Relancer la réduction des risques

Pour faire évoluer la réduction des risques, les usagers de drogues militants ont proposé d’expérimenter des salles de consommation. Cela leur a permis de poser le problème politique, mais le système français empêche les élus locaux de passer à l’action.

Entretien avec Pierre Chappard,
activiste coordinateur du Réseau français de la réduction des risques  [1], président de « Psychoactif » association d’échange d’expérience et d’entraide sur les usages de la drogue [2].
Propos recueillis par Martine Lalande

Pratiques : Quel rôle joue la pénalisation de l’usage de drogues en France vis-à-vis de la politique de réduction des risques ?
Pierre Chappard : La France est un des seuls pays européens à pénaliser l’usage en tant que tel. Cela change tout, y compris dans sa vision de la réduction des risques et des usagers de drogues. Les années 90, avec la lutte contre le sida et ses milliers de morts, avaient pour un temps permis aux usagers de drogue de prendre la parole et militer pour une politique de santé publique qui les prenne en compte. Y compris en intégrant les équipes de réduction des risques : un certain nombre d’usagers de drogue étaient embauchés dans les CAARUD [3], pour leurs connaissances de cet usage et leurs compétences en conseils pratiques. La réduction des risques doit se faire avec la participation politique et pratique des usagers. Mais en 2002, la droite nouvellement au pouvoir dit « la réduction des risques cela suffit », et durant les dix ans au pouvoir, elle ajoute des couches de pénalisation, avec les peines plancher, la loi de prévention de la délinquance de 2007 qui alourdit les peines, les stages de sensibilisation aux dangers du cannabis... On s’enfonce de plus en plus dans la pénalisation, qui entretient la stigmatisation des usagers, forcément délinquants. La réduction des risques passe au second plan, délaissée. Ce contexte confisque à nouveau la parole des usagers. Un des meilleurs exemples est l’association ASUD [4], association d’usagers. Ils avaient pu se monter en association seulement grâce à la lutte contre le sida. Le renforcement de la pénalisation et le fait qu’il n’y a plus cette protection de la lutte contre le sida (dans les années 2000, la réduction des risques a gagné la lutte contre le sida chez les usagers de drogues) a considérablement réduit leurs moyens d’expression en tant qu’association d’usagers. ASUD a dû devenir une association de patients en 2007 pour ne pas être taxée d’association de malfaiteurs. On n’a plus le droit d’être simplement une association d’usagers, donc de délinquants... ! Or, sans la parole et l’engagement des usagers, la réduction des risques est beaucoup moins efficace, elle se coupe des nouveaux usages et des nouveaux usagers. Elle devient une politique mort-vivante.

Où en sont les perspectives de légalisation ? Y a-t-il une ouverture possible avec le nouveau gouvernement ?
Cela se fera d’abord au niveau international. La France est très réactionnaire sur ces questions-là. Au niveau international, il y a eu la déclaration de Vienne [5] lors du congrès mondial contre le sida en 2010, où des acteurs de la lutte contre le sida ont dit qu’il fallait dépénaliser l’usage de drogue. C’est d’ailleurs à cette occasion, en Autriche, que Roselyne Bachelot a annoncé qu’elle allait mettre en place des salles de consommation en France, ce qu’elle n’a pas fait. Puis il y a eu la commission mondiale sur les drogues, avec des personnalités de tout premier plan, comme des anciens chefs d’États, qui a réclamé une réforme en profondeur de la politique mondiale des drogues, et l’expérimentation de la légalisation, notamment pour le cannabis. Au niveau mondial, il y a une prise de conscience grandissante qu’il faut en finir avec la prohibition. Mais cela n’a que peu de répercussions au niveau français pour l’instant, d’autant plus qu’il n’existe pas de lobbying organisé sur cette question.

Avec l’affaire des salles de consommation, je me suis aperçu que la plupart des spécialistes restaient très centrés sur eux-mêmes, qu’ils ne parlaient pas à l’opinion publique, ni aux politiques. Quand nous sommes allés rencontrer des politiques pour en parler, j’ai découvert qu’il n’y a aucun lobbying dans ce domaine. Or les politiques ne peuvent pas être convaincus si on ne les éclaire pas sur la question, car ils n’en savent pas plus que le reste de la population.

Vous avez monté une expérience de salles de consommation ?
Ce qui est arrivé au secteur du soin dans les années 90 s’est reproduit dans les années 2000 avec le secteur de la réduction des risques : une perte de vision et de militantisme, un manque d’innovation, dus à la fois à un secteur qui s’institutionnalise, mais aussi à un refus de la droite au pouvoir d’accepter toute nouvelle innovation. Cela nous a mis en colère. Et, avec ASUD, Safe, Gaïa, mais aussi quelques associations dont la réduction des risques n’est pas le cœur de métier, comme Act Up, SOS Hépatites, la Fédération Addiction, nous avons installé une (fausse) salle de consommation pour alerter l’opinion publique et les politiques sur la nécessité d’une relance de la politique de réduction des risques et la création de nouveaux dispositifs. Les salles de consommation à moindre risque sont des structures où, encadrés par des professionnels, les usagers peuvent consommer des drogues illicites, acquises à l’extérieur de la structure. Elles existent dans neuf pays, dont sept en Europe. Elles permettent de diminuer les risques sanitaires liés à la consommation de drogue (VIH, VHC, overdoses...), mais elles sont aussi un moyen de mieux vivre-ensemble : elles rendent service aux usagers, mais aussi aux habitants des quartiers, qui n’ont plus à voir les usagers se shooter dans leur cage d’escalier et les espaces publics. Cela a plutôt bien marché : il y a eu un gros remous médiatique. Grâce à ce remous, nous sommes allés voir tous les femmes et hommes politiques concernés, Madame Bachelot, ministre de la Santé, Jean-Marie Le Guen, adjoint au maire de Paris... C’est comme cela qu’à la conférence mondiale de Vienne, en juin 2010, Roselyne Bachelot a annoncé qu’elle allait mettre en place des salles de consommation. Cela a enclenché le débat politique, Fillon a dit : « Non » puis des élus ont dit qu’ils allaient le faire, à Marseille, à Bordeaux, Paris... Les salles de consommation sont un outil de politique locale. Ce sont les élus des villes qui les veulent, car cela vient résoudre un problème local. Les villes contre le pouvoir central, en somme. Mais, en France, le système est tel que, pour le faire, il faut que le gouvernement soit d’accord, sinon la ville est hors-la-loi. Contrairement à tous les autres pays qui ont fait des salles de consommations avec des élus locaux qui ont des compétences sur la santé. Un des gros défauts de notre système est d’être hyper centralisé, y compris pour la réduction des risques où les villes n’ont aucune compétence. Par exemple, elles ne peuvent pas choisir où placer les différents CAARUD, alors que ce sont elles qui savent où il y a de la consommation. Cela pose la question de la nécessité de réformer le système, en donnant des compétences aux collectivités locales pour décider où implanter et expérimenter des structures. Dans son programme, François Hollande a dit qu’il était pour les salles de consommation et pour la décentralisation de la santé, nous avons donc un espoir que cela se fasse. Par contre, c’est beaucoup plus facile de vendre les salles de consommation que la dépénalisation du cannabis. C’est un problème de santé, et le cannabis un problème de société.

Quels sont les blocages qui empêchent la dépénalisation du cannabis ?
En France, on a l’impression que la loi de 1970 est un rempart contre l’usage. La loi qui interdit de consommer serait un rempart contre la consommation. C’est faux, mais c’est la croyance des élus et du peuple. Quand on parle de supprimer la loi, ils imaginent des hordes d’usagers qui se mettent à consommer.

C’est en cela que cette première loi nous fait énormément de mal. C’est extrêmement difficile à faire comprendre à l’opinion publique. C’est peut-être aussi de notre faute, les activistes et spécialistes. Nous n’avons pas su avoir la communication appropriée. Il faut réfléchir à des mots. On a réussi avec les salles de consommation : on a pu définir une stratégie de communication avec des mots qui portent. Au niveau de la loi, on aura beau dire : « Il faut dépénaliser », c’est déjà un gros mot, cela ne peut pas fonctionner. Il faut que l’on aborde la question avec des mots différents et pour l’instant c’est un travail que l’on n’a pas fait collectivement. Je suis de plus en plus convaincu qu’il ne faut pas utiliser le mot « dépénalisation », mais « régulation », qui est beaucoup moins connoté. « Régulation », c’est ce qu’on fait déjà pour l’alcool, le tabac. « Dépénalisation », les gens ont l’impression qu’on va proposer de « la drogue » à leur enfant dans les écoles...


par Pierre Chappard, Pratiques N°58, juillet 2012


[3Centre d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des Risques des Usagers de Drogues.

[4Autosupport des usagers de drogue

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