Olivier Boitard
Psychiatre
Dans le cadre de mon internat en psychiatrie, il y a donc quelques années, une soirée avait été organisée avec l’association des « Alcooliques Anonymes ». Lors de cette rencontre, le responsable se présente : « untel, alcoolique ». Gêné, un de mes collègues bafouille : « Docteur X, je ne suis pas alcoolique, mais je peux le devenir ! » J’ignore si les alcooliques anonymes se présentent toujours ainsi, mais il est certain qu’avec les autres associations dites de buveurs ou d’anciens buveurs (Vie libre, Croix d’or, Croix bleue, etc.), ils prônent l’abstinence totale d’alcool pour les personnes dépendantes. Seule possibilité selon eux, non pas de guérir mais d’être stabilisés.
C’est ce que nous avions appris dans les facultés de médecine : lorsque l’on est dépendant d’un produit, on perd la liberté de consommer ce produit « avec modération » ou lorsque cela nous chante. C’est aussi ce que nous avons toujours dit à nos patients « alcoolo-dépendants » en prenant comme exemple un autre produit : il est largement admis qu’une seule cigarette peut faire replonger dans le tabagisme.
Depuis quelques années, la recommandation de l’abstinence absolue est battue en brèche : après un sevrage, il est possible de reprendre une consommation modérée. Concomitamment, un médecin cardiologue, le Docteur Ameisen, fait part de son retour à une prise d’alcool raisonnable après maintes cuites et rechutes grâce à un médicament habituellement prescrit dans les contractures de maladies neurologiques comme la sclérose en plaques. Curieux destin pour le Lioresal® pour une fois plus connu sous son nom de dénomination commune internationale (DCI) : le baclofène.
Le laboratoire Novarta Pharma SAS qui le produit n’est pour rien dans cette gloire subite et ne compte pas investir dans des recherches pour élargir l’autorisation de mise sur le marché (AMM) d’un médicament qui vaut des clopinettes : 6,96 euros les 50 comprimés de dix milligrammes (Vidal 2012).
Ce sont alors des cliniciens qui s’y collent, de plus en plus nombreux, sinon à participer aux expérimentations, du moins à prescrire (hors AMM). Résultats encourageants semble-t-il et qui viennent de recevoir une caution universitaire en la personne du professeur Granger : celui-ci réclame des recherches dignes de ce nom (c’est-à-dire contre placebo et en double aveugle) pour prou ver l’efficacité d’un tel médicament, car si les recherches sont concluantes, c’est à une véritable révolution copernicienne que nous assistons : pour la première fois, il sera démontré, sur une large échelle, qu’une personne dépendante à un produit pourra retrouver la liberté de le consommer sans réactiver plus ou moins rapidement cette dépendance ; c’était du reste presque une caractéristique de la dépendance : dépendant un jour, dépendant toujours.
Le patient ne sera pas le seul à tirer bénéfice de cette révolution. Il n’est pas si facile de prôner l’abstinence complète. Pour le praticien, les sources de déconvenues alimentent un fleuve pas si tranquille. Récemment, une patiente en obligation de soins pour conduite en état d’ivresse refusait un rendez-vous au centre médico-psychologique à midi, ajoutant toute honte bue : « Mais c’est l’heure de l’apéritif ! »