Le crépuscule des idolâtres

J’avais dans un précédent article (« L’ombre du châtiment », Pratiques n° 96), émis l’hypothèse que le contexte sanitaire et social dissimulait les reliques d’une conscience archaïque. Je souhaite à présent déplacer l’axe de mon analyse pour exposer ce qui dans cette situation relève d’une fonction positive également nommée bénéfice secondaire.

Stéphane Magarelli,
Philosophe sauvage

Postulat
Tel qu’il est généralement perçu au premier abord, un problème (ou dysfonctionnement) ne permet rien. Il est un obstacle, une contrainte qui doit, lorsque c’est possible, trouver une solution. Toutefois, lorsqu’il persiste et se transforme en une crise durable, c’est qu’il dispense implicitement une nécessité intrinsèque et utile à l’économie globale d’une situation grâce au maintien dudit problème. Certains dysfonctionnements, malgré les difficultés qu’ils imposent et contrairement à ce que nous croyons habituellement, sont donc utiles et révèlent une fonction positive d’équilibre dite homéostasique. Apposons à présent ces éléments d’analyse systémique à la situation actuelle. Depuis deux ans, une partie du monde tente de trouver la solution à un problème : la propagation d’un virus et ses multiples variants. L’ensemble des mesures sanitaires toujours plus radicales qui n’ont cessé d’être prises, loin de constituer des solutions réellement probantes, ont transformé le problème (sanitaire) en une crise (sociale) durable. Dans cette perspective, la protection inconditionnelle de la vie humaine tant invoquée n’est alors peut-être, plutôt qu’un positionnement éthique solidement fondé, qu’un levier inconscient permettant au problème de s’imposer (dans un premier temps) et à la crise de s’installer (dans un second temps). L’agitation frénétique et les efforts insensés de persuasion du bien-fondé des mesures sanitaires, parce qu’ils n’ont fait que renforcer le problème plutôt que le résoudre, ont posé les bases d’une crise durable dont les bénéfices secondaires contribuèrent à sa stabilité et à sa durée. Mais avant d’articuler plus précisément ma proposition sur la nature des bénéfices secondaires en question, une brève recontextualisation s’impose.

Le sens du désordre
Au mois de mars 2020, le chef de l’État déclarait solennellement la guerre et le confinement qui s’ensuivit – chacun étant cloîtré chez lui – entretint effectivement l’illusion d’un état de siège. Bien que la mise en scène solennelle de cette déclaration appartienne au registre habituel de l’instrumentalisation politique du langage et son extraordinaire pouvoir de persuasion, il s’agissait bien d’une guerre, mais relevant possiblement d’une dimension anthropologique [1] et étymologique peu exploitée. Considérée dans son acception première, une guerre est « un conflit armé entre deux groupes humains organisés » [2] et l’affrontement, justement parce qu’il est armé, génère souvent de nombreuses victimes [3]. Toutefois, l’étymologie du mot guerre héritée du frantique, werra, parce qu’elle signifie également : un trouble ou un désordre, nous renseigne assez bien sur le type de guerre dont il est question ici. En effet, il n’y a trace d’aucun conflit armé dans cette guerre qui appartient davantage, comme le précise l’origine du mot, au registre du trouble et du désordre social qu’à celui du conflit meurtrier. Mais alors, face à quel genre de guerre sommes-nous et quelle peut être, comme je le suppose, la fonction positive d’un tel désordre ? Ne sommes-nous pas face à une guerre intestine dont les enjeux ne sont pas tant la victoire, mais la perte ? Une guerre qui, davantage qu’un appel à la lutte entre deux parties adverses, est une ode au sacrifice des libertés individuelles ? Cette guerre alors ne permettrait-elle pas la mise en place de bénéfices secondaires que Georges Bataille nommait quant à lui : La dépense des énergies excédentaires ? Dans son traité d’économie générale [4], le philosophe pose en ces termes les bases de son hypothèse : « L’organisme vivant (…) reçoit en principe plus d’énergie qu’il n’est nécessaire au maintien de la vie : l’énergie excédante peut être utilisée à la croissance d’un système ; si le système ne peut plus croître, ou si l’excédent ne peut en entier être absorbé dans sa croissance, il faut nécessairement le perdre sans profit, le dépenser, volontiers ou non, glorieusement ou sinon de manière catastrophique. » À partir de ce postulat, il illustre avec des exemples historiques ce qui chez l’homme permet de dilapider ce surplus : sacrifices humains des Aztèques, contemplation illuminée des moines bouddhistes, totalitarisme communiste et guerre armée « dissipent le jeu de la matière vivante en général » [5]. La dépense, la ruine et le sacrifice font donc partie intégrante, selon Bataille, des cycles d’une économie humaine et notre temps pas plus qu’un autre ne peut y échapper. L’homme doit accepter de perdre ce qui, devenu excédentaire, ne peut plus être produit et profiter à la croissance d’un système.

Afin de bien comprendre la nature subtile de l’excédent dont il sera question et que la crise actuelle, dans sa fonction positive [6], permet d’épuiser, il est indispensable de situer, fût-ce très succinctement, l’origine et la nature de ces énergies. La dynamique productive des pays économiquement développés, exponentielle après la deuxième guerre mondiale, a très largement favorisé le développement du secteur tertiaire et une augmentation du temps libre. Ce temps disponible occasionna une offre de loisirs toujours plus abondante permettant aux énergies individuelles de se dépenser. Le loisir, la détente et le plaisir devinrent progressivement les curseurs qualitatifs nouvellement adoptés dans un monde en pleine expansion économique. Toutefois, comme le souligne Bataille : « nous employons [nos] excédents à multiplier des services qui aplanissent la vie, et nous sommes portés à en résorber une partie dans les heures de loisirs. Mais ces dérivatifs ont toujours été insuffisants ». Ainsi, selon moi, l’insuffisance de ces dérivatifs à résorber l’excédent des énergies liées, entre autres, à l’augmentation de temps libre fut le creuset d’une croissance nouvelle que nous nommerons ici : l’individualité protubérante. Les énergies individuelles ne cessant d’augmenter et ne trouvant pas suffisamment à s’épancher par le loisir trouvèrent un moyen de croître dans « la vigueur inouïe de l’affirmation de l’individualité » (Edgar Morin, L’Homme et la mort, Seuil 1970) qui, telle une énergie désirante récemment éclose ayant soif de se développer, a fini par embraser les consciences. Progressivement, les priorités individuelles dévièrent de leur centre de gravité et ce qui appartenait jusqu’alors au domaine intime rogna lentement l’espace social. L’individu animé d’exigences personnelles toujours plus impérieuses partit à la conquête de nouveaux objets de désir et d’épanouissement, qui, toujours plus nombreux, devinrent la mesure d’une vie bonne.

Éthique de l’excès
L’observation des comportements actuels, conséquence de ce déplacement, montre assez distinctement les effets de cette imprégnation profonde d’un sujet débordant l’espace qui jusqu’alors lui était dévolu [7]. Habité par l’impériosité de nouveaux désirs, l’homme s’est découvert des possibilités de réalisation personnelles inédites. L’image de soi, sous l’effet d’un narcissisme accru ne faisant qu’augmenter ces protubérances égotiques, devint le nouveau mètre étalon d’une vie réussie. Aux loisirs d’hier, plus collectifs et plus étroitement identifiés aux catégories sociales, s’imposa un panel d’offres nouvelles permettant à l’individualité protubérante de s’affirmer. L’illusion de possibilités sans limites, considérablement renforcée par une société consumériste (pressée de répondre à ces nouveaux besoins), contribua à cette croissance de l’individu. Ainsi, dans cette économie nouvelle du sujet animé d’un nouvel essor, la prépondérance des particularismes s’est accrue, n’ayant de cesse d’augmenter pour devenir l’objet de besoins et de revendications inédites. Dans cette dynamique productive, les contours de l’homme, semblables à une baudruche, ont enflé, toujours plus avides de se gonfler pour mieux se contempler, séduits du désir d’être pleins. Aveuglé par la croyance en une valeur personnelle qu’il s’auto-attribue par le simple fait qu’il existe, il s’évertue aujourd’hui – sans tout à fait y parvenir – à se réaliser par différents moyens, toujours plus intenses : vie professionnelle surinvestie, culte obsessif de la performance et de la réussite, dépassement de limites tel un défi chaque jour renouvelé, expériences sensationnalistes et clinquantes, conquêtes sexuelles frénétiques, tourisme de consommation autosatisfait, narcissisme des revendications hystérisées, culte de soi aux reflets mensongers et exhibitions en tout genre dont la vulgarité n’est pas toujours exempte, relayée par des réseaux dits sociaux qui, loin d’accroître la socialisation renforcent paradoxalement l’individualisme… Il concentre ses énergies disponibles dans la quête d’un idéal narcissique infini que seule la mort, royalement déniée, peut arrêter. Je suis ! Je veux ! Je pense que ! ne sont-ils pas devenus les impératifs catégoriques avides d’un sujet autoproclamé, amoureux d’une image finalement assez creuse, revendiquant d’être reconnu simplement parce qu’il l’exige ? L’homme absorbé en lui-même, à vouloir ce qui est bon pour lui est devenu la mesure de toute chose [8]. Dans nos sociétés d’abondance [9] où tout est comme en trop, il rêve de croître sans fin et, pris dans les rets d’un rêve inaccessible mais séduisant, il devient excès lui aussi. Dans un monde symboliquement déficitaire, ne permettant plus la dépense collective des esprits fédérés autour d’un même projet ou de valeurs partagées, l’homme contemporain, devenu licencieux à force de se référer à son for intérieur, ses sensations, ses envies, trace seul la trajectoire d’une existence aux repères vacillants. Esseulé, sans critère autre que les siens, il est devenu l’explorateur égaré d’un Eldorado narcissique : « Il n’y a plus d’universel, plus de culturel. L’homme est seul dans l’irrationalité » (Edgar Morin, L’homme et la mort). À trop se regarder, l’homme a fini par perdre la vue, aveuglé par son propre éclat, il erre tel un spectre assoiffé de reconnaissance dans le monde des ombres égoïstes. Devenu l’idolâtre de son reflet, amoureux fanatique des courbes sculptant une effigie à sa propre gloire, l’homme, à force de croître, se heurte aujourd’hui aux limites qui sont les siennes. En rêvant d’excéder ses contours pour s’accroître sans fin, il oublie sa finitude. Amnésique de sa condition d’être mortel, il s’est perdu dans l’idéal productif de formes individuelles aux courbes finalement grossières et capricieuses. Cet excès qui a atteint les limites de sa croissance, et qui doit naturellement trouver à s’épancher, se vider dans la perte, est un trop-plein d’individualité. Ce surplus ne pouvant s’autoproduire sonne alors peut-être l’heure de sa dilapidation. Pour ces raisons, la crise (sociale) que nous traversons, dont l’origine puise sa source dans un problème (sanitaire), a donc pour fonction positive d’épuiser les contours protubérants d’un sujet devenu capricieux et omnipotent et dont l’excédent ne peut plus profiter à sa croissance. Si la guerre armée permettait de gaspiller par destruction et la mort le trop-plein de la production industrielle, peut-être alors que la fonction positive – ou bénéfice secondaire – de cette guerre sanitaire est d’abraser les contours individuels. Cette guerre est une guerre de privation, de restriction et d’usure. Les mesures de repli collectif et de distanciation sociale, l’anonymat de visages masqués, l’aseptisation de l’épiderme et la soumission des corps signent la partition atonale d’un monde où le sujet ne pouvant plus croître doit naturellement s’écrouler, se perdre et s’oublier. L’homme devenu le démiurge d’un Moi autoproclamé qui revendique de se développer sans entrave est donc stoppé par une guerre qui le détourne de lui au profit d’un principe d’intérêt général plus puissant que ses motivations personnelles. Elle impose, par sa morosité, un quotidien d’affliction, sans joie, associé à un climat social très tendu. Les déclarations catastrophistes, litaniques et morbides deviennent comme des coups portés à l’idéal productif de soi. Elles épuisent un trop-plein qui ne trouve plus à se développer. L’obsession de la mort, réintroduite brutalement dans la pensée, la perspective du cadavre dans son lit d’hôpital, asphyxié sous les attaques terribles de la maladie, mobilisent les énergies qui s’épuisent dans la hantise de la décomposition terminale d’un corps rappelé à sa finitude. Le climat de crispation généralisée, l’annonce de variants multiples semblables aux assauts des lignes ennemies, par la peur qu’elles prodiguent, épuisent l’idéal de l’homme plein. Icare aux ailes brûlées, il chute dans les méandres d’une guerre qui signe le terme d’un règne dérisoire. Comme le souligne Bataille : « Seule l’impossibilité de continuer la croissance donne le pas à la dilapidation. » Ainsi l’humanité se dilapide dans une guerre lancée à la maladie qui, tel un croque-mitaine ouvrant les portes d’un placard oublié, épuise les énergies par le cauchemar de la mort ressuscitée. Cette crise est l’expression d’un système social en détresse, contraint de convoquer le désordre dans l’espoir pathétique d’y trouver du sens. Il n’est pas improbable d’imaginer, en cette fin d’épidémie, qu’une victoire sur la maladie soit déclarée, scandée comme un slogan sonnant la victoire mondiale d’une humanité triomphante. Aussi, cette victoire ne constituera pas tant la fin d’une période que le début d’une autre. Ce virus, riche d’enseignement, parce qu’il a montré avec quelle promptitude l’angoisse de la mort est mobilisatrice, augure peut-être d’une nouvelle ère. Sans doute, il y aura d’autres guerres, parce qu’il y aura d’autres pandémies. Davantage que les vaccins, l’obéissance docile des foules sacrifiant leurs désirs particuliers au profit de l’intérêt général est peut-être la nouvelle arme de cette guerre de domination. Contraindre les corps est le vieux fantasme du pouvoir dont les forces vives et désirantes sont celles du contrôle. Émoussés depuis bientôt deux ans, les contours du sujet s’épuisent dans la nuit, au profit d’archaïsmes psychiques collectifs et irrationnels. L’individualité protubérante ne pouvant plus croître, s’épuise au profit une guerre puisant sa source dans les ténèbres de la pensée. Ainsi, la liberté se trouverait moins dans les lumières éclairées d’un sujet autonome sorti de sa caverne que dans la nuit d’une pensée morte sur laquelle l’humanité piétinerait en dansant la dépouille sacrifiée.


par Stéphane Magarelli, Pratiques N°97, juin 2022

Documents joints


[1Le terme doit être entendu ici dans son sens premier comme « la connaissance de l’Homme en général » (Christian Godin, Dictionnaire de philosophie, Fayard, 2005.)

[2Christian Godin, Dictionnaire de philosophie, Fayard, 2005.

[3Contrairement à la guerre, un malade n’est pas, à proprement parler la victime d’une maladie. Précisons toutefois que les mentalités actuelles, doloristes et très victimaires, sont en train de faire basculer le sens de ce mot. Chacun aujourd’hui est la victime de quelque chose ou de quelqu’un, contribuant ainsi à ériger les termes d’une tragédie personnelle dont la quête permet l’érection chimérique d’un mythe à sa propre gloire.

[4Georges Bataille, La part maudite, Éditions de minuit, 1949.

[5Ibid.

[6Précisons ici que Bataille, à aucun moment, n’évoque les notions de fonction positive ou de bénéfices secondaires. C’est nous qui faisons un rapprochement entre sa théorie économique et ces deux notions qui appartiennent davantage à l’analyse systémique. Nous opérons ce rapprochement car l’analyse systémique elle aussi s’efforce de décoder les strates qui permettent de bien comprendre l’économie interne de certaines organisations.

[7La question de la naissance de l’hyper individualité moderne doit, pour être bien comprise, s’accompagner d’une lecture historique plus vaste que notre article ne le permet. L’une de ses sources fécondes est à chercher, en partie au moins, dans la philosophie émancipatrice du sujet pensant et autonome qui est celle des Lumières. On en trouve une illustration chez le plus sulfureux d’entre-eux, véritable précurseur d’un individualisme forcené, le marquis de Sade, pour qui la licence des désirs particuliers est une ode à la nature et à la liberté individuelle.

[8Voir à ce sujet le dialogue de Platon, Protagoras, qui pose le problème – toujours actuel – du relativisme moral.

[9L’offre dépasse à ce point la demande que la destruction massive de denrées alimentaires symbolise et incarne une certaine indécence sociale. Il ne s’agit pas toutefois ici de dépense improductive dans le sens où l’entendait Bataille, mais plutôt d’un système économique permettant un rendement productif accru grâce au gaspillage et à la destruction.


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