Les repas comme un don

Alain Caillé aborde la mode de la cuisine au regard des paradoxes du don entre partage et compétition. La cuisine serait-elle une réponse au besoin de se retrouver ensemble dans une société parcellisée ?

Alain Caillé
Sociologue et directeur de la revue du MAUSS www.revuedumauss.com

Le fait de manger ensemble, la commensalité, est une expression du don en actes. Pour le Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS), le don est une des expressions les plus communes et les plus profondes du lien social, c’est un des piliers sur lequel reposent notre capacité et notre plaisir à vivre ensemble [1]. La sociologie s’est peu intéressée à l’espace de la cuisine ces dernières années, à l’exception de quelques travaux comme ceux de Jean-Claude Kaufmann qui, dans Casseroles, amour et crises, montre comment la table peut être aussi une scène à travers laquelle de multiples facettes d’une grande intimité peuvent se faire jour. Cependant, l’importance du don dans la cuisine n’est pas assez prise en considération selon moi. Faire à manger chaque jour, pour soi et ses proches, choisir le menu, le réaliser, est une activité quotidienne, parfois fastidieuse, d’une part considérable de la population. Le repas revêt encore en France, par certains aspects, un caractère de rituel, où l’on peut sentir que la table, et ce que l’on y partage, reflète en un sens le fait de faire alliance. On peut se rappeler ici que « partager le pain » est la définition étymologique de « compagnon », que le mot grec « agape » signifie à la fois repas et amour et que maintes sociétés ont célébré leurs dieux par des sacrifices de nourriture.

Chacun pour soi en troupeau
Comment analyser l’hypermédiatisation de la cuisine sur un mode compétitif et de jugement comme le proposent les multiples émissions télévisuelles ?
Que devient cette pratique du don grâce à la préparation et au partage des repas, dans un climat général du chacun pour soi en troupeau, sorte d’égoïsme grégaire ? À l’heure du neomanagement, on peut se demander ce qu’il est en train d’advenir de cet espace de commensalité encore prégnant en France. On pourrait caractériser ce neomanagemet comme l’expression de ce que j’appelle un « totalitarisme à l’envers ». Ou, encore, un « parcellitarisme ». Alors que dans les totalitarismes du XXe siècle, tout individu devait se fondre en entier dans le corps social, le neomanagement exige, lui, que les individus soient atomisés et que ce qui est commun soit parcellisé... En quelque sorte, celui qui ne s’intéressait qu’à lui hier pouvait être considéré comme asocial. Celui qui prête encore de la valeur au bien commun aujourd’hui, ferait preuve d’idéalisme d’un autre temps.

Retrouver de l’épaisseur
Le retour d’une certaine mode de la cuisine peut aussi être le reflet d’un très grand repli sur les valeurs de la famille ou des bandes, dans une société émiettée, parcellisée. On cherche à retrouver de l’épaisseur, manger ensemble est la formule historique de la convivialité. En même temps, cela se fait sous des formes qui reproduisent l’idéologie dominante, celle du benchmarking  : il faut se comparer, évaluer. On retrouve toutes ces nouvelles formes de gestion qui consistent à tuer les rivaux, comme dans cette émission télévisée « Le maillon faible ». À l’université aussi, il faut aujourd’hui sans cesse rédiger des projets pour faire partie de labex, les laboratoires d’excellence, ce qui aboutit à ce que les universités paient des cabinets d’expertise en novlangue pour mener ces projets à bien et dont la question officielle est devenue « qui allez-vous tuer ? ». C’est la guerre de tous contre tous, mais cette forme est insupportable.
Ces valeurs sont à ce point répandues et dominantes que nous baignons dedans à longueur de journée. Nous en sommes imprégnés, à un degré plus ou moins élevé. La question est donc de savoir comment se battre aussi contre cette partie de soi qui adhère et participe à ce qui l’entoure, la conditionne.
Face à cette sorte de mise en boîte dans laquelle nous plonge le neomanagement, la commensalité de la préparation et du partage des repas fait à sa manière office d’espace de résistance silencieuse, au quotidien... Sauf à rebasculer, là aussi, dans la compétition culinaire.


par Alain Caillé, Pratiques N°56, février 2012

Documents joints


[1Cf. l’article où l’auteur développe la notion de don dans la rubrique Idées de ce numéro.


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