Petite histoire de substitution

Entretien avec Michel Nougairède,
professeur de médecine générale à Paris 7, exerçant à Gennevilliers.
Propos recueillis par Martine Lalande

En 1974, à la fin de mes études de médecine, je me suis trouvé obligé de gagner ma vie. Comme je ne connaissais pas assez mon métier, je suis allé faire à Bobigny un diplôme de formation à la médecine générale. Ils m’ont envoyé en stage chez le docteur Deligne à Gennevilliers. Il venait d’un milieu très modeste, avait été instituteur et faisait une psychanalyse. Il était copain avec le psychiatre du CMP, où c’était Gauche Prolétarienne : la femme de ménage, la secrétaire, le médecin, le psychologue, tous avaient la même fonction. Ce médecin était soucieux des gens qui étaient toxicomanes. Ils avaient décidé de les aider, voire de les guérir. C’était l’objectif quand on était à gauche, les autres voulaient réparer les travailleurs, nous les guérir. Après une longue réflexion, il a décidé de donner une substitution aux patients. C’était en 1975, on donnait du Dolosal® injectable aux patients qui nous montraient leur carte de rendez-vous du CMP signée. Comme au catéchisme. Et on discutait pour savoir s’ils comprenaient l’avancée qu’on faisait dans leur inconscient pour essayer de les guérir. On a beaucoup travaillé. Parfois, ils ne paraissaient pas trop toxicomanes. On les mettait en confiance, on les examinait, on leur demandait quels effets cela leur faisait, on repérait s’ils n’avaient pas l’habitude de s’injecter le Dolosal® et on ne délivrait pas. Ce n’était jamais violent. On était contents, ils allaient bien, du moins c’est ce qu’on pensait.
Un jour, le Conseil de l’Ordre nous a appelés à propos d’un patient. Ingénieur revenu de Thaïlande, à Roissy il a vu qu’on ne pouvait pas acheter de produit psychoactif. Je ne sais pas comment il est arrivé chez nous, c’est le seul patient qui a fini par se sevrer. Le Conseil de l’Ordre accusait mon collègue d’avoir délivré cent mille ampoules de Dolosal® à ce patient. J’étais témoin, c’était au tribunal de commerce de Paris. On a attendu deux heures, au froid sous les colonnes. On m’a demandé de lever la main droite et de dire « Je le jure ». C’étaient des collègues, déguisés. Ils m’ont demandé combien cela me rapportait, quel trafic je faisais... Je ne voyais pas le rapport avec ce qu’on avait fait. J’étais prêt à dire n’importe quoi, l’avocat m’a empêché de parler. J’avais bien préparé ce procès, en reprenant les dossiers, les prescriptions, les résultats... Et j’avais vu que, malgré la bonne impression que l’on avait, on n’avait eu peu de succès. On gonflait notre file active, mais peu allaient vraiment mieux, de notre point de vue. Le procès a tourné court, on ne faisait pas ça pour gagner de l’argent, cela nous prenait du temps, et on était avec un psychiatre. La DRASS s’était trompée en multipliant par cent le nombre d’ampoules... il y a eu un non-lieu. Mais cela nous avait donné à réfléchir. On a dit aux patients qu’on était désolés, mais qu’on était obligés d’arrêter.
Quand en 1985, dans mon immeuble, on a commencé à voir des jeunes mourir, on s’est dit qu’il fallait quand même faire quelque chose. Ils mouraient plus que la normale, on s’en est préoccupés. Avec l’épidémie du sida, on s’est dit que l’injection n’était peut-être pas un bon plan. On s’est réunis avec des médecins de santé publique, des médecins de centres de soins, des généralistes, des pharmaciens, tous les mois pendant plus d’un an. On a fait une étude et on s’est organisés pour donner du Moscontin®, avec une prise en charge qui ressemblait tout à fait aux recommandations de 2005.
Que sont devenus les patients d’avant ? Ils se sont organisés autrement. Je ne sais pas s’ils ont continué à aller au CMP. Quand on a commencé à redonner de la substitution, on a revu certains. Ils nous ont donné des nouvelles de ceux qui étaient morts. La différence entre ce qu’on faisait en 1975 et en 1990, c’est qu’on était centrés sur notre idée qu’en parlant à leur tête on allait les guérir, ce qui était une erreur. On ne les a pas guéris, quinze ans après ils sont morts. On ne se préoccupait pas de leurs problèmes somatiques, ce n’était pas une prise en charge de santé globale. On méconnaissait les besoins, les envies et les aspirations de nos patients. C’était magique, on sortait de l’école où nos chefs disaient : « Je fais comme ça, donc tu feras comme ça », on ne réfléchissait pas de manière approfondie...


par michel NOUGAIREDE, Pratiques N°58, juillet 2012

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