Marie Kayser, médecin généraliste
Le réseau SIC ou Système d’Information Concret facilite le repérage, la prise en charge et la prévention des maladies liées au travail sur un territoire donné. À quand la généralisation de cette démarche de santé publique ?
L’Association pour la Prise en Charge des Maladies Eliminables (APCME) [1] de la région industrielle du pourtour de l’Étang de Berre et du golfe de Fos sur Mer a, depuis sa création en 2001, une démarche particulièrement intéressante [2]. Elle a initié un travail en réseau pour aider les généralistes à être acteurs dans la prise en charge de ce qu’elle a nommé les « maladies éliminables : maladies directement dues à l’environnement construit par l’homme sur le bassin de vie et de travail des patients… Maladies qui se distinguent par le fait que leurs causes, c’est-à-dire les éléments nocifs de l’environnement construit (et de l’organisation qui y correspond), peuvent toujours être éradiquées. Leur prévention est donc toujours possible, immédiatement ou graduellement » [3].
Elle est partie d’un double constat :
- Sous-estimation du rôle des conditions de travail dans les atteintes à la santé aboutissant à une sous-déclaration et sous-reconnaissance des maladies professionnelles (cf. encadré 1).
- Sous-utilisation et absence de circulation de l’ensemble de données accumulées dans les diverses administrations ayant à traiter des pathologies professionnelles ne permettant que rarement d’assainir les postes de travail concernés, laissant ainsi perdurer les conditions d’atteintes à la santé (cf. encadré 2).
L’APCME a donc mis en place un outil pour permettre ce travail en réseau : le SIC ou Système d’Information Concret, dont la dernière version 3.0 date d’octobre 2014.
Qu’est-ce que le SIC ?
Le SIC a été mis au point il y a une vingtaine d’années par Ivar Oddone [4] pour le repérage des risques professionnels dans le cadre de l’activité des médecins généralistes. Voici la présentation qu’en a faite Marc Andéol, maître d’œuvre de sa mise en place, au cours de la réunion d’octobre 2014 regroupant les différents acteurs du SIC : « Le SIC n’est pas qu’un logiciel. C’est un réseau, une organisation informelle qui voudrait relier et intégrer, du point de vue de la connaissance de la situation locale et de l’action pour son amélioration, les groupes que l’on retrouve aujourd’hui autour de cette table : les médecins généralistes, les travailleurs atteints, les inspecteurs du travail, les représentants du personnel aux CHSCT, les élus du territoire ».
Au-delà du repérage, de la prise en charge et de la reconnaissance des pathologies individuelles imputables au travail, il s’agit de pointer les postes de travail à risque pour engager une action d’assainissement de ceux-ci pour éviter la production de maladies de façon récurrente.
Le logiciel SIC est l’outil qui permet cette démarche, il comporte plusieurs onglets :
- « Où se situe le risque » donne accès à une carte de la zone du golfe de Fos et de l’Étang de Berre où sont localisés tous les postes de travail ou « unité d’exposition au risque » (quatre-cent-cinq postes) qu’ont touché les salariés pour lesquels une maladie professionnelle (MP) a été reconnue : c’est le « cadastre des risques avérés ».
- « Avec quelles maladies » fait la liste des MP en lien avec ces postes
- « Qui a touché le risque : la galerie des cas » recense tous les cas correspondants à des pathologies pour lesquelles il y a un soupçon d’origine professionnelle, qu’elles aient ou non été déclarées en MP.
- Le « tableau de bord » ou tableau des risques prioritaires : certaines maladies ont été choisies en fonction de leur gravité ou de leur fréquence (allergopathie, asbestose, BPCO, cancer, silicose et surdité). Pour chacune d’entre elles, ce tableau indique le nombre de personnes exposées connues, celui de maladies déclarées et reconnues, les postes de travail connus, actifs, ceux où une enquête du CHSCT a eu lieu, là où le risque a été réduit et là où il a été éliminé.
Le réseau SIC
Il est basé sur quatre acteurs : le binôme médecin généraliste-patient travailleur, le centre SIC et les Centre d’Hygiène Sécurité et Conditions de Travail (CHSCT), les experts, les organismes chargés de la santé au travail
Le binôme médecin généraliste-patient travailleur est le point de départ de la démarche en réseau.
Le médecin généraliste doit être formé au soupçon systématique et se poser toujours la question : les symptômes présentés par le patient sont-ils susceptibles d’être d’origine professionnelle ?
Le patient travailleur : il a la connaissance vécue de ses postes de travail, en situation réelle (contraintes de temps, de chaleur, de stress, d’effort physique, de relation avec les autres…).
En consultant sur le logiciel le « cadastre des risques avérés », le patient repère s’il a travaillé sur un des postes indexés ; le médecin, grâce à un accès codé, consulte les fiches relatives à ce poste et peut savoir si des MP ont été déclarées pour d’autres travailleurs ayant touché aux mêmes postes, de même il peut savoir si d’autres cas ont été signalés dans la « galerie des cas ». Il pourra ainsi documenter beaucoup plus facilement l’origine professionnelle des symptômes présentés par le patient, ce qui facilitera la reconnaissance en MP et enclenchera une enquête sur le poste.
À la suite de la consultation médicale, une fiche sera remplie par le médecin pour l’histoire de la maladie et par le patient pour le recensement du travail réel effectué dans les différents postes occupés dans son parcours de travailleur.
Pour remplir la fiche des postes de travail, le travailleur pourra se faire aider par le deuxième acteur du réseau : le centre SIC de Port de Bouc (Étang de Berre) qui est responsable de la connaissance des postes de travail, et en particulier de la récupération de toutes les informations présentes « dans la tête » de la personne. Il prolonge l’interrogatoire du médecin afin d’enregistrer le parcours professionnel du patient, de localiser et de décrire les postes de travail. Les délégués de CHSCT participent de plus en plus à ce centre. C’est le centre SIC qui gère la base de données et enrichit le tableau de bord.
Le troisième groupe d’acteurs sont les experts, qui interviennent en réseau informel dans tous les domaines de la médecine du travail, de la toxicologie, de l’épidémiologie.
Le dernier groupe est constitué des organismes chargés de la santé au travail : ils permettent d’avoir le retour fondamental : la déclaration faite a-t-elle débouché sur une reconnaissance du caractère professionnel de la maladie ? A-t-elle été utilisée pour faire une enquête ? Pour organiser des interventions correctives au poste de travail ?
Un exemple du travail en réseau
Au cours de la réunion d’octobre 2014 regroupant les différents acteurs du SIC, Marc Andéol a présenté dix cas particulièrement informatifs de cancers déclarés en MP dans les dix-huit mois précédents avec un débat autour de la question : Que nous ont appris et que nous demandent ces cas ?
La fiche de maladie déclarée donne les éléments de la situation :
Prenons le cas d’un fondeur en aciérie de 62 ans, sa fiche de maladie déclarée comprend
- Le diagnostic de la maladie reconnue : leucémie.
- La recherche de l’imputabilité de la maladie au milieu de travail avec les cinq questions pour permettre d’établir le caractère hautement probable de la relation de la maladie avec le milieu :
• L’atteinte est-elle susceptible d’avoir une origine professionnelle : OUI.
• Quels risques PAR (nuisances) sont susceptibles de la causer : outre le benzène et les rayonnements ionisants reconnus par la loi, la toxicologie suggère de considérer les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP).
• Sont-ils présents dans le poste de travail du sujet : OUI, la fiche émise par l’entreprise indique la présence de benzène et de HAP.
• L’atteinte peut-elle être imputée à des facteurs non professionnels d’importance notable : NON (sujet non-fumeur).
• Connaît-on des cas analogues ? OUI : cas de leucémies connus du SIC chez des sujets ayant touché le même périmètre de travail, ainsi que des périmètres caractérisés par une pollution comportant des HAP et du benzène.
- Les travaux effectués par la personne avec le lien avec toutes ses fiches de poste.
- Des références bibliographiques permettant de documenter l’origine professionnelle de la maladie : ici un document de l’ANSES montrant qu’il n’y a pas de dose seuil pour la toxicité du benzène et le document de requête pour reconnaissance en MP.
Le débat s’engage entre les membres du réseau :
À propos de ce cas : le logiciel permet de faire apparaître sur la carte du territoire les autres postes de fondeur exposant au benzène + HAP et les postes exposant aux HAP seuls, donnant ainsi l’alerte aux représentants des différents CHSCT.
Ceux-ci attestent du fait que, contrairement à la loi, ils sont rarement tenus au courant par les entreprises des déclarations de MP, alors que les enquêtes du CHST sont pourtant obligatoires quand il y a MP déclarée.
Un obstacle supplémentaire est lié à la sous-traitance : si la maladie professionnelle atteint un membre d’une entreprise sous-traitante, la loi n’oblige pas l’entreprise donneuse d’ordre à tenir au courant son propre CHSCT. Ceci pose de gros problèmes dans la mesure où la sous-traitance est importante, surtout pour les travaux insalubres : depuis 2003, sur les cent nouveaux cas de MP déclarées au niveau de l’APCME, 60 à 70 % touchent la sous-traitance bâtiments et travaux publics et 40 % des travailleurs touchés sont des travailleurs immigrés. Le logiciel SIC permet à tous d’avoir connaissance des postes touchés.
Un cas particulièrement exemplaire est débattu : celui d’un maçon fumiste travaillant dans une aciérie et atteint d’un cancer du rein, pour lequel il aura fallu toute une mobilisation du CHSCT et l’intervention de l’inspection du travail pour que soit reconnu le fait qu’il était exposé en conditions réelles à des concentrations élevées d’hydrocarbure aromatiques polycycliques (HAP). Ce cas a abouti un assainissement du poste par la mise en place par l’entreprise d’une captation des fumées. Le logiciel permet ainsi aussi le partage des solutions mises en œuvre pour l’assainissement des postes.
Quel avenir pour le SIC ?
Le réseau SIC de la région de l’Étang de Berre et de Fos sur Mer a démontré à travers l’expérience menée et les résultats obtenus qu’un tel système était un véritable outil de santé publique pour le repérage, la prise en charge et la prévention des maladies liées au travail sur un territoire donné.
Le SIC vient de recevoir un trophée remis par l’Agence Régionale de Santé au titre du Plan Régional Santé Environnement PACA 2009-2014, mais, pour que son fonctionnement soit pérenne, il faut que l’engagement des organismes publics, des collectivités territoriales et des organisations syndicales soit à la hauteur. Il faut aussi que le système de santé reconnaisse pleinement le rôle que jouent les généralistes dans le réseau ; ceux-ci regrettent en effet que l’Assurance maladie les réduise au rôle de comptables au lieu « d’être le terminal intelligent d’un système capable d’identifier et d’éradiquer les maladies éliminables.
À quand la généralisation des réseaux SIC et une nouvelle organisation des soins primaires ?
Encadré 1
Sous-reconnaissance des maladies professionnelles et tout particulièrement des cancers professionnels
Selon les statistiques de 2013 pour le régime général de la Sécurité sociale : sur les 51 452 MP reconnues en 2013 : 78,9 % sont liées aux affections péri-articulaires (TMS), 7,9 % à l’amiante, 5,6 % pour les lombalgies.
Pourtant :
- En Europe, 23 % des actifs sont soumis à cancérogènes en selon les résultats du système Carex. En France, 13,5 % des salariés sont exposés à un ou plusieurs cancérogènes au cours de leur activité professionnelle selon l’étude SUMER (qui ne prend pas en compte l’exposition au radon, au tabac passif, aux irradiations solaires)1
- L’INVS2 estime qu’en France, 4 % à 8,5 % des cancers, soit entre 11 000 et 23 000 nouveaux cas par an (sur les 280 000 nouveaux cas de cancers en 2000), seraient d’origine professionnelles, alors que seulement 1 773 cancers professionnels ont été reconnus en 2013 par le régime général de la Sécurité sociale, dont 83 % liés à l’amiante.
Seuls 20 % des cancers du poumon (en raison du lien connu avec l’amiante), 10 % des leucémies et seulement 1 % des cancers de la vessie attribuables à une origine professionnelle seraient indemnisés au titre de la MP.
Pourquoi cette différence entre les déclarations pour TMS (sûrement déjà insuffisamment faites) et les autres (exceptionnellement faites) ? Probablement parce que le risque de TMS est plus visible et mieux appréhendé par l’ensemble des acteurs et, en particulier, les médecins que le risque de cancers (problème du temps de latence entre exposition et maladie). Au sein des cancers, ceux aux causes bien identifiées (mésothéliomes liés à l’amiante) sont plus reconnus que ceux aux causes multiples.
L’échantillon de l’APCME révèle l’importance des poly-expositions et la sous-estimation du facteur professionnel pour les localisations autres que pulmonaires et mésothéliomes : environ 80 % des cas documentés y ont été exposés à plus d’un cancérogène, les cancers du poumon et les mésothéliomes n’y représentent que 46 % des cas
1. INCA, Fiche repère Cancers professionnels, janvier 2012.
2. Ellen Imbernon, étude INVS, estimation du nombre de cas de certains cancers attribuables à des facteurs professionnels.
Encadré 2
Des acteurs institutionnels multiples et une absence de transparence
La CPAM (Caisse Primaire d’Assurance Maladie) reçoit les déclarations de MP et enquête sur leur caractère professionnel ; la CARSAT (Caisse d’Assurance Retraite et de la Santé au Travail) est l’organisme de prévention en matière des risques professionnels, la DIRECCTE (Direction Régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi), anciennement inspection du travail, veille à l’application des lois et des règlements.
On ne peut reconnaître une MP sans établir où la personne concernée a été exposée (enquête de la CPAM et parfois de l’Inspection du travail), mais on ne dispose d’aucune mémoire accessible pour savoir sur un territoire les postes de travail qui ont déterminé des cas avérés de maladie professionnelle.
Les maladies des sous-traitants et intérimaires, désormais les plus nombreuses (sept à dix fois plus chez les sous-traitants que dans le personnel organique dans l’échantillon de l’APCME), sont imputées à l’activité économique de leur employeur, notion administrative sans rapport avec les lieux qui les causent ni avec l’entreprise donneur d’ordre.
Enfin, une partie importante des MP (celles qui n’ont pas été attribuées à un employeur particulier) sont affectées à un « compte spécial » qui ne dit rien de la branche industrielle responsable.