyer les mains et la pierre de crack. La première année de diffusion de ce kit, nous avons pris contact avec deux mille usagers inconnus de nos services. On a commencé en 2003 et cette année 2012, après une évaluation réalisée par l’INVS, l’État va enfin financer officiellement ce kit dont la France devient précurseur. Le Canada, ainsi que d’autres pays, se sont inspirés de cette expérience. Actuellement, nous avons d’autres projets : une friche, un terrain vague dont on va faire un jardin. Ils sont ravis de participer, je n’attendais pas un tel engouement. Il y a des activités pour les femmes qui sont super stigmatisées, marginalisées, mises de côté... On soigne les pieds aussi, l’état de leurs pieds est atroce. Et on a un groupe de musique, les « Bolcheviks anonymes ». L’idée est de leur redonner le goût à la culture. Même si au départ cela ne semble pas avoir de rapport avec les soins. Donner la parole aux usagers, leur octroyer une place, c’est essentiel.
La démarche communautaire développée par EGO fait des bénéficiaires de l’action sanitaire ou sociale des partenaires et des acteurs à part entière. Elle est aujourd’hui partagée par de très nombreuses associations. EGO, qui fête cette année ses vingt-cinq années d’existence, a été quelque peu précurseur. Et ce dans un champ qui n’était rien moins qu’évident. C’est en construisant en quelque sorte un « pacte social » sur le territoire de la Goutte d’Or, qu’elle a pu rendre légitime l’intervention des usagers de drogue comme des acteurs incontournables de la politique de réduction des risques, comme des citoyens de ce territoire.


par Lia Cavalcanti, Pratiques N°58, juillet 2012

Documents joints


[1Espoir Goutte d’Or est une association créée en 1985 qui anime un centre d’accueil de jour, un programme de réduction des risques en soirée (STEP) et un centre de soins (CSAPA).

[2Centre de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie.

[3« Étude sur le “crack” à la Goutte d’Or » Georges Hidalgo, Christian Lefort, Alain Ternus, avec le concours financier de la Direction de l’Action Sociale.

[4La loi de 2002 sur les droits des patients.


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