Dr Durand,
Médecin généraliste.
Propos recueillis par Anne-Marie Pabois
« Il y a une dizaine d’années, médecin généraliste, j’ai commis une erreur fatale d’appréciation sur le choix des soins dus à un enfant. Son examen m’avait laissé un doute, mais l’attitude paradoxalement peu inquiète de la mère et le diagnostic rassurant porté par le médecin qui l’avait vu avant moi ont effacé l’alerte, d’autant que j’avais trois malades graves à voir rapidement. J’étais au cœur du nœud : j’ai mal interprété les dires de la mère, les minimisant alors qu’elle voulait me transmettre son angoisse. Un défaut de communication a toujours existé entre cette famille et moi et, celui-ci, ajouté à l’évolution foudroyante de l’état de l’enfant et à mon anxiété pour mes autres malades, a effacé mon doute et je n’ai pas revu ma décision. J’ai analysé ensuite cette erreur de fonctionnement personnel : je ne me fais pas confiance, j’ai relégué mes doutes dans une zone trouble alors que je sais « avoir du flair » et ne pas me tromper si je tiens compte de mes angoisses pour un malade : le doute m’envoie un signal de vigilance qui persiste tant que je ne réexamine pas l’orientation prise. Les failles de communication dans cette famille retentissaient sur ma relation avec la mère, je ne pouvais pas lui faire confiance (d’où mon examen méticuleux de l’enfant). Là se situe une autre erreur en amont :
il faudrait pouvoir refuser de suivre un patient s’il y a défaut de communication. Le jour même du décès de l’enfant, la mère est revenue me voir, nous avons pleuré ensemble, essayé de comprendre ce qu’il s’était passé, ses démarches, le moment où le dialogue a été interrompu entre nous. Quelle pouvait être la cause de la mort de l’enfant ? Le Dr Durand explique : « La mère se culpabilisait et rejetait en partie la faute sur le médecin vu avant moi. Je lui ai répondu qu’elle n’était pas coupable, que c’étaient nous, les médecins, qui l’étions (cette phrase a été relevée par le juge comme signifiant mon aveu de faute fatale). J’ai aussi pu parler à l’autre enfant de cette mort dont il n’était pas responsable. »
Cette quête de vérité est difficile : la peur du juge altère la sincérité de cette recherche commune, tout ce qui est dit peut être utilisé à charge du médecin. De plus, la démarche spécifique du médecin généraliste est souvent méconnue par la justice : s’il ose dire la vérité (qu’il travaille dans le doute et la hantise de l’erreur, que ses décisions pour l’orientation du patient reposent sur des hypothèses probabilistes), le médecin généraliste est classé dans la catégorie « mauvais médecin-cancre... » Et le « corps médical » le rejette en tant que bouc émissaire avant même (ou sans même) que ne se justifie la suspicion.
Un renversement personnel
« Ce drame, terrible pour la famille, a été pour moi, médecin généraliste, un renversement personnel. Quel choc, quelle blessure narcissique, quelle déchéance par rapport à ma famille, mon ancêtre médecin admiré » exprime le Dr Durand qui précise que, à l’époque, il avait repris à son compte les accusations qui faisaient de lui le bouc émissaire de dysfonctionnements familiaux et institutionnels. Ce sont les pensées de sa « première phase » qu’il exprime ici : « Que n’aurais-je donné pour avoir pu empêcher la mort. Devant le raisonnement théorique implacable et imparable du rapport d’expertise, le saccage de tout ce en quoi je croyais. Toutes mes connaissances : inutiles ; et ce métier qui devait me donner les moyens d’affronter la mort : inutile puisque je donnais la mort. Pulvérisé, j’ai travaillé sur moi-même, analysant les facteurs influençant ma prise de décision, mes types de raisonnement, quelle était la faille révélée par cette erreur. J’ai fait mien ce renversement : intégrer l’ombre pour mieux la cerner, intégrer mes failles pour pouvoir les éclairer. J’ai appris à intégrer le blanc et le noir, mais aussi à dissocier l’erreur de la faute, le bon du bien. J’ai appris que savoir identifier les situations dans lesquelles on est en danger permet d’appliquer des procédures propres à éviter que les mêmes situations n’induisent les mêmes erreurs. Je me suis aussi repositionné personnellement par rapport à mon métier. Oui, j’étais responsable de mon erreur, mais je n’étais pas le seul maillon de la chaîne de failles. Oui, il me fallait tenter de garder mon moi hors d’atteinte, ce tout petit peu de vrai et d’intouchable qui me restait encore. Tous ceux qui me côtoyaient, famille proche, amis, patientèle ont réussi à résister à ma déstructuration mortifère. Et j’ai été catapulté dans ma défense collective. »
Une confirmation collective de mon professionnalisme
« J’ai demandé à un groupe de Formation Médicale Continue de travailler sur mon erreur et de me donner leur avis. Ces professionnels médecins généralistes décident alors de me soutenir et m’envoient témoignages et lettres m’assurant de mon professionnalisme. Ceux qui font le même métier que moi m’ont redonné la parole, et j’ai pu relever la tête. Patients, médecins de sociétés savantes diverses se sont mis au travail, pour élaborer collectivement une expertise généraliste en vue de ma défense et pour commencer un travail d’analyse des erreurs médicales en vue d’établir des protocoles pour la prévention des erreurs en médecine générale. Nous avons découvert le dysfonctionnement du système judiciaire avec sa méconnaissance de la démarche spécifique du médecin généraliste et le pouvoir donné aux experts médecins spécialistes en majorité. Et des sociétés savantes de médecine générale, de formations de diverses obédiences, en particulier le SMG et la revue Pratiques, se sont mis au travail. »
La démarche spécifique du médecin généraliste est méconnue par la justice
Consulté en premier recours, le médecin généraliste doit prendre des décisions d’orientation qui reposent non sur une certitude diagnostique, mais sur des probabilités. Il prend en charge le malade dans son environnement, la maladie avec son évolution dans le temps, doit tenir compte des possibilités offertes ou non par le système de santé, de son propre fonctionnement de médecin et de ses connaissances (y compris statistiques). Les causes d’erreurs sont multiples dans ce métier complexe, et il travaille toujours dans le doute, en butte à des failles de communication toujours possibles. Pour améliorer son fonctionnement, il est indispensable que le médecin intègre doute et erreur comme constitutifs de l’acte médical : il « écoute » son doute comme un signal (le doute, balise argos) propre à réveiller sa vigilance. Voilà pourquoi l’étude des erreurs médicales est porteuse de progrès, de prévention de l’erreur.
Mais quel scandale pour la société qui, depuis qu’elle a confié aux médecins la gestion de la mort, s’est empressée d’oublier que le doute, le probable et malheureusement l’erreur, ont partie liée avec le vivant.
Les magistrats en grande partie semblent ne pas connaître cette démarche spécifique des généralistes et nomment comme experts, des médecins spécialistes qui les guident dans la recherche de la faute et donc du coupable ; détenteurs de l’énorme pouvoir qui leur est délégué, détenteurs du savoir patenté, ils ne tiennent pas compte de cette spécificité dans laquelle s’inscrit la réalité du drame. Le dysfonctionnement ici est dans le flou entourant la mission de l’expert, les rapports peuvent manquer de recherche bibliographique (remplacée par l’intime conviction de leur auteur) et d’actualisation des connaissances, ils peuvent ne pas être conformes aux données actualisées de la science : leur pouvoir n’est pas pour autant mis en cause ! La réforme de l’expertise sera-t-elle de mise un jour ainsi que beaucoup le demandent ?
Pourtant, victimes d’erreurs médicales et médecins auteurs d’erreurs ont besoin d’une instance judiciaire fiable, sachant dire le droit avec tous les critères d’impartialité. Ensuite, ils pourront bénéficier de l’aide nécessaire pour se relever de ce drame.
Le docteur Durand avoue son émotion. « J’ai beaucoup appris durant ce long parcours. J’ai été étroitement soutenu et accompagné jusque devant les tribunaux par patients et praticiens. J’ai été aidé par le travail collectif sur l’analyse des erreurs médicales. J’ai pu me reconstruire. Je remercie profondément ceux qui m’ont permis de renaître, mais, depuis ce drame, je doute que nous puissions nous fier à la justice : nous ne donnons pas le même sens aux mêmes mots, comment pourrions-nous nous communiquer ? Comment avoir une langue commune ? »
Cette histoire a été relatée dans le numéro 7 de la revue Pratiques, ou les cahiers de la médecine utopique sur « la responsabilité du médecin ».