Entretien avec Jean-Yves Guillet,
médecin généraliste, coordinateur du Réseau Toxicomanie de la Région Nantaise.
Propos recueillis par Marie Kayser
Pratiques : Pourquoi une minorité de médecins seulement prescrit-elle des traitements de substitution ?
Jean-Yves Guillet : Il faut situer la question des traitements de substitution dans son histoire : la substitution a d’abord été réalisée par des médecins militants, de façon illégale, en réponse à la demande d’usagers. Elle s’est développée dans les années 1990 dans le contexte de la pandémie du sida, avec une volonté d’accompagnement des patients et de réduction des risques. Au niveau légal, les premiers « programmes méthadone » voient le jour dans les années 1980, programmes à « haut seuil d’exigence » sélectionnant plutôt des patients dans une trajectoire vers l’abstinence. C’est en 1996 qu’a lieu un véritable tournant avec les relais par les médecins de ville des prescriptions de méthadone, libérant les places dans les centres (la primo prescription restant hospitalière ou en centre de soins spécialisés) et de la buprénorphine haut dosage (BHD) sous le nom de Subutex® que tout médecin peut alors prescrire sur carnet à souches. À la même époque se créent les réseaux ville-hôpital autour de la prise en charge du sida, regroupant des médecins dont un certain nombre pratiquait déjà la substitution et s’étaient autoformés. Cette « spécialisation » s’est poursuivie ; en 2007, 120 000 personnes en France étaient sous traitement de substitution dont 80 % par Subutex® ; 97 % des prescriptions de BHD sont assurées par les médecins généralistes, mais de façon très inégale, puisque 25 % des médecins font 75 % des prescriptions (d’après l’OFDT [1]). Ces médecins sont souvent venus à la substitution dans le cadre des réseaux VIH et réseaux d’addiction ou réseaux informels. Ils ont expérimenté à la fois l’importance de la substitution comme aide à la réduction des risques et aussi observé à quel point elle peut modifier les conditions de vie des usagers, leur permettant de se décentrer de leurs consommations. Ces médecins ont souvent la cinquantaine, ce qui posera un problème à leur départ en retraite.
À l’inverse, les médecins qui ne prescrivent pas de traitements de substitution avancent souvent des éléments de l’ordre du fantasme autour de l’asocialité ou de la dangerosité de ces patients, avec la crainte d’être « envahis ». Plus récemment, une des raisons invoquées dans des secteurs à démographie médicale faible est la surcharge de travail et les Centre de Soins d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA) ne trouvent pas de médecins en ville acceptant de prendre le relais pour les patients, ce qui pose un problème d’accès aux soins.
Les médecins qui refusent ces patients ont souvent peur de se retrouver isolés dans une situation qu’ils jugent complexe et de l’ordre de la pluridisciplinarité, mais ils connaissent mal le dispositif de suivi médicosocial pour les patients usagers de drogues en demande d’accompagnement. On voit là tout l’intérêt de ne pas travailler seul mais en réseau ; nécessité d’ailleurs vraie pour beaucoup de situations complexes en médecine générale. La différence ici est que les médecins refusent de prendre en charge ces patients complexes, alors que pour d’autres pathologies pour lesquels ils ne sont pas plus à l’aise, ils acceptent d’en assurer le suivi. Il y a donc un élément idéologique qui intervient.
Le cadre d’exercice correspond-il à des pratiques et des représentations particulières ?
Un psychiatre travaillant en addictologie a soutenu en 2011 une thèse à Nantes apportant un éclairage intéressant sur ce sujet [2]. Il s’est intéressé à trois groupes : des médecins travaillant en centre d’addictologie, des généralistes adhérents de réseaux toxicomanie et des généralistes tirés au sort ne faisant pas partie des groupes précédents. Sa première hypothèse était que l’appartenance à un réseau de soins ou à un service spécialisé améliorait la connaissance de la pathologie addictive, ainsi que la qualité de la prescription de BHD dans le cadre d’un traitement de maintenance. À partir de cas cliniques, il a étudié les réponses des médecins sur leur prise en charge de patients dans le cadre de la substitution. Les questions portaient sur l’implication du patient dans la gestion du traitement (mise en route, dosage des produits, désir d’arrêter ou de poursuivre...) et s’appuyaient sur les recommandations de la conférence de consensus de la HAS de 2004 Son travail a montré qu’il n’y avait pas de différence significative dans la pertinence de la prise en charge, selon les critères retenus, entre les médecins travaillant dans les centres d’addictologie et les généralistes travaillant en réseau, mais que ces deux groupes étaient beaucoup plus pertinents que les généralistes travaillant de façon isolée. Il montrait aussi que la formation seule n’intervenait pas dans la pertinence des pratiques, car des médecins non adhérents de réseau avaient reçu des formations en addictologie et n’étaient pas pertinents dans leur pratique.
L’absence de différence entre les médecins travaillant en centre d’addictologie ayant eu une formation théorique plus poussée et ceux travaillant en réseau est intéressante à noter : c’est ici essentiellement les allers-retours entre la pratique, le questionnement, les échanges, la formation qui sont formateurs. Le fait de suivre un nombre important de patients avait une influence, mais faible, sur la pertinence de la prise en charge.
La deuxième hypothèse était que la pratique de substitution des médecins était liée à leurs représentations. Il a défini les représentations selon deux axes : le premier allant de la substitution comme traitement individualisé de l’addiction à celui d’outil de santé publique, le deuxième allant d’un prolongement de la dépendance à la correction d’un dysfonctionnement organique.
Les représentations du groupe médecins généralistes montraient des opinions multiples sur les objectifs et l’identité du médicament buprénorphine haut dosage, alors que les médecins travaillant en réseau mettaient en priorité des objectifs individuels.
À partir de ces éclairages et en tant que coordinateur du réseau, comment voyez-vous la formation des professionnels ? Que propose le réseau toxicomanie de la région nantaise ?
Ce réseau pluridisciplinaire regroupe différents types d’intervenants en lien avec les usagers de drogues : structures hospitalières en addictologie, soignants en ambulatoire, intervenants sociaux, lieux d’hébergements de personnes en précarité... Il est issu de professionnels qui ont eu à défendre l’accès aux soins des usagers de drogues lors d’une attaque frontale du directeur de la CPAM de Nantes envers les traitements de substitution en 2004. Les médecins généralistes étaient membres de l’ancien réseau AMANIT [3] (qui a fonctionné dans les années 90).
L’équipe du réseau comporte un coordinateur médical et un coordinateur social à mi-temps, et une secrétaire. Le réseau se centre sur le patient, ses objectifs, son parcours de soin. Depuis sa création, les outils ont évolué. Il propose actuellement des co-entretiens entre un des coordinateurs, l’usager et le professionnel concerné, entretiens de médiation pour évaluer ensemble sur place, la situation et les éléments pour la prise en charge. Il y a aussi des entretiens de concertation qui se font dans le cadre de l’adhésion des usagers au réseau, pour faire le point à un moment donné sur les objectifs de l’usager et de qui peut l’aider. L’équipe du réseau ne se substitue pas aux professionnels, mais elle est toujours à leur disposition pour des échanges autour des questionnements et des problèmes rencontrés, à la fois en réponse individuelle et dans le cadre de groupes d’échanges de pratiques. Enfin, le réseau propose à ses adhérents des formations : entretien motivationnel, mise en route de traitement de substitution, place des bandelettes urinaires de dosage de produits, douleurs du patient usager de drogues, mésusage...
Comment voyez-vous la possibilité d’un relais des actuels prescripteurs ? Quelle intervention, au niveau de la formation initiale par exemple, auprès des internes en médecine générale ?
La formation initiale existe. À Nantes, j’y participe pour une heure trente de cours en 5e année, mais j’ai pu constater auprès d’internes en médecine générale qu’ils ne se souvenaient pas de ce cours. La formation initiale n’a d’impact que reliée à une pratique, et celle des étudiants en médecine est exclusivement (ou presque) hospitalière, alors que ces soins sont ambulatoires.
Beaucoup des médecins généralistes adhérents du réseau sont aussi maîtres de stage, les formations que nous organisons sont ouvertes aux internes. Il faudrait aussi participer aux cours que reçoivent ces internes au département de médecine générale de la fac, à partir de leurs expériences et représentations, mais j’avoue ne pas m’y être impliqué.