Le peuple grec en désespérance

Georges Zachariou
Ingénieur, militant altermondialiste

        1. Le contrat social, aboutissement de longues luttes, qui protégeait les plus faibles par une socialisation des risques sanitaires, s’effondre, tout particulièrement en Grèce, sous les assauts de l’idéologie néolibérale.

De toute part, des résistances se mettent en place et des mouvements de solidarité citoyenne se développent par la création de dispensaires et pharmacies sous forme de structures communautaires autogérées. Perçue comme une alternative anticapitaliste dangereuse, à quelques mois des élections européennes, le gouvernement grec et l’Union européenne essaient de discréditer cette expérience citoyenne faite de résistance, de création collective et de solidarité concrète.
Voici maintenant dix ans que la tourmente néolibérale mondialisée s’est abattue sur l’Europe, provoquant des bouleversements de tous ordres sur la plupart des pays qui la composent. Les « Institutions » (ex-Troïka) imposent aux gouvernements européens, et plus particulièrement à celui de la Grèce, d’appliquer strictement les mémorandums porteurs d’austérité budgétaire sur l’ensemble des institutions sociales et des privatisations scandaleuses de biens publics. Elles imposent ainsi une paupérisation inédite aux travailleurs grecs et font vivre à ce peuple une catastrophe humanitaire. Son système de santé ne cesse de se déliter. L’accès à des soins de qualité pour tous est de plus en plus limité, 37 % de la population n’a plus de couverture sociale, qui est supprimée après un an de chômage (27 % de la population, 50,9 % chez les moins de 25 ans sont à la recherche d’emplois). De nombreux hôpitaux et services de santé ferment, les déserts médicaux couvrent d’immenses territoires. Les effectifs des personnels de santé ont baissé d’un quart et leur salaire de 50 %. Les gens sont livrés à eux-mêmes. Une part importante de la jeunesse, les plus diplômés, quitte le pays. La Grèce est le seul pays d’Europe où le salaire minimal a baissé depuis 2008, etc.

Sortir le peuple grec de cette précarité mortifère, sans cesse accentuée, est avant tout d’ordre politique, ce qui requiert un temps long, alors que la situation catastrophique du moment appelle à des actions de solidarités devant être menées dans l’urgence. Partant de ce constat, plusieurs dispensaires et pharmacies autogérés se forment sur l’ensemble du territoire. Il y a environ cinquante dispensaires dans tout le pays, dont huit à Athènes. Ils sont tenus par des médecins et personnels de santé, tous bénévoles, certains se spécialisent en psychiatrie (cinq des huit asiles psychiatriques du pays ont fermé alors que, justement, les maladies mentales sont en constante augmentation, à cause du déclassement social et de la crise humanitaire généralisée). Comme les besoins qu’ils sont appelés à couvrir dépassent les moyens dont ils disposent, ils font appel à la solidarité internationale. En 2015, porté par l’immense espoir que suscitait l’élection de Syriza et de son président Tsipras – espoir hélas amèrement déçu –, se créait en France et en Europe un fort mouvement de solidarité citoyen. Depuis plus de quatre ans, les collectifs France/Grèce Santé et européens collectent pour ces structures autogérées : matériel médical, fonds… auprès de la population française et européenne. Tous s’accordent pour dire que cette solidarité d’implication, nécessaire en ces temps de déshérence, ne doit pas se substituer à la solidarité institutionnelle ou se confondre avec elle. La solidarité nationale est garante de notre cohésion sociale. La solidarité ne devrait pas être un « remède réparateur » aux dommages causés par les politiques d’exploitation des plus faibles, prônées par l’idéologie capitaliste, « mais devenir enfin une expression joyeuse d’une éthique réalisée ».
Ces structures tendent à pallier la carence des autorités nationales et consacrent aussi une partie de leurs activités à informer les personnes de leurs droits. Elles font pression dans les médias, écrivent aux ministres ou aux directeurs des hôpitaux pour que des patients soient acceptés dans un hôpital ou pour dénoncer les situations alarmantes auxquelles ils doivent faire face au quotidien. Elles organisent également des manifestations pour revendiquer la gratuité et l’universalité des soins sans exception, ni discrimination. Elles font en sorte que les patients restent debout, qu’ils gardent leur dignité et se mobilisent pour imposer d’autres voies. Chacun est ainsi impliqué dans la lutte, pour une justice sociale généralisée. À Athènes, en 2011, Giorgos Vichas, cardiologue, a créé avec d’autres médecins bénévoles la première clinique gratuite, le centre sanitaire d’Ellenikon [1]. Depuis sa création, il n’a pas cessé de fonctionner et d’offrir des soins gratuits à un nombre de personnes toujours plus grand. Au départ, cette clinique avait été fondée pour aider les migrants exclus du système de santé, puis, avec l’aggravation de la crise, progressivement, la population grecque a commencé aussi à s’y rendre, et pas seulement les plus pauvres, mais aussi une partie de la classe moyenne de plus en plus précarisée. Finalement, tous les dispensaires ont vu croître leur activité de 40 % depuis leur ouverture. Chaque dispensaire, puisqu’autogéré, fonctionne de manière autonome et selon le principe d’horizontalité (tous les participants-travailleurs sont au même niveau, il n’y a pas de supérieur hiérarchique). Comme le déclarait un bénévole : « Depuis cinq ans, nous sommes la preuve vivante d’une communauté qui montre ce dont les gens sont capables quand ils coopèrent à égalité, dans une perspective de résistance, de création collective et de solidarité concrète. » Une commission qui se réunit périodiquement coordonne la répartition des médicaments et l’entraide d’un dispensaire à l’autre. Gérés par environ sept cents bénévoles, des dizaines de milliers de personnes reçoivent des soins dans ces centres.
Ces mouvements citoyens, qui s’auto-organisent via la base, constituent de véritables actes de résistance politique et dénoncent les mesures suicidaires imposées par l’Europe et le Fonds monétaire international (FMI). La question du rôle de l’État est, bien entendu, au centre du débat. Ils s’interrogent sur un meilleur accès aux moyens de subsistance et s’opposent aux politiques unilatérales. Ils proposent une résistance à la crise, sous forme d’économie sociale autogérée (elle a inspiré la mise en place d’une coopérative de journalistes « les Rédacteurs », des épiceries coop à bas prix, de banques du temps – système d’échange de services –, l’occupation et la transformation de l’usine Vio-Me, la reprise et l’autogestion par le personnel de petites entreprises en faillite, des expériences innovantes dans le monde rural etc.). Ces initiatives citoyennes souvent inédites, faisaient l’objet d’études et pouvaient servir d’exemples, pour les autres pays victimes de politiques d’austérité [2].

  1. À quelques mois d’élections capitales – en Europe et en Grèce –, ces mouvements citoyens auto-organisés sont perçus par les « élites » comme dangereux par l’exemple qu’ils représentent.

Jusqu’en 2016-17, les convois internationaux (voitures, fourgonnettes… chargées de matériel médical) étaient toujours reçus avec enthousiasme par les centres médicaux autogérés. Une émulation réciproque entretenait l’espoir. Perçus comme une alternative dangereuse par les autorités gréco-européennes, ces dernières n’ont pas cessé de les combattre, par exemple le centre d’Ellinkon a été harcelé de menaces de fermeture.
À quelque mois d’échéances électorales, Tsipras et la Commission Européenne essaient de redresser l’image désastreuse de la collusion des institutions européennes avec Syriza. Ils tentent de discréditer et vider de tout sens cette expérience citoyenne faite de résistance, de création collective et de solidarité concrète. Tsipras met en place des « mesurettes » susceptibles de briser la dynamique de ces structures autogérées, sans pour autant proposer une politique nationale de la santé. Il crée une sorte de « CMU » [3], soins gratuits pour les plus pauvres et supprime quelques tickets modérateurs. Des fonds européens et ceux venant du gouvernement grec sont proposés aux dispensaires/pharmacies mettant en péril l’idéal autogestionnaire. Ces interventions divisent fortement le mouvement solidaire car certains refusent l’hypocrisie du « pyromane devenant pompier ». La dynamique citoyenne décrite plus haut s’estompe, laissant place à une sorte d’apathie générale. Face à cette situation délétère dans plusieurs dispensaires/pharmacies, les médecins et pharmaciens quittent le mouvement (souvent pour s’expatrier). Les horaires d’ouverture se réduisent fortement, ces structures n’ayant plus qu’un rôle réduit de fournisseurs de médicaments. Les diagnostics sont faits par les médecins d’hôpitaux, mais les patients, les plus pauvres, n’ont pas les moyens d’acheter les médicaments et ils continuent à s’adresser aux pharmacies autogérées. Contraints à quémander pour se soigner, sans pouvoir apporter une contrepartie, comme ils pouvaient le faire auparavant, ils se sentent humiliés, déclassés et tombent dans la désespérance.
Avec une population décroissante (exil économique des sans-emploi, souvent de jeunes diplômés), des services sociaux exsangues (coupes budgétaires), des privatisations (qui en réalité sont des braderies, elles n’ont finalement rapporté que 6,4 milliards d’euros entre 2010 et 2017), la Grèce peut se permettre de présenter un budget primaire excédentaire ! Il se dit que les prescriptions si amères des « médecins » du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque centrale européenne (BCE) et de la Commission européenne (l’ex-Troïka) portent leurs fruits, que les courbes s’inversent, que la Grèce va mieux. La réalité est cependant tout autre : le pays s’enfonce dans le sous-développement, la misère s’étend. La réduction apparente des déficits du budget primaire, c’est-à-dire hors des énormes frais de remboursement de la dette, n’est qu’un leurre.
Elle affiche de légères améliorations sociales par rapport aux niveaux catastrophiques atteints entre 2012-2016. Mais fallait-il passer par ces plans d’austérité mortifère, semant misère, humiliation et désespoir pour ce résultat, somme toute, bien inférieur à ce qu’était la situation sociale et sanitaire en Grèce d’avant 2009 ? Comble de l’ironie, ces petites remontées seront attribuées (à quelques mois des élections européennes et nationales) aux bienfaits des purges amères imposées au peuple grec ! Alors que le fossé de l’inégalité sociale se creuse inexorablement, et que de nombreux témoignages attestent que « l’espoir a quitté le peuple grec » (le peuple, celui qui se lève tôt pour survivre…). Comment pourrait-il en être autrement quand le pays se vide de sa jeunesse ? Les suicides se multiplient. Le peuple perd la confiance qui le liait aux Institutions avec pour conséquence une démocratie moribonde, des libertés individuelles et collectives bafouées. L’autoritarisme ne naît pas de nulle part ! Avec un programme d’austérité qui piétine, les droits sociaux compressés et l’inévitable échec du plan de privatisation, la crise de la dette grecque est le symbole du démantèlement de l’État et de la perte de sa souveraineté en faveur de ses créanciers. Dois-je rappeler encore une fois que la Grèce est un véritable « laboratoire européen » et préfigure ce qui nous attend. Le processus est déjà enclenché dans de nombreux autres pays (France, Italie, Espagne, Portugal…).
En octobre 2018, j’ai fait le trajet Toulouse-Athènes avec deux amis dans une fourgonnette bourrée de matériel médical. Comme pour les fois précédentes, je m’attendais à un accueil enthousiaste porteur d’espoir et d’émulation réciproque. Hélas, il fut tout autre, les actions de sape décrites plus haut avaient atteint leur but, dans la plupart des centres médicaux autogérés, les quelques bénévoles présents affichaient un pessimisme muet, l’espoir avait quitté leurs regards farouches. Je retrouvai cette même ambiance de désespoir parmi la population pauvre des grandes villes, particulièrement à Athènes. Une nouvelle orientation est nécessaire, celle d’un nouveau modèle de développement qui protège la nature et les biens communs, qui réhabilite en un seul tenant la démocratie, les activités productives, les compétences et la dignité de tout un peuple.
Ce peuple, qui fit face à toutes les vicissitudes de l’histoire, capitulerait-il devant une administration impitoyable et insaisissable, qui prône la prééminence des décrets sur l’expression démocratique ? Je ne le crois pas ; c’est dans l’adversité que le grec éternel, tel un Ulysse moderne, surmonte les coups du destin en dansant sur les ruines de ses illusions. « L’homme doit avoir un brin de folie ou alors il n’ose jamais couper la corde et être libre » [4].
C’est aux peuples européens de définir leur destin en évitant toutes les dérives démagogiques.


par Georges Zachariou, Pratiques N°85, avril 2019

Documents joints


[1Ce centre fut menacé de fermeture en 2018 par Syriza/Tsipras, qui durent céder devant l’indignation générale et la pression internationale.

[2En novembre 2015, le Syndicat de la médecine générale (SMG) et l’Union syndicale de la psychiatrie (USP) ont effectué un voyage d’études auprès de ces structures autogérées.

[3Couverture maladie universelle mise en place en France par Lionel Jospin en 1999.

[4Zorba dans le film de M. Cacoyannis.


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