Lu : La science asservie, Les collusions mortifères entre industriels et chercheurs **

Proposé par Pierre Volovitch

Quatre situations dans lesquelles se combinent, mal, le travail et la santé : le plomb, l’amiante, le nucléaire, la chimie des pesticides et herbicides.
Pour ces quatre situations, Annie Thébaud-Mony nous retrace, de manière riche et très documentée, la même histoire, assez sinistre, en quatre séquences :
— des industriels (ou des politiques) qui veulent utiliser un nouveau savoir (ou une nouvelle technique) ; — un risque pour la santé connu (parfois depuis très longtemps) ;
— un petit groupe de scientifiques (parfois une seule personne !) qui alertent sur le danger ;
— l’« expertise » (financée par les industriels) qui vient écraser la parole non-conforme.
On a des variantes autour de ces quatre situations. Des variantes parce que les conditions historiques de mise en place ne sont pas les mêmes, parce que les acteurs et les rapports de force ne sont pas exactement identiques. Mais on retrouve dans tous les cas les quatre séquences.
À partir de ces quatre situations Annie Thébaud-Mony détaille les différents dispositifs de « l’argumentaire » des industriels.
— Monopoliser le savoir sur le produit et ses dangers, en avançant des raisons de secret militaire (nucléaire) ou tout simplement des secrets de fabrication.
— Mobiliser la phraséologie du « progrès ».
— Construire la « stratégie du doute ». Parce que la sensibilité de chaque individu à un toxique n’est pas identique, jouer sur cette variété pour mettre en cause le rôle du toxique. Parce que ces toxiques ont des effets qui n’apparaissent qu’avec le temps, ne pas mettre en place de suivi des effets. Jouer avec des réalités de travail et de vie dans lesquelles les personnes sont exposées de façons simultanées à de nombreux facteurs de risques. Refuser de construire des outils de connaissance et de suivi et constater que le nombre des cas observés est trop faible...
— Et quand la bataille est perdue parce que les contre preuves s’accumulent, introduire l’idée qu’il y aurait une « dose » en dessous de laquelle il n’y aurait plus de danger...
Et au final constater que « l’argumentaire » des industriels fonctionne : en 1984, un ouvrier avait quatre fois plus de risques de mourir de cancer qu’un cadre supérieur ; en 2008, ce risque est dix fois plus élevé. Mais « l’expertise » commune [1] publiée en 2007 limitait les causes professionnelles de cancer à... 3,7 % des cas.
Dans une seconde partie, Annie Thébaud-Mony présente les éléments pour construire les « contre-pouvoirs scientifiques et luttes citoyennes contre le doute et l’invisibilité ». Elle ne le fait pas de façon abstraite, elle le fait avec toute l’expérience d’une pratique accumulée au côté de Henry Pézerat et d’autres militants. Une pratique qui prend appui sur « la coopération avec les ouvriers, les salariés, les collectifs militants ». Une pratique qui s’intéresse au métier des patients (elle revient sur l’expérience bien connue des lecteurs de Pratiques de l’APCME). Mener une « démarche compréhensive de la réalité étudiée alliant différents types de savoir issus de différentes disciplines scientifiques, mais issus également de l’expérience des personnes concernées ». Prendre en compte la précarité du travail parce que « la précarisation du travail entrave la connaissance et la prévention ».
Pour la richesse des informations qu’il apporte, pour l’analyse qu’il présente des stratégies des industriels, pour les perspectives d’une autre pratique qu’il ouvre, il s’agit d’un livre important.
Un regret. Annie Thébaud-Mony s’est fixé un objectif supplémentaire : expliquer « comment les scientifiques ont été amenés, dans leur majorité, à s‘inscrire dans un processus de confiscation et de corruption de la science au service des intérêts privés de grands groupes industriels ». Projet passionnant (et ambitieux). Dans les faits, la seule « explication » qui nous est fournie est celle de l’argent. Parce que les industriels financent la recherche, parce que les chercheurs ont besoin de financement... L’argent à sans doute un rôle. Je ne suis pas convaincu que ce soit la cause unique de « l’asservissement » de la science.


** Annie Thébaud-Mony, La science asservie, Les collusions mortifères entre industriels et chercheurs, La Découverte, Cahiers libres, octobre 2014, 308 pages.


Pratiques N°69, mai 2015


[1Académie de médecine, académie des sciences, CIRC, INVS, INCa.


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