Parcours

Au fil des ans, les technocrates ont cherché à uniformiser et transformer la médecine de famille en un exercice marchand normalisé, chiffré et contrôlé…

Sylvie Cognard,
Médecin généraliste

Quand je me suis installée avec mon collègue en 1980, pour exercer la médecine générale dans un quartier défavorisé, c’était avec des idées et des valeurs d’écoute respectueuse et de partage des savoirs, celui que j’avais appris sur les bancs de l’école de la République et celui qu’allaient m’apporter les habitantes et les habitants de la cité. Une population d’un milieu social très différent de celui dans lequel j’avais été élevée, une population issue de milieux culturels qui m’étaient inconnus. Écouter la souffrance et la soulager autant que possible. Les indignations et les révoltes nées de mon parcours hospitalier obligé, une année passée auprès d’un médecin de famille de la vieille école, me faisaient entrevoir que je n’allais pas tout guérir et certainement pas empêcher les gens de mourir. Mon militantisme féministe et politique très à gauche me démarqua rapidement de la corporation majoritaire de mes « chers confrères ». Notre contrat d’association eut quelques difficultés à être entériné par le Conseil de l’Ordre des médecins qui, en outre, regarda ma thèse sur cinq ans d’activités du centre IVG au CHU du plus mauvais œil qui soit. Nous fûmes moqués, parfois même dénigrés.
D’être en quelque sorte au départ mise au ban de la « corporation », mais bien heureusement intégrée dans le groupe des autres médecins contestataires de l’ordre médical établi, me permit de cheminer tranquillement dans les méandres du système de soins. Je développais des acquisitions de savoir, des stratégies de contournement des obstacles à l’accès aux soins de mes patients défavorisés, les aidant autant que je pouvais à retrouver un équilibre dans les malheurs tant médicaux que sociaux qui les touchaient.
Beaucoup de maladies guérissaient toutes seules, sans l’aide de la science médicale. Nombre de mal-être étaient soulagés par une écoute attentive tissant des liens entre les évènements de vie traumatisants et les symptômes amenés ; voire simplement accompagnés par une empathie et une sollicitude bienveillante. Ceci étant, je constatais la croissance exponentielle des maladies professionnelles, de celles dues aux problèmes environnementaux et aux difficultés sociales. Petit à petit, je me rendais compte de l’intrication de la politique et de l’état de santé de cette population qui se dégradait au fil des ans, parallèlement à la dégradation de leur accès aux soins. Certes, il y eut la CMU qui nous apporta pendant quelques années une éclaircie, où j’eus la satisfaction de pouvoir faire mon métier correctement avec les plus précaires. Puis les choses se dégradèrent à nouveau, la progression des inégalités redevint galopante. Pour apporter ce que j’avais toujours voulu apporter, il me fallait augmenter mon temps de travail, mon temps étant de plus en plus capturé par des tâches paperassières. Les demandes bien étayées de reconnaissance de maladie professionnelle, de reconnaissance de handicap, d’invalidité, de maladies de longue durée, étaient désormais quasi systématiquement contestées par la Sécu. Mes prescriptions étaient de plus en plus surveillées, en particulier les arrêts de travail. Insidieusement, mon exercice de la médecine se devait de se conformer à des quotas chiffrés, des référentiels, des recommandations de bonnes pratiques émanant de sources que je ne considérais pas comme fiables, car non-indépendantes des lobbies tant pharmaceutiques qu’agroalimentaires. Insidieusement, on me demandait de repérer les familles à problèmes, puis les individus, les enfants qui pourraient devenir délinquants. Les étrangers en situation irrégulière pouvaient potentiellement être appréhendés dans ma salle d’attente. Tant de combats à mener sur tous ces fronts pour simplement continuer d’exercer de façon hippocratique et en accord avec ma conscience citoyenne et mes valeurs eurent raison au bout de vingt-huit ans de ma patience et de mes forces. Je crois avoir été le médecin que je voulais être pendant toutes ces années, et avoir été sans prétention le médecin que souhaitaient mes patients, au regard du nombre de ceux qui m’ont été fidèles. On s’entendait bien tout simplement. Toutes ces lois stigmatisantes et toutes ces injonctions ont dessiné le médecin que je ne voulais pas être : une marchande de soins inféodée aux diverses industries, une gestionnaire performante, une surveillante, une donneuse de leçons, une contrôleuse, une indicatrice, une empêcheuse de vivre et de mourir comme l’entend le patient par l’usage qu’il fait de lui-même.


par Sylvie Cognard, Pratiques N°60, février 2013

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