Marc Jamoulle,
médecin de famille, IRSS UCL, Bruxelles
Toujours trop de médecine
Depuis les années 50, le nombre de spécialités médicales, de technologues et de maladies n’a cessé d’augmenter. La Classification Internationale des Maladies a vu son nombre d’items passer de trois cents à quinze mille et peu de spécialités peuvent se satisfaire de ses catégories [1]. Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, plus connu sous son acronyme DSM, maintenant dans sa 5e révision [2], compte plus de trois cent cinquante « conditions » On sait maintenant que les maladies qui y sont décrites l’ont été sous influence des lobbies pharmaceutiques [3]. Nous sommes tous malades, nous sommes tous fous [4].
Mais bien plus que la quantité de maladies, c’est la transformation de situations asymptomatiques en risques et la transformation de ceux-ci en maladie [5] et la pression directe sur les médecins [6] [7] [8] qui a modifié la gestion des activités médicales. L’hypertension, l’hyperglycémie, l’hypercholestérolémie ou l’excès de poids sont le plus souvent asymptomatiques, c’est-à-dire que les patients ne s’en plaignent pas et, jusqu’à ce qu’un bon samaritain le leur dise, ils ne se vivent certainement pas comme malades. L’hypolipémiant, médicament symbolique puisque protecteur autant qu’une hostie, mange la plus grosse part du budget pharmacie de nos Sécus. On sait qu’il faut traiter mille patients hyperlipémiques pendant cinq ans pour éviter dix-huit événements cardiovasculaires graves [9]. Comme dans tout médecin, il y a un docteur Knock [10] qui sommeille, l’hypertension et l’hypercholestérolémie, affections sans symptômes, ont pris les premières places dans quasi tous les pays du monde comme raisons de rencontre avec le médecin.
Les techniques du Disease Mongering [11], ou fabrication de nouveaux malades, font aussi appel à la manipulation psychologique [12] en appliquant aux maladies la même technique qu’aux marques [13]. Cette technique s’appelle Branding Condition [14].
Bien sûr, tout dépend du stade. Nous sommes tous des malades au stade I si le stade I est celui qui définit l’absence de symptômes pour une affection prédictible. Les médecins décident que tel ou tel patient est diabétique, hypertendu ou hyperlipémique en fonction de seuils statistiques, donc calculés sur des populations, mais inadéquatement appliqués à une personne unique et les valeurs sont fixées le plus bas possible [15] [16] dans une atmosphère de corruption institutionnelle [17].
Le nombre de césariennes est le plus souvent proportionnel au nombre d’obstétriciens disponibles et le nombre de stents coronaires posés directement proportionnel au nombre de cardiologues [18]. On peut ainsi identifier des pans entiers de l’activité médicale qui sont en surproduction parce que les normes, règles et seuils sont déterminés par des comités d’experts dont les liens avec les producteurs de médicaments ou de biens technologiques sont constants, bien que dissimulés [19]. Les catégories de maladies elle-même sont en pleine expansion. L’ostéoporose, la ménopause ou la défaillance sexuelle sont des marchés fabriqués [20] [21].
Il n’y a pas que Bigpharma qui a créé l’avalanche. Partis de bonnes intentions et appliquant avec détermination l’adage abscons : « Prévenir vaut mieux que guérir », les programmes de dépistage médicalisés ont fleuri dans tous les pays du monde depuis l’après-guerre. Mais voilà que l’application stricte des principes de l’Evidence Based Medicine (EBM) remet tout cela en cause. L’exemple type est la mammographie de dépistage de masse, qui ramène plus de cancer qu’elle ne serait censée en trouver [22], a été étudié en détail et met le doute au cœur du praticien qui ne sait plus quoi conseiller à ces patientes [23]. Il en va de même pour le vaccin grippe, le soi-disant vaccin contre le cancer du col à HPV ou le dépistage du cancer de la prostate.
Par ailleurs, les médecins cachent souvent leur incapacité à communiquer avec les patients derrière des diagnostics vaporeux, dont le seul énoncé est un aveu d’impuissance et les limites floues. On peut interroger la base de données Medline [24] avec des mots-clefs aussi dénués de sens que « non disease disease [25] [26], somatization, functional somatic syndrome [27] » ou fibromyalgie, traduisez douleur des muscles et des fibres, termes qui déclinent l’incapacité des médecins à comprendre le vécu personnel des patients, autant de catégories à seuil, taux ou critères fixés arbitrairement et qui font la norme obligatoire pour créer un marché.
Au cœur même de nos consultations, dans l’incertitude qui nous étreint au moment de prendre une décision, il est toujours plus aisé de dire que l’on va faire un scanner pour voir plutôt que de dire qu’on va ne rien faire et attendre. Mettre le temps de son côté implique une relation de confiance entre un praticien et son patient, relation établie dans la durée, celle qu’on connaît en médecine de famille, et qui disparaît dans la surutilisation des urgences hospitalières et l’accès libre à toutes les spécialités.
La réponse des médecins de famille : la prévention quaternaire [28]
La médecine peut être dangereuse pour la santé et ceci depuis la relation médecin malade individuelle jusqu’aux campagnes de masse sur des millions d’individus. Entre la prescription d’une benzodiazépine chez un patient en deuil et l’achat de millions de doses de vaccins inutiles, ce n’est qu’une question d’échelle dans la quantité d’erreur. Qualitativement, il n’y a pas de différence.
Le concept de prévention quaternaire [29] [30] [31] est un écho à l’adage multiséculaire : d’abord ne pas nuire. Il est une réponse de médecins conscients de leurs limites et désireux d’appliquer à leurs pratiques les principes de la médecine basée sur les preuves autant qu’une écoute humaine et empathique qui ne tente pas de médicaliser les problèmes de vie.
La prévention quaternaire trouve ses sources chez Ivan Illich dans la Némésis Medicale [32], chez Jean Carpentier dans Medical Flipper [33], chez Michael Balint [34], chez Jan McWinney [35] et de nombreux autres explorateurs du métier de médecin de famille. Adoptée par le Comité International de Classification de la Wonca (WICC) [36], le concept s’est diffusé à grande échelle et on trouve maintenant des groupes P4 en Espagne, Portugal, Brésil, Argentine, Uruguay, Pérou et Bolivie. La prévention quaternaire repose sur la maîtrise de
l’information médicale scientifique et son application dans les décisions du quotidien. Elle donne donc un rôle central au médecin de famille, qui accompagne et gère son patient.
On peut ajouter à la définition de la prévention quaternaire, qui fait la part belle à la surmédicalisation, son corollaire obligé, soit la sous-médicalisation ou l’absence de prise en compte par la médecine de problèmes de santé patents et ce pour des raisons morales, sociales, économiques, politiques ou idéologiques. De même que les patients dépendants de drogues dures, vilipendés et exclus sociaux des années 80, ont pu être pris en charge par les médecins généralistes portugais, belges et français dans les années 90 [37], les exclus sociaux actuels, qu’ils soient sans papier, SDF ou exclus des soins, doivent bénéficier d’une prise en charge et d’une écoute attentive.
Pratiquer la prévention quaternaire
Pratiquer la prévention quaternaire, c’est reconnaître, écouter et aider un patient dans l’incertitude, mais aussi lui reconnaître sa souffrance et la rencontrer avec tous les moyens disponibles, tout en pratiquant en permanence une analyse critique de son propre agir.
La P4 est plus compréhensible si on examine sa genèse. L’activité médicale clinique prend sa source dans la relation médecin malade. La rencontre entre un praticien de l’art de guérir et un patient est marquée du double sceau de la connaissance et de la certitude et de leur contraire. Généralement, le patient octroie au médecin une certitude qu’il n’a pas. Peu de médecins annoncent qu’ils travaillent dans l’incertain. Certitude et inquiétude sont dans un rapport inversement proportionnel, tant chez le médecin que chez le patient, et chacun joue souvent à cacher à l’autre (ou parfois à surexposer) son incertitude et son angoisse. Mais le patient est moins bien formé que le médecin à discriminer l’information et à gérer l’apport statistique sur lequel se prennent certaines décisions. Si on introduit cette relation du patient au médecin dans un tableau à double entrée (en réalité, le concept est né pendant un cours de stat sur le Chi2), on voit aussi apparaître quatre possibilités d’accord ou de désaccord entre les protagonistes.
Si on admet, ne fût-ce que l’instant de l’exposé, la possibilité de la dichotomie entre se sentir bien ou mal et identifier ou non une maladie, on obtient quatre possibilités analogues aux vrais et faux positifs et vrais et faux négatifs de la table à double entrée.
Les définitions des trois premières formes de prévention, telles que publiées dans le glossaire de médecine générale de la Wonca [38] en 1995, prennent naturellement place dans le tableau (fig 1). La maîtrise d’événements dans le champ I des vrais négatifs correspond très exactement à la définition de la prévention primaire. Le champ III est celui des soins et des procédures y afférent puisque le patient et le médecin se sont mis d’accord.
Il y a bien maladie ou quelque chose d’identifié comme tel. Mutatis mutandis, ce sont les vrais positifs du Chi2 ; diabétiques, cancéreux, hyperlipidémiques ou ostéoporotiques se rassemblent tous dans la case « malades », bien que parfois en excellente santé. On parle alors de prévention tertiaire et on tente d’y réaliser la prévention des complications.
Le champ II ou des faux négatifs est plus insidieux. Appliquant l’adage que tout homme bien portant est un malade qui s’ignore, la médecine met un point d’honneur à trouver les maladies cachées. Diagnostic précoce et dépistage peuvent être excessivement anxiogènes et porteurs d’effets délétères.
Nous voilà rendus à la case IV. Pour compléter le tableau, on a donné à cette case le nom de prévention quaternaire avec une définition du même style [39]. Les quatre définitions, avalisées par le WICC, ont été publiées dans le Dictionnaire de médecine générale de la Wonca [40].
Comment faire donc, quelles attitudes adopter pour que l’angoisse des patients ne se conjugue à celle des médecins pour remplir cette dernière case ? Comment maîtriser cette double incertitude des patients et des médecins, qui fait faire la course aux procédures diagnostiques et thérapeutiques et creuse la tombe de la Sécurité sociale ?
En bref, comment le médecin peut-il contrôler son anxiogenèse vraie ou animée de motif de profits pour lui ou pour d’autres et l’hyperproduction de biens médicaux qui l’accompagne ? Ce questionnement permanent sur l’éthique de la relation médecin malade, née dans le champ du patient non reconnu, peut s’appliquer aux autres champs de l’activité médicale.
Le concept de prévention quaternaire, P4 pour les intimes, interrogation sur le bien-fondé de l’agir, peut porter sur les actions dans le champ I : pertinence de l’éducation à la santé, pertinence des vaccinations ? Dans le champ II : critères de maladies, vrais ou inventés ? ; objectifs et résultats de dépistage validés et pertinents ? Dans le champ III : communication au patient, surveillance post-marketing, soins palliatifs vrais, thérapeutiques prouvées ? Ce faisant, on rencontre et on peut organiser et classifier toutes les récentes interrogations sur l’exercice de la médecine, qu’il s’agisse d’overmedicalisation, overscreening ou overtreatment dont se fait l’écho le tout récent site Internet lancé en France par le groupe Princeps [41] et la SFTG.
Les moyens à mettre en œuvre pour appliquer la P4 sont essentiellement de deux types. D’une part la connaissance et le contrôle mental et affectif du médecin par lui-même, de façon à ce qu’il puisse maîtriser sa propre incomplétude, sa relation au patient, sa communication et son empathie. D’autre part, la connaissance et la science réelle, aux manipulations démasquées, basée sur une clinique étayée sur des preuves chaque fois que c’est possible.
Le domaine du faux positif et son évitement reposent essentiellement sur l’activité de la médecine de famille, qui compte ou devrait compter le temps et l’empathie pour elle dans ses relations aux patients et à ses proches. Il n’est pas étonnant dès lors que le concept de P4 ait pris ses marques en Amérique Latine où des associations de médecins de famille dynamiques et jeunes sont très actives. L’examen attentif des programmes de conférences et formations de ces groupes P4 [42] pourra donner des idées aux médecins du vieux continent.
** Intervention d’ouverture du Congrès des Médecins de Famille Portugais, Corvilha, Portugal, 28 septembre 2013.