Ne pas trop faire parler

Quand on consulte un médecin pour un traitement de substitution ou des problèmes de santé liés à sa consommation de drogues, on ne parle pas forcément de pourquoi on a pris des produits. Et ce d’autant plus que cela fait longtemps.

Entretien avec Jean-François PerdrieauPerdrieau,
médecin généraliste à AGATA, CSAPA [1] à Gennevilliers.
Propos recueillis par Martine Lalande

Pratiques : A vous qui êtes médecin depuis longtemps auprès d’usagers de drogues, les patients parlent-ils de ce à quoi servent les drogues ?
Jean-François Perdrieau : Comment la drogue est venue dans leur vie et quelle place elle y joue, on en parle plus facilement au psychologue, qui pose plus facilement des questions. Au début, j’avais tendance à être prudent en me disant que j’allais réveiller des choses dont je n’allais pas savoir quoi faire. Malgré tout, certains patients en parlent un peu, mais ce sont les « vieux », ceux qui ont une histoire ancienne avec la drogue. Et pas forcément la première fois, plutôt avec le temps. Je vois certains patients toutes les semaines, depuis six à huit ans : à un moment, on manque un peu de sujet de conversation, cela vient on ne sait pas bien pourquoi. Ceux qui vont en parler dès le départ sont plutôt ceux qui ont une consommation ponctuelle et qui viennent, soit parce qu’ils se sont fait serrer par les flics et ont une obligation de soins, soit parce qu’ils ont une inquiétude, ils sont passés aux urgences parce qu’ils ont eu un « bad trip », des palpitations, un accident quelconque avec les psychostimulants. Ils viennent poser des questions sur les risques qu’ils prennent. Mais ils ne sont pas toxicomanes dans le sens historique du terme, ils ne sont pas dépendants. Les anciens en parlent sur un plan plus négatif, ils ne disent pas pourquoi ils en prennent, mais plutôt pourquoi cela devient insupportable. Pendant toutes ces années passées dans les produits, il ne s’est rien passé d’autre. Ils disent cela indirectement. Parfois, ils ont même du mal à se souvenir du moment où ils ont commencé. Cela reste assez flou : j’avais 16, 17 ans, on en parle une autre fois et c’était 18 ans... Je m’en rends compte quand je mets à jour le dossier, je vérifie quel âge j’avais noté pour le début, c’est flou, chez ceux qui ont vingt ans de came derrière eux, ou vingt ans d’alcool. Parfois, ils vont dire qu’ils avaient un copain qui consommait, ou ont un jugement moral : j’étais jeune, j’ai fait une connerie, je me suis laissé entraîner... Ce n’est pas ce qui les a fait consommer en fait.

En parlent-ils plus quand ils sont en traitement de substitution, une autre forme de drogue ?
La substitution n’est pas une drogue, même si certains l’utilisent comme une drogue. Quand on met en route un traitement de substitution, il y a une période un peu difficile, avec un grand vide parce que consommer de la drogue, c’est un travail à plein temps. Rechercher le produit, le préparer, trouver des seringues, trouver l’argent, de façon légale ou illégale, cela prend du temps. Et il faut faire le deuil de ces montées. Certains s’alcoolisent, ou prennent d’autres choses, ou gardent une consommation occasionnelle pour conserver cet effet. Parce que la méthadone, c’est très stable. De cela, ils en parlent facilement en début de traitement. De la frustration de ne pas avoir d’effet. Le fait aussi de ne prendre qu’une seule fois par jour et de tout ce rituel autour de la consommation, qui disparaît. Je pense à une patiente, qui avait raconté à l’infirmière avec qui je travaillais à l’hôpital comment se passait la préparation de son injection, et l’injection elle-même. Cela lui prenait trois heures — elle faisait deux injections par jour — avec tout un rituel où elle s’installait dans la salle de bains, elle préparait son produit... C’était extrêmement compliqué pour elle d’arrêter, car il ne se passait plus rien dans la journée, il y avait six heures à occuper autrement. Le fait de se piquer n’est pas anodin — elle se piquait entre les doigts —, il y a une espèce de jouissance qui monte pendant la préparation. Elle injectait du Skenan®, je ne suis pas sûr vu l’état de ses veines que le produit lui-même avait un effet très important, les trois quarts devaient passer à côté. Je lui ai suggéré de s’injecter de l’eau, mais il aurait fallu qu’elle ne le sache pas. J’ai obtenu un accord de la CPAM pour lui prescrire du sulfate de morphine parce qu’on avait fait deux tentatives avec de la méthadone qui n’avaient pas marché, trois tentatives avec le Subutex® qu’elle avait injecté et le médecin-conseil avait lu les résultats de la conférence de consensus qui disait que pour certains patients, il fallait envisager d’autres traitements. Nous avons été convoqués tous les deux à la Sécu, et la condition était une délivrance quotidienne à la pharmacie, une prescription hebdomadaire par moi et pendant les vacances une prise en charge par ma collègue de l’hôpital. On a travaillé sur l’injection, on l’a hospitalisée pour faire un relais Skenan®/Moscontin®. Pour elle, le Skenan® s’injectait, pas le Moscontin®. Cela a tenu trois ans, puis on a pu s’occuper de son hépatite C. Ce n’est pas anodin d’arrêter une consommation, parfois cela se passe mal. Quand ils cessent d’injecter, certains patients font une décompensation psychiatrique, qui peut aboutir à un suicide. Certains sont morts après un sevrage ou après la mise en route d’un traitement de substitution : l’arrêt de tout ce qu’il y avait autour de la consommation entraîne un mal-être. Prescrire une substitution nécessite d’être vigilant au début. Il faut revoir les gens très souvent, pour savoir comment cela se passe, prendre le temps de les faire parler sans les angoisser.

Est-ce utile de parler de à quoi servent les drogues aux patients pour les soigner ?
Je ne suis pas sûr que ce que peut en dire le patient soit vraiment la cause. On ne se réveille pas un matin en se disant : tiens, je vais prendre de la drogue pour telle raison. Ils arrivent à en dire des choses quand ils sont en psychothérapie, quand ils ont déjà fait un peu de chemin. Ceux qui en prennent depuis longtemps ne savent pas vraiment pourquoi. Ils ont parfois des explications comme n’importe qui : c’est les copains, c’était à la mode, tout le monde en prenait... Il faut arriver à entendre que cela sert à quelque chose, mais en même temps cela sert à ne pas vivre. Au bout de quinze ans, certains débarquent et se disent : je ne suis pas marié je n’ai pas d’enfant pas de travail ; ils regardent autour, les autres ont évolué, mais pas eux. Cela permet qu’il ne se passe rien, probablement pour camoufler quelque chose qui est arrivé avant et a été traumatisant. Il y a des patients qui arrivent à maintenir un travail, une vie de famille, des enfants, mais ce n’est pas la majorité de ceux qui consultent. J’ai le souvenir d’un patient pour qui j’ai passé le relais. J’écrivais à un collègue : « Je vous adresse M. que je suis depuis trois ans ». Le patient avait les larmes aux yeux : il n’avait pas consommé très longtemps et il ne s’était pas rendu compte que cela faisait trois ans qu’il était sous substitution. Faire raconter est peut-être thérapeutique, mais c’est aussi les mettre devant le fait qu’ils consomment des produits et n’ont pas fait grand-chose d’autre. Ils commencent une substitution, ils vont un peu mieux et ils commencent à être convoqués au tribunal pour des histoires anciennes, les impôts les relancent pour des amendes qui traînent depuis dix ans et qui représentent des fortunes, on leur trouve des problèmes de santé, c’est angoissant. Ils commencent à ouvrir leur courrier, ce qu’ils ne faisaient pas avant. Il faut être vigilant quand on commence à faire parler les gens sur leur vie. Chercher dans leur enfance, il faut savoir le faire, cela ne fait pas partie de notre formation. Je me présente aux patients comme médecin généraliste, et cela a un côté rassurant parce que justement je ne vais pas aller leur demander ça. J’ai été très surpris par des patients dont je me disais qu’ils n’iraient jamais voir un psy et qui y sont allés, et ont fait un vrai travail de psychothérapie. D’autres patients ont l’air d’avoir plutôt envie de réfléchir, de comprendre pourquoi ils en sont là, à quoi sert ce produit qu’ils n’arrivent pas à lâcher. Ils vont à deux trois séances et c’est trop difficile pour eux. Ou ils disent : « Je cause avec vous ». Mais on n’écoute pas avec les mêmes outils. Je n’ai pas une formation de psy, on ne parle pas de la même chose. À la première consultation je demande les antécédents médicaux, on parle du père alcoolique ou de la mère dépressive. Parfois ils vont parler d’une histoire d’inceste ou de violence. Et je fais quoi avec ça ? C’est souvent posé de telle façon que surtout on n’en parle plus, c’est dit une fois et on ferme. Je n’ai pas envie de creuser et ils ne vont jamais chez le psy. On remplace parfois un produit par un autre et ils évoluent tout doucement. Certains, au bout de plusieurs années, ne vont pas bien, mais on tient la route comme ça et on arrive quand même à s’occuper de leur santé.


par Jean-François Perdrieau, Pratiques N°58, juillet 2012

Documents joints


[1Centre de soins spécialisés aux toxicomanes, Centre de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie.


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