Omar Brixi, médecin et enseignant de santé publique
Deux conférences mondiales débouchant sur deux chartes ont ouvert la perspective de la santé pour tous. Elles l’ont exprimées en termes de perspective, d’objectif, de stratégie, et de composantes, séduisant tant au plan méthodologique, scientifique que social et politique. Nous étions à l’étroit dans une santé publique hygiéniste et décalée. Cette approche a été théorisée dans le champ francophone par les Québécois à travers la planification sanitaire [3], empruntée aux visions et politiques économiques de ce temps.
Où en sommes-nous ?
Un objectif atteint, des stratégies vérifiées ou des défaillances, des erreurs, des illusions ? Certes, avec prudence, en tentant d’éviter, autant que possible, les écueils d’une lecture décontextualisée, défaitiste ou complaisante. Les nombreuses évaluations et écrits [4] nous le permettent.
1978 et 1986 restent deux temps forts portés au plus haut niveau.
Réunissant des délégués des ministères de la Santé de cent trente-quatre États, la Conférence internationale d’Alma Ata sur « les Soins de Santé Primaires », a donné lieu à une déclaration fixant « Les buts de la Santé pour tous ». L’OMS et les parties prenantes ont ainsi ouvert une perspective mobilisatrice à une échelle qu’on a du mal à imaginer aujourd’hui. Elles ont défini une stratégie basée sur les soins de santé primaires déclinée à travers huit composantes palpables [5]. Cet objectif comme cette stratégie des soins de santé primaires étaient dictés par les besoins vitaux des pays en voie de développement et orientés vers eux. C’est dire l’impact dans nos contextes des années post-indépendances. Elle a marqué nos esprits, nourri nos enseignements, et influé grandement sur nos pratiques.
Huit années après, nouvelle conférence mondiale à Ottawa (Canada), en présence de délégués de trente-huit pays, essentiellement du Nord. Organisée conjointement par l’OMS, le ministère canadien de la Santé et l’Association canadienne de santé publique, elle réitère l’objectif de « Santé pour tous d’ici l’an 2000 ». Elle définit une stratégie, basée cette fois sur le concept de « Promotion de la santé », et formalisée dans une charte. En fait, une réaction des pays industrialisés pour un nouveau mouvement de santé publique, concentrée sur leurs besoins et prenant en compte les progrès accomplis grâce à la stratégie des soins primaires.
Le contenu de la Promotion de la santé a été formalisé à la hauteur des ambitions des pays développés. Et comme pour les déterminants et les huit composantes des soins de santé primaire, des conditions préalables ont été définies (la paix, un abri, de la nourriture et un revenu). Du bon sens, de la lucidité et des conditions favorables : « …les facteurs politiques, économiques, sociaux, culturels, environnementaux, comportementaux et biologiques peuvent tous intervenir en faveur ou au détriment de la santé ».
La spécificité et la force du concept de Promotion de la santé réside dans les cinq dimensions définies en termes de composantes : élaborer une politique publique saine, créer des milieux favorables, renforcer l’action communautaire, acquérir des aptitudes individuelles et réorienter les services de santé.
La visée démocratique affichée correspond au niveau de développement et aux potentiels et aspirations des sociétés dans les pays développés : « … un processus social et politique global, qui comprend des actions visant à améliorer les compétences et la capacité des individus à mieux contrôler les déterminants de la santé, et des actions visant à modifier les conditions sociales, environnementales et économiques pour faire face à leur impact sur la santé publique et individuelle ». Nous sommes là devant la vision la plus globale, la plus intersectorielle que la santé publique a pu connaître.
Nous avions déjà été sensibles à la dimension de « création de milieux favorables ». La santé publique s’ouvrait aux cadres de vie et de travail, largement occultés dans les approches dominantes jusque-là. Nous sommes frappés par le caractère précurseur de l’approche environnementale déjà entrevue et posée : « veiller les uns sur les autres, de nos communautés et de notre milieu naturel […] attirer l’attention sur la conservation des ressources naturelles en tant que responsabilité mondiale… La protection des milieux naturels et artificiels et la conservation des ressources naturelles doivent recevoir une attention majeure dans toute stratégie de promotion de la santé… ». La crise climatique n’est ni à son expression actuelle ni à sa perception sociale. La vision écologique est déjà exprimée dès les années quatre-vingt.
Dans ces deux chartes, la démarche définie vise un objectif égalitaire, la santé pour tous. Celui-ci est inscrit dans une vision de développement socio-économique de progrès social, et soutenu par des stratégies opérationnelles.
Dans le sillage d’Alma Ata comme à la suite d’Ottawa, de nombreuses conférences et assemblées mondiales ont tenté d’approfondir, soutenir les dynamiques en cours et d’en évaluer au fur et à mesure les retombées. L’évaluation n’a pas fait défaut.
La mise en œuvre dans les pays qui ont adhéré à la stratégie des soins de santé primaires a permis « des modifications majeures en ce qui concerne le tableau de morbidité, les profils démographiques, l’exposition aux risques majeurs et l’environnement socio-économique ».
Ces progrès sanitaires sont attestés et documentés [6].
Mais les dynamiques de progrès socio-sanitaires relevés dans certains pays en voie de développement, jusqu’aux années 1980-1985, n’ont pas résisté aux programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI, la Banque Mondiale et les États dominants. Les politiques d’austérité et d’alignement sur les thèses néolibérales imposées les ont laminés.
Si les soins de santé primaires sont essentiels pour de nombreuses couches sociales et dans de nombreux pays, leur dessèchement et la détérioration tant des conditions de vie des couches les plus précaires que des services de santé qui leur ont été dédiés, ont progressivement rogné dans les soins dispensés et les droits ouverts. Les soins essentiels ont été réduits à des soins minimalistes.
La stratégie de la Promotion de la santé a eu par contre des résultats contrastés selon les pays et les époques. Le contexte de creusement des inégalités socio-sanitaires, aggravées par toutes les crises vécues (financières, pandémies…) et celles appréhendées (migrations et perturbations climatiques), a mis à l’épreuve l’objectif de la santé pour tous.
Même les pays aux régimes socio-démocrates et/ou aux politiques socio-sanitaires plus audacieuses ont subi la même vague de fond à partir des années quatre-vingt-dix. Dans des pays comme ceux du Nord de l’Europe ou même en France, les systèmes de soins et de protection sociale ont été soumis à une coupe réglée au nom des mêmes thèses et objectifs. Adieu la promotion de la santé, place à la performance, aux privatisations et aux restrictions dans les budgets sociaux. Un concept aussi global et une démarche intersectorielle aussi ouverte sur le progrès social, l’humain et la nature, ne pouvaient que se heurter au cadre socioéconomique global et aux évolutions vécues.
Promotion de la santé et politiques néolibérales ne pouvaient cohabiter, au-delà des salles de conférence, malgré les bonnes intentions, volontés et petits pas !
In fine, les progrès accomplis en matière de soins de santé primaires ne sont plus des acquis, et la promotion de la santé s’est avérée une perspective volontariste contrariée, par des vagues de fond et les vents dominants !
Au passage, la seule dimension à laquelle s’agrippent les plus dévoués des acteurs sociaux, se cantonne « au développement des aptitudes individuelles », en termes d’éducation pour la santé. L’individualisation des problématiques de soins et la responsabilisation des individus l’ont emporté sur les approches structurelles et collectives.
Et le concept de santé ?
La fameuse définition de l’OMS « d’un état de complet bien-être physique et psychique » n’a-t-elle pas un caractère figé et idéalisé ? Nous lui préférons la notion d’un état de compromis entre le souhaitable et le possible, « …là où l’on apprend, où l’on travaille, où l’on joue et où l’on aime », comme il est écrit dans la Charte d’Ottawa.
La santé en tant que ressource de vie et bien commun reste un combat à différentes échelles. Elle n’est jamais définitivement acquise et exige de nous, individuellement et collectivement, inventivité, combativité et surtout solidarités.