Iranien [1] est un film documentaire remarquable. On le doit à la démarche patiente et humaniste de Mehran Tamadon, iranien émigré avec sa famille en France pendant la guerre Iran-Irak au milieu des années 1980. Devenu architecte, il retourne vivre en Iran en 2001 et découvre avec intérêt les réalités des Iraniens sous la République Islamique. Mû par son envie inlassable de « tisser le fil » existant entre eux et lui, il s’attelle à dialoguer. Et à filmer ce dialogue [2]. Et plus le fossé semblant les séparer est grand, plus il est piqué à « chercher le fil ».
Iranien est une proposition faite à quatre mollahs de vivre en colocation avec lui – athée, laïc, grandi en France – dans sa maison près de Téhéran : les chambres seraient l’espace privé et le salon l’espace public partagé. Ils devraient ensemble discuter comment et avec quelles règles ils fonctionneraient dans cet espace commun. Une réunion diplomatique filmée en somme. Entre les incontournables de vie quotidienne, comme les repas, faisant immanquablement lien, s’intercalent les négociations sur ces règles. Mais il faut voir au-delà des joutes oratoires sur les fondements de ces règles – religieux d’une part, laïcs et démocrates d’autre part. Car il n’est pas question de « gagner » face à des « adversaires » pour M.Tamadon. Les critiques du film se trompent d’objet quand ils sont déçus qu’il reste interdit face à la dialectique des mollahs et leurs arguments. Il est en fait profondément question de la possibilité de l’échange : une possibilité de sortir de la géométrie continuellement conflictuelle qui structure notre pensée moderne.
À la projection débat à laquelle j’ai assisté, Mehran Tamadon a dit : « Je n’étais pas là où ils m’attendaient, dans l’affrontement. Ça les a intrigués, ils sont restés (…) S’il faut qu’ils reculent, moi aussi je dois reculer, et non pas avancer. Si nous reculons, alors il y a quelque chose entre nous, un espace. »
Le film Iranien est un objet inestimable, surtout aujourd’hui. Aussi pour le soin. Finalement, nous soignants, devons faire exister cet espace entre nous et les patients. Quand l’espace existe, quelque chose peut advenir dedans et on peut alors penser « quoi ? ». Mais comment trouver la distance ? Reculer, parfois, mais jusqu’où ? Une scène hallucinante dans le film montre Mehran Tamadon faisant des ablutions rituelles sur insistance de ses colocataires… et finalement la prière ! Jusqu’où nous emmène la volonté de faire lien ? Peut-on être complaisant ? Et avec les patients ? Et quand tout semble nous opposer à certains, quand l’espace entre nous est impensable ou semble impossible, que faire ?
En tant que médecin généraliste, je me sens parfois prise dans cette position d’affrontement en consultation. Je réalise que c’est la forme d’interaction qui s’est imposée à la plupart des patients dans la vie quotidienne : au travail, face aux administrations, en famille, dans les médias etc. Comment désamorcer cette position et clarifier la mienne ? Faut-il le faire radicalement ? Le film montre qu’on peut miser sur ce recul, un mouvement parfois frustrant et méprisé des autres (un mollah accuse d’ailleurs le réalisateur de « fuir comme un poisson visqueux dans l’eau » face à lui). Le recul… et le temps !
Des questions essentielles traversent le film hors du clivage sur le voile, les mœurs conjugales, la laïcité, la musique : le commun est le plus petit dénominateur, alors si nous faisons ensemble, sera-ce uniquement sous cette forme réduite ? Que faire en dehors du dénominateur ? Dans une société, « ensemble » signifie-t-il « la majorité » ? La minorité ne peut-elle que s’exprimer ?
Un projet de cinéma d’un humanisme déroutant que son réalisateur discute chaleureusement avec les spectateurs ; un outil d’une résonance forte pour les soignants.