Lu : Amiante et mensonge : notre perpétuité - Journal de Paul et Virginie *

Présenté par Patrick Dubreil

Aulnay-sous-Bois : le « Bhopal français »,

« On nous a retiré le droit à une vie sereine » commente Virginie Dupeyroux. Quand on parle de l’amiante, il faut d’abord penser aux victimes de ce poison, les travailleurs et les riverains exposés, et se battre contre de nombreux responsables du désastre humain :
-  les criminels industriels « éradicateurs », et leurs outils de lobbying, comme par le passé le funeste comité permanent amiante (CPA), véritable « tentacule de la pieuvre patronale » et de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS),
-  l’État et ses préfets, pseudo-inspecteurs d’usines, ses juges et autres procureurs, complices de ces crimes industriels,
-  « l’indifférence coupable » selon Annie Thébaud-Mony [1] d’un grand nombre de médecins hospitaliers, adeptes d’une médecine de classe,
-  l’incurie des institutions sanitaires, Agences régionales de santé et « Cancer infos service » en tête,
-  parfois un entourage familial ou d’amis « qui ne comprend rien ».
Quand on parle de l’amiante, il faut penser aussi aux autres toxiques dangereux dans les entreprises et l’écosystème en général… Comme le dit l’avocat des victimes François Lafforgue : « Il faut des experts, des archives et du monde sous les fenêtres », s’entend… des tribunaux [2].

Ce livre témoigne du calvaire de familles aulnaysiennes [3] décimées de génération en génération (jusqu’à « treize membres d’une même famille, maghrébine », moururent prématurément de cancers) à cause de la folie cynique de la famille Briot, employeurs du Comptoir des minéraux et matières premières (CMMP).
Adepte d’un capitalisme familial hérité du XIXe siècle, Joëlle Briot, l’actuelle PDG du CMMP, la « vendeuse de cailloux » [4], osa proclamer un jour : « Je ne vois pas comment on peut être contaminé sur le chemin de l’école ». Pour ses bons et loyaux services, elle fut emmenée en Chine en voyage officiel en tant que « grand patron exemplaire » par Nicolas Sarkozy, lors de son mandat de président de la République.
Les grands-parents de Mme Briot créèrent leur société en 1932. L’usine d’Aulnay-sous-Bois, qui leur appartenait, fonctionna de 1938 à 1991. Les ouvriers y broyaient l’amiante, mais travaillaient aussi d’autres matières premières comme le mica (utilisé dans les cosmétiques), le zircon (sable réfractaire contenant de l’uranium et du thorium, radioactifs, pour l’aéronautique) et de l’oxyde de fer. On peut écouter cette « vendeuse de cailloux » continuer à prodiguer ses « bons soins » avec une once de fibre sociale, des trémolos dans la voix, « matières premières » délicatement posées sur le plateau du studio de La Tribune, ici dans une vidéo du 18 mai 2018, qui vaut le détour [5]. Qu’on se rassure, il n’y a pas d’amiante sur la table du studio.

Ce livre raconte cette histoire de France-là, c’est le journal de quinze mois de lutte de Paul, atteint d’un mésothéliome, à « l’écoute de son corps » d’ouvrier carreleur-marbrier-mosaïste, hautement qualifié, qui « se concentre dès lors sur l’essentiel »… jusqu’à son décès par infection nosocomiale à l’âge de 73 ans dans un hôpital de province.
Ce livre raconte les pratiques d’une caste de médecins hospitaliers, de père en fils, qui enfoncera le clou de la maltraitance dans la chair de cette famille : rétention d’informations, malade-objet de protocoles, famille considérée comme « gênante, tenue pour quantité négligeable », quand elle n’est pas culpabilisée (« Vous feriez mieux de vous occuper de votre père au lieu de pleurer », assènera la pneumologue à Virginie, fille unique de Paul), retard dans les traitements, effets secondaires des chimiothérapies non pris en compte, protocoles anciens, avancées de la recherche et soins palliatifs inappliqués, Bref des êtres humains obligés de « faire confiance », mais considérés comme des « citoyens de seconde zone », méprisés et humiliés.
Paul découvrira au fil de son combat contre le cancer que son enfance heureuse a été empoisonnée à Aulnay-sous-Bois où il vécut. Comme tant d’autres, il sera « assigné à pointer à l’hôpital de jour, qui ne désemplit pas, sans avoir commis aucun crime ».

Ce livre est le journal de Virginie. Par l’écriture, par « ses prières, afin de conjurer la peur », elle crie au monde entier sa colère contre « ces médecins-là qui sont des épreuves à eux tout seuls » et les responsables politiques et industriels impunis, elle crie son dégoût de l’espèce humaine. « L’impact psychologique de la compréhension de cet enfer est terrible », confie-t-elle. Comme si ce n’était pas assez de souffrances dans cette « vie de merde », elle découvrira que même son animal de compagnie préféré, élevé dans un chenil où « la toiture de fibrociment amianté s’effritait », mourra des conséquences de l’amiante. Elle est aujourd’hui orpheline de son amour paternel, mais lutte au sein de l’association Henri Pézerat. Ce livre témoigne de ce combat pour la constitution du dossier de reconnaissance du statut de victimes et pour le respect de la dignité humaine.

Dans le vieux pays d’Aulnay, « les légumes des maraîchers étaient recouverts d’une fine couche de poussières gris-blanc… » et « les oiseaux allaient chercher de l’amiante dans l’usine pour réchauffer leurs nids »… « La population a été intoxiquée pendant plus de cinquante ans. La pollution est considérée extrêmement forte à mille cinq cents mètres autour du site. » L’école jouxtait l’usine, « camp de concentration » : quatorze mille enfants y furent écoliers.
C’est une hécatombe qui continuera longtemps encore… même si une dalle de béton de 30 cm recouvre aujourd’hui le terrain de l’usine.
« Matières premières » ? Un euphémisme… L’amiante en France, interdite en 1997 dans le pays, c’est « vingt millions de tonnes, quatre-vingts kilogrammes par tête d’habitant », c’est « cent morts par jour dans le monde ». Pour qui veut comprendre ce drame lié à la faillite de l’élite au pouvoir, les enjeux actuels de la dépollution, l’histoire des lanceurs d’alerte et leurs combats, notamment pour des procès au pénal des employeurs-criminels et la création d’un fonds européen de désamiantage alimenté par eux, ce témoignage très documenté sur le « Bhopal français » [6] s’avère indispensable.

* Virginie Dupeyroux, préface d’Annie Thébaud-Mony, Amiante et mensonge : notre perpétuité - Journal de Paul et Virginie, Vérone éditions, 1er trimestre 2018.


par Patrick Dubreil, Pratiques N°89, mai 2020

Documents joints


[1Présidente de l’association Henri Pézerat, porte-parole de Ban Asbestos (interdire l’amiante) France.

[2Lors des journées des dix ans de l’association Henri Pézerat, Brest, 13-14-15 juin 2019.

[3D’Aulnay-sous-Bois, commune située au nord-est de Paris, dans le département de Seine-Saint-Denis.

[4Qualification « affectueuse » du Courrier Picard, 17 novembre 2013.

[6Bhopal (Inde) : dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984 eut lieu un accident industriel de grande ampleur dans l’usine de pesticides de la ville, gérée par la société américaine Union Carbide, qui causa la mort de milliers de personnes, des blessures de milliers d’autres. Cette catastrophe continue de faire mourir encore aujourd’hui de nombreuses personnes. Le PDG de l’époque, Warren Anderson, fuit et mourut en 2014 en Floride (États-Unis). Il ne fut jamais jugé par la justice indienne (source Wikipédia).


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