Guillaume Lachenal, Céline Lefève, Vinh-Kim Nguyen (sous la direction de), « La médecine du tri, histoire, éthique, anthropologie », Cahiers du Centre Georges Canguilhem, n° 6, éd. PUF, juin 2014
Ce Cahier, avec ses quatorze contributions d’auteurs, médecins, professeurs de médecine, philosophes, anthropologues ou chercheurs, montre comment les modalités du tri se déclinent différemment selon les acteurs, les époques, les circonstances et l’environnement. Il offre un regard qui ouvre des pistes d’analyses et de réflexions courageuses, dans la mesure où les circonstances sont évidemment douloureuses.
Le terme de tri reste attaché au nom de Dominique Jean Larrey, chirurgien de Napoléon, où dans ses Mémoires de la chirurgie militaire on lit : « les blessés doivent être pansés sans distinction des grades, en raison de la gravité de leurs plaies et de l’importance des opérations qu’elles exigent ». Le tri est alors réalisé sur les champs de bataille, pour soigner en premier ceux qui peuvent repartir au combat.
Lors de la création et organisation des hôpitaux et hospices parisiens, à la fin du XVIIIe siècle, un « classement de régulation » orientait les diverses pathologies dans des lieux différents, avec comme objectif le critère économique pour un retour rapide au travail.
Depuis, le triage s’effectue sur plusieurs terrains et dans des circonstances différentes. Ainsi celui fait en urgence suite à un accident de la route, par exemple. Avec le développement des pratiques de réanimation, le triage doit estimer au plus juste, selon le temps écoulé depuis l’accident, les moyens disponibles et l’état des victimes, si la réanimation doit être entreprise tout en anticipant sur son résultat. Il s’agit là de la question de la valeur de la survie, vie diminuée ou même « vie nue ».
Toujours en situation d’urgence, la logique veut que ce soit ceux qui ont une chance plus grande de survivre et non ceux trop atteints qu’il faut privilégier, à l’inverse du triage opéré dans l’urgence médicale courante. Cette logique se retrouve dans les situations de conflits. Trois contributions traitent du travail de MSF et exposent de façon précise les écueils que cette organisation rencontre quant à son caractère humanitaire impliquant l’impartialité. Car en plus de l’état de guerre, persistent des situations de violence et de pauvreté. Ce contexte produit des choix difficiles à assumer, où les choix sont lourds de conséquences et où l’émotion et l’angoisse sont permanentes. Des témoignages permettent d’en mesurer l’ampleur.
Pour répondre au mieux à des situations d’urgence, la simulation est devenue une technique offrant aux acteurs de soin et aux décideurs les meilleurs moyens de les gérer. La contribution d’un anthropologue évoque l’exercice simulé à Hong Kong suite au SRAS, qui permet de rendre pensables et tolérables des interactions nouvelles.
L’urgence peut revêtir un autre aspect, celle sociale, comme les SDF. Pour y répondre, ce sont des équipes médico-sociales qui procèdent au triage, effectuant là un travail d’approche individuelle. Les SDF peuvent cumuler plusieurs pathologies et il s’agit d’en évaluer les caractères de dangerosité pour eux-mêmes et pour l’ordre public. La complexité des cas fait que les choix sont mus par des critères médicaux, sociaux ou affectifs et sur des critères culturels, religieux, économiques ou politiques. Ces équipes sont donc confrontées au dilemme du principe d’équité à celui de médical, privilégiant les plus vulnérables dans « une combinaison complexe de différentes logiques ».
Hors situation d’urgence, la médecine générale se trouve confrontée à faire un tri de par l’étendue des cas devant lesquels elle est placée. Pour y répondre, il y a l’orientation vers des spécialistes pour des pathologies trop graves ou la formation à des affections spécifiques. Une contribution présente l’activité de ces généralistes accueillant les toxicomanes, depuis que la prescription de médicaments de substitution leur a été possible. Ces médecins ont le souci de varier leur patientèle pour ne pas être considérés comme uniques prescripteurs de produits de substitution ou pourvoyeur d’un trafic, tout en reconnaissant la charge plus lourde que représentent ces malades. Un tri s’opère parmi cette population pour des raisons d’ordre comportemental. Ce qui pose le problème de ces prescriptions dans le cadre de la médecine généraliste.
Un autre aspect de la demande de soins est celui des bénéficiaires de la CMU, personnes françaises et étrangères en situation régulière, mais dont les revenus sont faibles et de l’AME (Aide Médicale d’État), personnes étrangères en situation irrégulière, où l’accès aux soins est gratuit. Or dans un contexte financier contraint, certains médecins sont réduits à évaluer leurs patients non avec des critères médicaux, mais avec des critères administratifs, en contradiction avec leurs convictions.
Dans un autre registre, une contribution fait état du triage opéré dans un hôpital de Pretoria traitant de l’infertilité. Suite à la politique de l’apartheid, ce sont les femmes noires qui sont les plus exposées à ce problème. Mal soignées auparavant pour des raisons raciales, elles le sont aujourd’hui pour des raisons économiques. Ce tri prend des formes sournoises comme des difficultés à avoir un rendez-vous, ou l’évaluation de la capacité à élever un enfant ou à la solidité du couple ou la capacité financière, critère déterminant pour bénéficier d’une PMA. Tous ces « critères reconduisent finalement l’illégitimité des femmes noires et pauvres à procréer, une illégitimité qui renvoie aux politiques reproductives de l’apartheid ».
Conjointement au soin, il y a la recherche, avec la mise en place des protocoles d’essais thérapeutiques. Une contribution apporte un éclairage étonnant sur l’accès des patients aux essais précoces en cancérologie. On y voit la difficulté à cet accès tant les inégalités subsistent, situation oscillant entre « une sélection plus juste des patients tantôt vers un accès plus juste ». Par ailleurs, le rôle des patients, actuellement réduits au seul statut de sujets dans ce processus, est à repenser jusqu’à devenir un partenaire à part entière. Ainsi, il ne s’agira plus de sélectionner les patients « mais de distribuer le plus justement possible les essais » avec eux.
Les progrès réalisés dans la chirurgie cardiaque permettent de soigner des patients très âgés et atteints d’une grave pathologie, augmentant les demandes d’intervention. Face au délai d’attente, aux règles de priorité justifiées par l’urgence et un contexte de ressources limitées, une grande variabilité des décisions d’exclusion subsiste. Les listes d’attente, établies selon des critères médicaux, ont aussi des critères comme l’âge, le sexe, le tabagisme ou l’obésité et même des facteurs comportementaux, un caractère combatif étant considéré comme un facteur positif de guérison. Cette contribution propose qu’une délibération entre tous les acteurs puisse « permettre un accord sur les ‘bonnes’ raisons justifiant les choix, au niveau individuel comme institutionnel ».
La dernière contribution offre une réflexion sur les personnes victimes d’un AVC. Première cause de handicap et deuxième cause de mortalité dans le monde, avec en France 150 000 cas et 40 000 décès par an, cette pathologie est un véritable enjeu de santé publique. Ont été mises en place des unités spécialisées dites UNV (unités neurovasculaires) réduisant ainsi « d’un quart la mortalité et d’un tiers le risque de décès ». Ces UNV doivent assurer la prise en charge sans discrimination d’âge, de nature ou de gravité. Face à l’augmentation du nombre de patients et du nombre limité de lits, une stratégie de triage est incontournable. Avec le pronostic, principal critère médical de triage, interviennent d’autres éléments comme les habitudes médicales des hôpitaux, la disponibilité des lits en réanimation et des médecins. En dépit de la règle que l’accès au soin doit être indépendant des ressources financières du patient, on peut craindre qu’« à l’ère de la tarification à l’activité (…) il est possible que les critères de choix puissent être plus ou moins dictés par des motifs économiques, conduisant à ‘choisir’ les patients les plus ‘rentables’ ».
Ces différentes circonstances de triage ne peuvent éviter la dimension subjective de la part des soignants. Pourtant, le tri est indispensable pour aboutir à un résultat satisfaisant au titre de la pratique médicale. Il porte « la promesse d’une décision médicale rationnelle et égalitaire, affranchie des déterminations sociales de la valeur différentielle des vies, en commençant par les hiérarchies de race et de classe ». Il doit « être vu comme un opérateur épistémologique et comme une mise en question éthique de la médecine contemporaine ».
Le tri est traversé par une tension entre utilitarisme – où il s’agit de soigner le plus grand nombre – et égalitariste – où il s’agit de soigner de façon équitable. Il possède en lui « l’anticipation des résultats futurs et se trouve pris dans des boucles de rétroaction, où l’évaluation des opérations de tri passées nourrit les critères et les seuils des triages en cours ».
Ces exemples permettent de poser une réflexion sociologique, historique et philosophique du tri, offrant une approche critique de sa pratique en médecine avec trois pistes de réflexion : celle où « le tri ‘juste’ est irréalisable », celle où le tri « reflète une tension épistémologique fondamentale de la médecine moderne » et enfin celle qui « interroge la production sociale, politique ou économique de la rareté qui justifie le besoin de trier ».
En conclusion, comme le soulignent fort judicieusement les trois auteurs sous la responsabilité desquels cet ouvrage est réalisé, la médecine du tri s’apparente à un oxymore : une routine d’exception.
Marthe Tournou