Pierre Pariseau-Legault,
Infirmier clinicien et professeur agrégé au département des sciences infirmières de l’Université du Québec en Outaouais (Québec, Canada),
Baptiste Oriez,
Infirmier au DSAVS du Centre de détention de Toul et Coordinateur du Centre ressource pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (CRIAVS) Lorraine - Centre psychothérapique de Nancy (CPN),
Natacha LeBreton,
Infirmière, candidate au doctorat à l’Université Laval (Québec, Canada) et professeure à l’Université de Moncton (Nouveau-Brunswick, Canada).
Les oubliettes représentent des espaces symboliques de l’imaginaire culturel qui sont transcendés par le silence. Elles constituent aussi un traitement particulier destiné aux personnes dont on choisit d’ignorer l’existence. La crise sanitaire actuelle nous rappelle la violence de ce traitement.
Les oubliettes avaient jadis pour fonction d’accueillir en leurs murs les condamnés à l’emprisonnement perpétuel ou, à tout le moins, ceux dont on souhaitait se débarrasser. Avec le temps, cet espace sous-terrain s’est inséré dans le langage familier (par exemple, « jeter aux oubliettes ») afin de désigner ces lieux incertains où l’on place les choses dont on souhaite oublier l’existence. Ces espaces ont pour fonction supplémentaire de nous protéger de ce qui est indésirable, de ce qui provoque un malaise ou de ce qui ne mérite finalement aucune considération particulière. Les oubliettes constituent ainsi, pour les objets, une zone d’inexistence et pour les sujets, une zone de non-citoyenneté.
La crise sans précédent provoquée par la pandémie de Covid-19 aura eu pour effet collatéral de rappeler à l’ensemble de la société civile le large éventail de zones de non-citoyenneté en périphérie duquel s’est organisé le dispositif sanitaire. Ces oubliettes contemporaines, l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ou Ehpad (dans un premier temps), la prison, la rue et le domicile, traversé par la violence familiale, constituent autant d’espaces laissés pour compte. Malgré tout, en France comme au Québec, l’ensemble des directives gouvernementales se sont d’abord intéressées à la vie citoyenne : distanciation sociale, confinement et interdiction de regroupements sont au menu des injonctions édictées par la santé publique et renforcées par l’appareil gouvernemental. Le confinement mis en place, depuis plusieurs semaines dans différents pays, renforce ainsi certaines dynamiques en imposant un enfermement dans l’enfermement. Les initiatives permettant de répondre aux enjeux plus marginaux ont été plutôt rares et se heurtent encore aujourd’hui à de nombreuses difficultés théoriques et pratiques. À la source de ces difficultés se trouve une incapacité chronique à penser la vie collective autrement, notamment à partir de ses espaces marginaux.
Réussir sa quarantaine
Qu’ont en commun la distanciation sociale, le confinement et l’interdiction de regroupements ? Ces directives présupposent un ensemble de conditions socio-économiques sur lesquelles s’appuie le citoyen afin d’agir en conformité avec les directives émises par les autorités sanitaires. Transiter en quelques clics vers le télétravail, cuisiner son pain, documenter le confinement par l’intermédiaire des médias sociaux, lire et apprendre les rudiments d’une langue étrangère ne sont que quelques exemples des rituels que permettent de telles conditions et privilèges. Réussir sa quarantaine n’aura jamais été aussi facile et le principe de responsabilisation citoyenne, précédant et justifiant la coercition en cas d’échec, repose précisément sur cette injonction. La quarantaine constitue ainsi un espace vécu au sein duquel plusieurs forces sociales sont à l’œuvre. Ils ont aussi un effet structurant sur notre rapport collectif à la responsabilisation individuelle et la coercition.
Si la responsabilisation individuelle est le mot d’ordre et si le comportement des récalcitrants est puni, alors la question de l’absence des conditions socio-économiques permettant la mise en œuvre de ces comportements reste entière. Comment se confiner et éviter les regroupements advenant en l’absence de domicile ? Comment maintenir sa santé et prévenir la maladie dans des lieux tels que la prison ou les refuges ?
Afin d’illustrer ces propos, deux cas typiques, la rue et la prison, peuvent être pris en exemple et discutés à partir d’expériences de France et du Québec. À leur manière, ils rappellent le caractère symbolique des oubliettes. D’une part, la rue nous rappelle que les espaces ouverts sont assujettis à différents mécanismes de contrôle et de captation des populations marginales. D’autre part, la prison nous rappelle l’existence fragile des droits humains en ces lieux où le confinement est la norme plutôt que l’exception. Malgré tout, la crise sanitaire actuelle pousse différents acteurs de la société civile à repenser le traitement réservé aux populations habitant ces lieux.
Judiciariser ou soigner ?
Dans certaines villes comme Montréal, on constate que la crise sanitaire associée à la Covid-19 aura eu d’importants effets sur l’accès aux services de proximité pour les personnes en situation d’itinérance, dont les refuges, ainsi que sur leurs sources de revenus traditionnelles. À la baisse drastique du dynamisme de la vie urbaine s’ajoute ainsi une diminution significative du nombre de places disponibles dans les centres de jour et dans les refuges, privant ces personnes de nourriture, de dispositifs sanitaires et de lieux de repos. Un document officiel de la ville de Montréal (2020, p. 2) précise : « [...] actuellement, des personnes sans-abri infectées par la Covid-19 se promènent et errent dans la ville sans aucune possibilité de refuge ni de prise en charge par les milieux hospitaliers et sans égard aux règles de distanciation sociale mises en place ». Il est notamment craint que cette population ne représente un risque important de contamination en raison de la promiscuité de leurs conditions de vie.
Cette situation a encouragé les autorités sanitaires à créer de toute urgence de nouvelles places d’hébergement temporaire. Toutefois, au Québec comme en France, des constats d’infraction sont remis à ces personnes par des policiers, qui peuvent parfois mener à l’incarcération advenant des écarts répétés à ces directives. La judiciarisation de la population itinérante est une mesure jugée inefficace, en plus d’être contre-productive. La pandémie actuelle constitue certainement une situation de crise, mais la judiciarisation des problèmes sociaux constitue une problématique de longue date qui, malgré ses effets délétères bien documentés, tarde encore à être remplacée par des mesures sociales adéquates (Bellot & Sylvestre, 2017).
Ce contexte particulier réaffirme la nature profondément sociale du soin. Bien qu’invisible, la lutte contre la Covid-19 s’étend au-delà des unités d’hospitalisation et de soins intensifs. La rue devient un espace d’extrême précarité où s’amplifient les inégalités sociales préexistantes. Elle exige des soignants qu’ils offrent des soins dans les allées, les parcs, les refuges et les centres d’hébergement (Sekharan, 2015). Elle exige également des soignants qu’ils délaissent leur piédestal, qu’ils valorisent les savoirs expérientiels des personnes affectées par cette précarité extrême et qu’ils leur prêtent main-forte afin de mieux faire face aux défis du quotidien (Robert, 2018). Les approches de proximité, comme de réduction des méfaits, deviennent des outils indispensables afin de mieux répondre aux exigences de la crise.
En temps de pandémie, le soin constitue un ultime rempart. Il déroge des conditions techniques auxquelles on tente bien souvent de le contenir. Il s’intéresse aux conditions de vie des personnes plutôt qu’aux principes abstraits devant guider l’action individuelle, il incite à l’identification d’objectifs concrets et réalisables plutôt qu’à ceux reflétant l’idéal de la quarantaine. Ce soin pallie, accompagne, accepte la différence et tente de maintenir ou réparer les liens d’affiliation sociale. Plus que jamais, il est synonyme de solidarité et d’interdépendance.
La Covid-19 sera-t-elle un incitatif à la « décarcération » ?
Au Québec et au Canada, plusieurs organisations militent en faveur d’une libération de certains prisonniers. La promiscuité des lieux d’enfermement, les restrictions relatives au matériel sanitaire disponible, l’accès aux soins de santé, la densité de population carcérale, le partage des espaces de vie et les différents problèmes de santé physique et mentale qu’elle présente sont au nombre des arguments évoqués afin de mieux protéger les droits des détenus et du personnel carcéral. Les restrictions imposées par les autorités sanitaires et de la sécurité publique auront également privé les détenus de leurs droits de visite et même parfois d’un ensemble d’activités extracurriculaires (groupes de soutien, messes, formations), ce qui contribue à la fragilité du climat pénitentiaire. Le droit à la vie et à la santé est également mis en discours par les détenus et réaffirme la souffrance provoquée par cette situation inusitée (Durand, 2016). En Colombie Britannique, plus de cent professionnels de la santé, dont des médecins et des infirmières, ont également joint leurs voix à ce mouvement en s’appuyant sur la vulnérabilité préexistante de plusieurs détenus et l’impossibilité pour ces derniers de mitiger les risques de contamination par les moyens usuels.
De son côté, la France opère une stratégie de diffusion de consignes « au compte-gouttes » dans sa gestion de cette crise. Le milieu carcéral ne déroge pas à la règle et les mesures évoluent presque au jour le jour. La Covid-19, avant même les mesures de confinement, a fait grandir des peurs et des angoisses majeures, que les détenus doivent vivre coupés de l’extérieur et des autres. L’univers carcéral semble donc avoir atteint son paroxysme, remplissant plus que jamais sa fonction d’exclusion. Les précautions sanitaires alimentent une tension et des inquiétudes importantes chez les détenus et entraînent un sevrage forcé de relations avec l’extérieur, mais aussi de substances psychoactives dont on ne mesure pas encore les conséquences.
Le confinement et ses mesures limitent les échanges, pour le meilleur et pour le pire, indirectement, ce sont les pratiques clandestines au sein des prisons qui n’ont jamais été aussi impactées. Leurs « vertus » entretiennent habituellement l’apaisement et une forme de « paix sociale ». Les détenus relèvent, eux aussi, le défi de la créativité pour permettre le maintien de cette homéostasie. L’Administration pénitentiaire lance, elle aussi, des initiatives, comme la mise à disposition d’écoutants pour les détenus. Elle fait preuve d’innovation et tente de palier les conséquences désastreuses de la période actuelle. Ces initiatives ne sont certainement pas parfaites, elles n’en sont pas moins importantes et ont le mérite d’exister. Puissent ces chrysalides devenir papillons et participer d’une transformation et d’une ouverture future de cette institution. « Heureusement que ça marche » avons-nous pu entendre. En effet, les besoins des détenus sur le plan psychologique et psychiatrique sont importants. Les soignants sont mobilisés à la hauteur de leurs possibilités, avant tout dans un souci profond de ne pas faire courir de risques aux autres. « Le pire serait que ce soit nous qui introduisions le virus en détention ». Ici comme ailleurs, cet ennemi invisible pèse sur chacun et place tout le monde sur un pied d’égalité. Surveillants, soignants et détenus réunis face à un ennemi commun, dans la même galère, image cocasse d’une crise qui redéfinit (toutes) les distances.
Dans un mouvement de « protection », la prison s’est d’abord refermée sur elle-même pour ne pas laisser rentrer le virus, laissant une nouvelle fois une dimension sécuritaire prendre le pas sur des libertés déjà lourdement entravées. Dans certaines provinces canadiennes, le ralentissement des activités judiciaires aurait également contribué à une réduction importante du nombre de nouveaux détenus. Ce mouvement a parallèlement généré, pour certains détenus, les plus proches de leur libération ou ayant été condamnés à de courtes peines, une libération avant l’heure : malades, personnes âgées, parturientes et détenus en fin de sentence sont au nombre des personnes qui pourraient profiter de ces mesures. La problématique est cependant systémique : la « décarcération » exige de réfléchir aux mécanismes d’accueil de ces personnes (logement, nourriture, médicaments et soins de santé) afin d’éviter d’exposer ces derniers aux éléments abordés lors de la section précédente. Le devenir de ces personnes questionne, en effet, à plus d’un titre sur la manière dont notre société les considère. Que devient-on quand on est à la fois un risque pour le dehors et la société, mais également un risque pour le dedans ?
Soigner malgré la contrainte
Dans leurs formes contemporaines, les oubliettes ne sont ni strictement des lieux matériels, ni strictement des lieux imaginaires. Elles constituent autant d’espaces qui, dans le contexte de la crise sanitaire actuelle, sont laissés pour compte. Les premières victimes de la Covid-19 sont avant tout des victimes collatérales, et c’est du devenir des personnes vulnérables sur le plan somatique et surtout psychique dont il est question. Les patients en psychiatrie font partie des grands oubliés de cette crise et les dégâts se feront ressentir sur une période bien plus longue que celle de la Covid-19. Les personnes sans domicile fixe comme les patients incarcérés doivent souvent faire face à la pathologie mentale, aux contraintes imposées par les autorités sanitaires et à l’ensemble des effets de ces deux conditions conjuguées.
Cette situation nous rappelle la nécessité de réfléchir aux valeurs qui animent le soin, particulièrement lorsqu’il est dirigé vers la marge. Le travail de proximité peut ainsi se substituer au travail policier, sinon agir parallèlement à ce dernier, en s’intéressant aux conditions sanitaires pouvant répondre à la précarité socio-économique. Le travail relationnel peut contribuer à la reconstruction du lien de confiance auprès de personnes sujettes à la désaffiliation sociale. Finalement, la pratique soignante peut participer à la transformation de la dynamique carcérale en réaffirmant le droit à la dignité, à la sécurité, à la vie et à la santé des populations détenues. Il faut toutefois attester du fait que le soin tente ici aussi de porter cette lourde cape de super-héros qu’on lui attribue, même si son expression, d’ordinaire déjà limitée, est sans cesse heurtée par les contraintes organisationnelles.
Références
- C. Bellot, M.E. Sylvestre, La judiciarisation de l’itinérance à Montréal : les dérives sécuritaires de la gestion pénale de la pauvreté, Revue générale de droit, 47, 11-44, 2017.
- C. Durand, Construire sa légitimité à énoncer le droit. Étude de doléances de prisonniers, Droit & Société, 2(87), 329-348, 2014.
- Ville de Montréal, Assemblée extraordinaire du conseil d’agglomération, Service de sécurité incendie, dossier 1202021001
- J. Robert, Médecin de rue, Montréal, Québec : XYZ Éditeur, 2018.
- V. Sekharan, The homeless hub : Infographic : Street Nursing in Canada, 2015.