Les veilleurs de soirée

Une approche en prévention qui, à Nantes, fait consensus face à l’hyperalcoolisation des jeunes.

Daniel Coutant,
médecin généraliste

Par une belle soirée de mai 2009, j’accompagne Emmanuelle et Maïwen, chacun vêtu de l’anorak des Veilleurs de Soirée (VdS), avec un sac contenant les objets à remettre et un badge bien visible... En mon for intérieur, je me dis que je suis de la génération des parents des jeunes que l’on va rencontrer !
Première étape, place Graslin, avec un groupe de six élèves de terminale et étudiants. Je suis surpris par l’excellent accueil qui nous est fait, après les présentations et les raisons de notre venue. Tout naturellement le groupe se scinde en deux autour de chaque veilleuse. Autre surprise, la facilité avec laquelle les jeunes parlent d’eux, en l’occurrence du coma éthylique d’un des garçons. Il n’y a ni bravoure, ni fanfaronnade, ni honte non plus, mais un échange autour du vécu de l’intéressé et de ses copains. Ces jeunes gens connaissent les équivalences d’alcool selon les verres, dorment sur place en cas d’alcoolisation et la jeune fille impose même un alcootest au chauffeur avant de se faire raccompagner ! J’ai pu apprécier tout le professionnalisme des veilleuses. Elles ne déclinent pas d’emblée les risques encourus, mais demandent aux intéressés le ressenti qu’ils ont pu avoir en ayant bu, posent la question de l’alcoolisation résiduelle après une nuit, puis évoquent les risques de rapports non protégés, ou même de viol des jeunes filles saoules... Je ne peux m’empêcher de faire un certain parallèle avec le contenu de la consultation d’un médecin généraliste. Les objets proposés sont bien acceptés (réglette d’alcoolémie, plaquette sur l’hyperalcoolisation, préservatif) ; le maniement de la réglette vient consolider tout ce qui a été dit auparavant sur les quantités absorbées.
Deuxième rencontre, place Royale, avec des jeunes filles de 17-18 ans. Là encore, les risques d’une alcoolisation sont connus, le taux d’alcoolémie à ne pas dépasser pour conduire aussi. Il n’y a pas de prise d’alcool, les sorties sont contrôlées, le groupe de camarades est homogène, pourtant l’attention des VdS est là même qu’avec le groupe précédent. Le troisième rendez-vous improvisé se tient sur la pelouse, en face du CHU, avec des gens plus âgés, rassemblés autour d’un pack de bière. Dans une atmosphère détendue, c’est l’occasion de rappeler la loi (pas de consommation sur la voie publique). Le garçon travaille comme maçon. Il nous explique comment, dans son entreprise, l’alcool est prohibé et que, contrairement aux idées reçues, cette contrainte n’en est pas une au regard des règles de sécurité pour soi et pour les autres. Là encore, plutôt que d’avoir à conduire en ayant bu, le couchage sur place, les soirs de fête est la règle. Enfin, il y a une discussion à propos d’un clip télé jugé moralisateur (sur les risques de rapports sexuels en état d’ivresse). Peut-être parce que je me sentais plus à l’aise avec ce couple, j’ai participé à la discussion. Le temps de détente, vers minuit, en dégustant une crêpe, au « PC crêperie » habituel, donne l’occasion de discuter avec un client buvant un verre de whisky. Il fait, avec une certaine fierté, l’inventaire de ce qu’il a bu depuis le dîner, l’échange est limité, mais la question de l’alcoolisation est abordée avec réalisme sans moralisation ni complaisance... La commande d’un autre whisky se solde par un refus du patron du lieu.

Pour la dernière partie de la soirée, direction l’île de Nantes, autour du Hangar à bananes, lieu rassembleur pour beaucoup de jeunes gens. Le contexte est différent, il y a beaucoup de monde, l’ambiance est moins à la discussion qu’avant. Le temps pour un groupe de mûrir le choix de sa discothèque, il y a un échange autour de la réglette de dosage d’alcoolémie et sur les préservatifs distribués. Peu de questions sont abordées par rapport aux rencontres précédentes, les VdS s’adaptent au terrain. Les jeunes nous saluent en remerciant ; la prochaine fois, la discussion ira peut-être plus loin.
Ultime rencontre, en face d’une autre discothèque. La bouteille de vin circule entre les protagonistes, un étudiant mexicain, deux étudiantes italiennes et un jeune ingénieur français. L’ambiance est toujours aussi sympathique, mais il n’y a pas d’accroche réelle. Apporter sa bouteille de vin coûte moins cher que la consommation à l’intérieur de la discothèque, utiliser les transports en commun de nuit évite de conduire ou de se faire reconduire en état d’ébriété... l’échange s’en tient là. Peut-être aussi qu’à trois heures du matin, la fatigue se fait sentir chez les VdS ?

Le projet « Veilleurs de Soirée »
Confrontés à l’alcoolisation massive des jeunes, plusieurs « institutionnels » (Mairie de Nantes, Préfecture, associations), et surtout des personnes motivées et imaginatives au sein de ces institutions, ont conçu en 2008 le projet « Veilleurs de Soirée » [1]. Face à un problème de santé publique de plus en plus préoccupant [2], avec le décès de deux jeunes aux abords d’un lieu festif, tous ces acteurs ont conscience qu’entre le « il n’y a qu’à... » et le « il n’y a rien à faire », on n’est peut-être pas complètement démunis ! Pour cela, on va faire confiance aux jeunes, des acteurs de prévention s’investissant auprès de leurs pairs, des jeunes pas forcément hermétiques à une réflexion sur leurs habitudes et leurs comportements, pour parler, à travers leur gestion de la fête, de prévention et surtout de réduction des risques.
Une équipe constituée de deux professionnels [3] et de bénévoles va à la rencontre des jeunes sur l’espace public tous les jeudis, vendredis et samedis de 21 heures à 3 heures du matin. Les VdS proposent aux groupes de jeunes un moment d’échange autour de leur gestion de la soirée, occasion de prendre du recul vis-à-vis de la consommation d’alcool (ou autre produit), sans négliger ce qui peut valoriser le jeune ou le groupe. Pour ceux qui le souhaitent, du matériel est à disposition : éthylotests, préservatifs, mais aussi informations sur les horaires du bus de nuit ou tout simplement bouteilles d’eau (pour prévenir la déshydratation) ou couverture de survie pour résister au froid, dans des cas critiques, dans l’attente des secours.
En quatre ans (2008-2011), les VdS ont rencontré 10 034 jeunes au cours de 390 sorties. De mars à décembre 2011, 2 518 jeunes ont eu affaire aux VdS (65 % de garçons, 35 % de filles). La durée des échanges se situe entre dix et trente minutes. Deux faits intéressants à noter : 12,6 % des jeunes rencontrés ont déjà été vus et 32,6 % des jeunes sont venus d’eux-mêmes à la rencontre des VdS.

Une démarche qui offre un cadre de médiation, mais sans faire des VdS des médiateurs...
L’équipe assure une régulation et une médiation adaptée au milieu festif avec une approche rassurante, sécurisante. L’action des VdS s’appuie sur un travail en réseau avec tous les acteurs de la nuit (bars, discothèques, agents de sécurité, police, pompiers, brigade nocturne...), mais aussi les structures concernées par la problématique « alcoolisation des jeunes » (Université, bureau des étudiants, Éducation nationale, professionnels de santé, ARS, CHU, CSAPA [4], organisateurs de soirée, ville de Nantes...). Son rôle n’est pas de servir d’interface dans les situations conflictuelles. C’est au directeur de la discothèque de gérer les incidents qui dépendent de sa fréquentation et c’est à la municipalité de rappeler les responsabilités de chaque acteur, pas de confusion des rôles !

Un terrain d’observation et l’acquisition d’une expertise...
Ce travail de terrain, et la réflexion qui en découle, réalisent une veille sanitaire et permettent une analyse sur les pratiques festives des jeunes. Il en résulte aussi une capacité à faire preuve de réactivité pour ajuster le mode d’intervention aux nouvelles pratiques festives telles que les « apéros géants », pour former des relais prévention (bénévoles et futurs professionnels) et pour aider à la création de projets similaires [5].
Ce programme VdS est un bel exemple de politique de prévention et de réduction des risques avec un véritable travail en réseau. Le souci d’informer, d’écouter tous les avis (barman, professionnel de santé, vigile, policier...), de faire appel aux compétences de chacun fait que les VdS font consensus à Nantes. Seul problème, dans le domaine de la santé, l’innovation est souvent assimilée à quelque chose d’expérimental. Le financement reste annuel sans garantie de pérennité malgré l’investissement important de la ville de Nantes et l’appui de la préfecture... mais dans un contexte de désengagement de l’État...


par Daniel Coutant, Pratiques N°58, juillet 2012

Documents joints


[1Ce projet est l’un des volets prévention du plan alcool de la ville de Nantes, mis en place fin 2007.

[2Selon le baromètre santé 2005 de l’ORS, « la région se distingue par une proportion de jeunes pour qui la consommation d’alcool fait partie des habitudes de vie plus élevée qu’au plan national. »

[3Le projet est piloté par l’ANPAA (Association Nationale de Prévention en Alcoologie et Addictologie). Il implique 1 coordinatrice, 2 infirmières et 1 animateur, formés à l’intervention en matière de réduction des risques et une dizaine de bénévoles et 8 volontaires mis à disposition par l’association Unis-cité.

[4Centre de soins spécialisés aux toxicomanes.

[5Le principe a été repris dans d’autres villes : Rennes, Angers... et suscite l’intérêt de villes étrangères.


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