Les restrictions médicales

Anne Vastel
Médecin du travail

  1. « Je viens pour me faire enlever mes restrictions médicales. »

Elle est venue aujourd’hui très déterminée à ce rendez-vous qu’elle m’a demandé, elle qui ne me rencontre qu’avec réticence, toujours inquiète de ce qui peut advenir d’un examen médical. Elle ne me laisse pas le temps de la regarder, ni d’évaluer l’état de tension dans lequel elle se trouve toujours. Elle est dans l’impossibilité de se relâcher, même un instant. Elle n’a qu’une seule chose à dire alors elle se lance, elle se jette à l’eau et me dit : « Je suis venue pour me faire enlever mes restrictions.  »

Madame C. travaille depuis vingt ans dans la restauration. Elle n’a jamais eu mal nulle part. Elle est sportive, va à la piscine, fait de la marche. Récemment, suite à son divorce, elle a déménagé. Elle a subitement ressenti des douleurs très fortes d’une épaule. Puis de l’autre. Les douleurs se sont installées, jour et nuit. Les examens ont montré que les tendons de ses épaules étaient usés jusqu’à la corde et que l’un d’entre eux s’était fissuré ; elle a très mal supporté de devoir s’arrêter de travailler. Lorsqu’elle a repris le travail, pas aussi progressivement que je ne l’aurais souhaité, j’ai demandé que certaines tâches lui soient évitées. Elle a accepté bon gré mal gré, a repris la piscine, est allée mieux. Mais entre-temps, plusieurs annonces ont été faites dans son entreprise : ses employeurs veulent mettre un terme à la gestion des restaurants et transférer le personnel des restaurants à un repreneur. L’information n’a pas été donnée clairement, mais elle circule. Les syndicats arpentent les restaurants en proclamant que les premiers jetés dehors seront les malades et les « restrictions médicales ».

Elle est encore sous le coup de l’émotion de tout ce qu’elle a échangé avec ses collègues de galère et sa voix monte dans les aigus pour me convaincre. Elle me dit qu’elle a deux enfants, qu’elle a besoin de travailler, et qu’elle ne veut plus de ces restrictions médicales qui vont lui faire perdre son emploi.

« Je veux me faire enlever mes restrictions ». Elle ne demande pas à être opérée d’un bras ou d’une main mais elle dit « me faire enlever », comme on demanderait à être opéré d’une tumeur, d’une lésion qui pourrait devenir dangereuse, proliférer et menacer la vie. Elle me demande de ne pas voir. De ne pas voir la lésion, d’oublier sa douleur. Et d’ignorer son poste de travail. Il y a dans cette double injonction la très exacte réplique de l’injonction faite par le politique aux médecins du travail : les lois Rebsamen et El Khomri invitent les médecins du travail à réduire au maximum la pratique des consultations et le travail clinique qui permet précisément de voir et d’entendre. Au prétexte que les médecins du travail ne sont pas assez nombreux, on les dispense désormais de recevoir un salarié qui entre dans l’entreprise. Quant à la surveillance médicale renforcée, on nous promet une liste, fixée par décret, des « risques particuliers » qui justifieront une surveillance médicale régulière par le médecin du travail. Les femmes de ménage et les serveuses de la restauration courent-elles des « risques particuliers » ? On ne le sait pas encore !

Les troubles et le squelette
Dans le même temps, des outils fabriqués par quelques universitaires et agréés par le patronat permettent de contourner les constats de la pratique clinique : le terme de « troubles musculo-squelettiques » est si éloigné de la réalité clinique la plus quotidienne qu’on peut se demander pourquoi et comment il suscite une telle adhésion médiatique, sociologique, voire médicale. Sans doute précisément parce qu’il en est éloigné.

Les salariés ne présentent pas de « troubles », mais des lésions, objectivées par des examens radiologiques. Ceci est le premier point. Dans leur énorme majorité, ces lésions sont d’origine professionnelle et mettent en jeu les gestes de travail, leur organisation, leur fréquence, leur répétition. Dans de nombreux cas, les conditions de travail sont directement en cause. La hauteur des plans de travail, la profondeur des dispositifs sur lesquels il faut se pencher, les conditions des efforts de soulèvement dans des espaces trop petits ou rétrécis, les conditions dans lesquelles on se baisse, on s’accroupit, on se penche, voilà ce qui peut faire souffrir le corps et, un jour, empêcher le geste.

Faire mention des « muscles » est également incongru, car ce ne sont pas les muscles, mais les tendons, qui sont le plus souvent siège de ces lésions. Comme le décrit le tableau national des maladies professionnelles qui, à défaut d’être exhaustif, mentionne des éléments cliniques extrêmement précis. Enfin, on ne sait pas ce que le « squelettique » vient faire dans cette histoire. Mais, curieusement, le tendon est précisément ce qui fait la jonction entre le muscle et le squelette. Or le mot tendon est le seul mot absent de cette clinique hasardeuse. Ainsi la seule partie du corps qui est le siège de lésions liées au travail n’est pas nommée. Il est certain que cette terminologie de « troubles musculo-squelettiques » permet d’éviter le terme de maladie professionnelle et de pathologie du travail.

Alors, le jour où un salarié vient lui-même demander qu’on le laisse travailler sans tenir compte de ses blessures, au risque d’une atteinte multiple des membres supérieurs, et qu’on laisse s’aggraver son état de santé au travail, il faut plus que jamais nommer ce que l’on voit, expliquer ce que l’on fait et reconnaître, dans cette demande d’abolition des restrictions médicales qui, comme l’a écrit le ministre du Travail en introduction de son texte de loi, « ralentissent la vie des entreprises, » un retour à l’asservissement des corps et aux lois du servage.


par Anne Vastel, Pratiques N°76, janvier 2017

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