Auteurs : Tatiana Allègre, Diane Bargain, Stéphanie Courcoux, Nadège Ecorcheville, Nolwenn Gérard, Rémi Izoulet, Pauline Keraron, Audrey Ripoche, Virginie Tardivel pour le collectif Hélianthe
20 heures, rituel du soir. Applaudissements aux balcons. Merci. Mais non merci ! La crise actuelle survient après des mouvements de grève alertant sur la mort imminente de notre système de santé. Mais rien ! Des coups et des gaz lacrymogènes. Aujourd’hui, on nous érige en héros. Quel cynisme !
Nous sommes infirmiers spécialistes cliniques (I.S.C) exerçant dans des services hospitaliers variés – urgences, oncologie, gériatrie, douleur, diabétologie, addictologie, psychiatrie, pédopsychiatrie – de différentes régions. Notre collectif Hélianthe a pour objectif de donner de la visibilité aux soins infirmiers et à leur conception en s’appuyant sur les pratiques cliniques quotidiennes et concrètes (voir notre site). Il est né au cours de notre master Sciences cliniques en soins infirmiers de l’Université Versailles Saint-Quentin en Yvelines (U.V.S.Q), initié par Mireille Saint-Etienne qui a toujours défendu une clinique infirmière autonome, éclairée par les sciences humaines.
Nous venons de structures de soins différentes et pourtant nous partageons les mêmes constats. La destruction de l’hôpital public s’accélère, sous l’effet de multiples facteurs conjugués : pénurie de soignants, stratégies managériales agressives ou encore fermeture continue des lits d’hospitalisation depuis une vingtaine d’années, etc.
Le virus gestionnaire avait déjà infecté l’hôpital bien avant l’arrivée de la Covid. Ce sont les choix politiques antérieurs faits pour l’hôpital qui nous ont rendus vulnérables à cette pandémie.
Emmanuel Macron a eu besoin de la Covid pour se rendre compte de la « paupérisation de l’hôpital ». S’en souviendra-t-il demain ? Dans l’urgence, la prime Covid serait versée seulement aux soignants des régions les plus touchées. La machine hospitalière n’a pas seulement tourné grâce à nous, mais également grâce aux métiers de l’ombre qui nous ont permis de travailler. L’hôpital sous-traite de plus en plus à des sociétés privées : lingerie, ménage... Qui accordera une prime à ces métiers précaires souvent assurés par des femmes ? Cela démontre une opération de communication, et non une véritable volonté politique de reconnaissance des acteurs hospitaliers. Le quotidien d’un soignant en unité Covid à Paris n’est pas différent de celui d’une infirmière en hématologie à Toulouse, croyez-nous. Cette dernière est tout autant épuisée, elle souffre tout autant du manque de moyens, du manque de personnel et son salaire n’a jamais été revalorisé. Elle n’a jamais bénéficié d’une caisse réservée aux soignants au supermarché au sortir d’une garde de 12 heures. Nous souhaitons une reconnaissance durable de notre expertise, pas d’une petite récompense ciblée pour nous faire taire et surtout pas de médaille ! Nous partageons le même quotidien. Nous faisons notre métier dans un contexte aggravé de crise. C’est une crise dans une méta crise hospitalière. Nous souhaitons témoigner ici de ce que nous avons vécu.
Qu’a révélé la Covid ?
Définir l’épreuve que nous traversons comme une situation de guerre est obscène. La population française ne voit pas ses maisons détruites par des bombardements. Elle n’est pas soumise à des actes de tortures, elle n’est pas contrainte d’engager des déplacements massifs de population du fait de génocides ethniques, de guerre, de famine ou de sécheresse. La réalité Covid, c’est la réalité de la médecine de crise. C’est le tri des patients. C’est la condamnation de certains qui n’auront pas le droit à une place en réanimation. Ce sont aussi nos aînés que nous avons abandonnés et que nous laissons dépérir. Mais ouvrons les yeux ! Cette réalité existait déjà avant. Face au virage ambulatoire, nous luttons au quotidien pour trouver des lits d’hospitalisation. Chaque hiver, la grippe et la gastro-entérite dépassent nos capacités d’accueil. S’il faut pousser les murs pour une grippe, comment faire face à une pandémie ? Cela n’est pas dû à une guerre. Cela est provoqué par la déconstruction acharnée, réfléchie et programmée de l’hôpital public.
Restez chez vous !
À l’hôpital, les choses se sont organisées très vite. Tout à coup, seule la Covid compte. Faire du vide, trouver des lits, redistribuer le personnel. Alors, en quelques heures, une injonction institutionnelle et gouvernementale nous a contraints d’annuler jusqu’à nouvel ordre toutes les consultations programmées, sans prévoir de report. Certaines sont maintenues mais ne seront pas honorées : les patients ont trop peur de se rendre à l’hôpital. Sortir, c’est se mettre en danger de mort. Ils ignorent cette douleur thoracique présente depuis quelques jours, qui est bien là mais qui ne fait pas si mal que ça. Alors ils banalisent leurs maux, leurs troubles, leurs « boules qui poussent ».
La téléconsultation devient la réponse dans ce chaos général. « Tant que vous êtes conscient et que vous pouvez parler, restez chez vous ! » Bonjour l’angoisse ! Certains trouveront néanmoins un peu plus d’écoute et il leur sera conseillé d’acheter chèrement un saturomètre et un thermomètre, lesquels sont en rupture de stock dans toutes les bonnes pharmacies. Et voilà, comment rendre tout un chacun encore un peu plus responsable de sa santé. Vous voilà seul.
Et maintenant ? Retour de flamme. Les unités se remplissent de situations plus tragiques les unes que les autres… Des patients arrivent en oncologie avec des tumeurs à un stade évolué parce qu’on leur a demandé de rester chez eux. Mais au moins ils auront échappé à la Covid.
Dehors les chroniques !
Les patients atteints de maladies chroniques, ceux-là mêmes qui se doivent de consulter régulièrement leur médecin traitant, ont bien compris le message également. Un peu trop bien. Ils ne doivent pas sortir de chez eux car ils sont en danger ! Alors, ils ont respecté le confinement à la lettre. Et n’ont pas vu leur généraliste : « Vous comprenez, je ne voudrais pas attraper cette saloperie ».
Ceux atteints de diabète ne faisaient plus l’activité physique préconisée. De toute façon, personne ne sortait. L’ambiance anxiogène induite par le traitement médiatique de la crise a eu un effet sur leur volonté et leurs capacités à diversifier et équilibrer leur alimentation. Ils ne voyaient plus personne, ils s’isolaient, ils déprimaient. Ils se sentaient perdus dans cette cacophonie d’experts et leur multitude de discours et recommandations parfois contradictoires.
Même dégradation des soins en service d’addictologie. On a fermé les lits pour les transformer en services dédiés Covid. Un seul mot d’ordre : « faire sortir tous les patients ». Les équipes ont été contraintes d’annoncer à trois patients sur quatre qu’ils devaient quitter l’hôpital. Ces patients étaient principalement des étrangers, qui ne parlaient pas le français ou sans domicile fixe. Comment accepter l’expulsion par l’hôpital public de sa population la plus fragile ?
La polyvalence à marche forcée
Dans le contexte de pandémie, plus de complexe ! Avoir été acteur infirmier de la crise, c’est avoir éprouvé la polyvalence forcée et contrainte. Ce sont des étudiants en médecine qui exercent en tant qu’infirmier quand les étudiants infirmiers assurent le nettoyage des locaux et l’hôtellerie. Ce sont des soignants de psychiatrie, ou infirmières scolaires qui sont « postés » du jour au lendemain et sans explication dans un service de gériatrie, des infirmières de chirurgie cardiaque de pointe envoyées en rééducation, elles-mêmes remplacées par des infirmières de médecine cardiologique dans leur service. Considérer que n’importe quel soignant peut assurer des soins infirmiers de qualité, c’est témoigner d’un mépris pour notre profession et pour la diversité des expériences et des savoirs acquis par les unes et les autres. Mais c’est surtout une perte de chance réelle pour le patient aux conséquences parfois dramatiques. La gestion de crise de la Covid a amené de nombreux professionnels infirmiers à réaliser des actes qu’ils ne maîtrisaient pas ! Sédater un patient âgé en détresse respiratoire asphyxique quand on est infirmier de psychiatrie ne s’improvise pas.
Outre le développement de sentiments insécures et stressants, l’infirmière est alors réduite à un simple outil mécanique du soin. Nous avons atteint les limites extrêmes de la polyvalence. La Covid a mis en lumière ces dérives habituelles qui ignorent les responsabilités de chacun, détruisent le soin mais aussi les soignants. Non, une infirmière n’est pas interchangeable avec sa collègue du service d’à côté. Comment être en accord avec nos valeurs professionnelles dans ces conditions ? Comment allons-nous nous en relever demain ? Combien d’entre nous resteront sur le carreau, fragilisés par la gestion de cette crise ?
Des soignants terrifiés
Les soignants, en proie à l’ambiance sociétale, se sont mis à adopter des comportements irrationnels. Certains mettent systématiquement deux paires de gants, quand d’autres portent un masque chirurgical sous un masque FFP2 ! D’autres encore sont très réticents à dépanner en matériel de protection Covid (masque, surblouse ou gants) un service voisin. Comme si le stockage de matériel était nécessaire devant une apocalypse à venir.
Comme tout le monde, les soignants ont éprouvé une porosité à l’ambiance générale et ont sollicité leurs mécanismes de défenses. Qui accompagne les soignants dans ces moments-là ? Pas les applaudissements ni les médailles. On pourrait penser que tout cela nous a empêchés de travailler ensemble. Mais non. Une réelle solidarité interprofessionnelle s’est mise en place, dans un instant de grâce. Il y aura eu besoin de la Covid pour se rapprocher. Nous en souviendrons-nous demain ?
La crise Covid redonne du sens aux valeurs de notre métier
Passées les premières semaines chaotiques et épuisantes, dans les services de gériatrie, les soignants ont pu retrouver un souffle et l’espoir de pouvoir faire autrement grâce aux nombreux renforts de personnels. Finie la toilette de la personne âgée grabataire réalisée en 15 minutes. Ce patient aura enfin le droit d’aller aux toilettes, au lieu d’être obligé de faire sur lui. Finie l’aide au repas (en mixant plat et dessert ensemble) réalisée en huit minutes par patient, temps nécessaire et maximum calculé par nos administrations. Fini aussi l’abandon des corps agoniques. Nous étions là, avec les malades, jusqu’à leur dernier souffle, souvent en l’absence des familles.
Trop de patients sont morts seuls. Les corps, isolés dans des sacs, sont privés de rites funéraires. Par endroits, les visites sont autorisées aux seuls agonisants. Mais la fin de vie est difficile à prévoir, même pour des cliniciens expérimentés. Quinze minutes maximum, un seul membre de la famille (et oui, il faut choisir qui verra maman en dernier !) et présence obligatoire d’un « soignant » transformé pour l’occasion en surveillant qui doit s’assurer que le proche ne touche strictement rien, et surtout pas le défunt. Une entorse au règlement et la visite s’arrête, vous sortez, on vous avait prévenu ! Aucune place pour les adieux intimes et le recueillement.
Au temps de la Covid, l’usine hôpital était en pause, le sens du soin non rentable n’était plus remis en cause. C’est à regretter le temps de l’épidémie qui était devenu parfois un temps de répit pour nous, soignants. Une usine en pause, c’est bien là le problème car les moteurs ont déjà redémarré.
Conclusion
Cessez d’applaudir et ouvrez les yeux ! La Covid rend visible le métier des soignants tout en dissimulant la précarité généralisée. Le soignant est avant tout un professionnel qualifié et non un héros. Est-ce le statut de héros qui octroie au soignant testé positif à la Covid cinq jours d’arrêt maladie au lieu de quatorze pour le reste de la population ?
Les crises engendrent le changement, mais cela ne présage pas de la qualité du changement. Les soignants ont un rôle central à jouer dans la réinvention de leur lieu d’exercice et d’une offre de soins adaptée au contexte sanitaire. Il est urgent de les écouter ! Cette épidémie pourrait-elle s’accompagner d’un bénéfice ? Le réveil des consciences sur le démantèlement de l’hôpital et la détresse physique et psychique des soignants ?
Le Ségur de la Santé s’est ouvert fin mai 2020 avec pour objectif affiché d’améliorer notre système de santé et de valoriser les carrières. Cessez d’applaudir. Entendez-nous. Et place aux actes.
Remerciements
A Mireille Saint-Etienne, une grande dame de notre profession, qui nous a réunis et qui vient de nous quitter. Son parcours et ses combats pour les infirmières seront toujours une source d’inspiration pour nous.