La vie est mouvement

Ruth Canter Kohn
Professeur émérite en Sciences de l’éducation, Université Paris 8, œuvre pour une « éducation nouvelle » qui encourage les enfants et les adultes dans leurs capacités à « être chercheur ».
auteur de Les Enjeux de l’Observation, Presses universitaires de France, 1982.

Réflexions d’une femme âgée qui prend la vie comme elle vient tout en optimisant, par certaines techniques corporelles à sa portée, ce qui peut l’aider à entretenir le mouvement et repousser les obstacles à son autonomie.

C’est normal, à quatre-vingt-huit ans, que mon corps souffre, que j’aie des douleurs un peu partout, voire de plus en plus avec le temps : le vieillissement suit son cours, inexorable. J’essaie de le vivre comme ça vient, avec ses hauts et ses bas. Mais comme je n’ai pas envie de me laisser prisonnière de cet état, il devient porteur de ma lutte pour l’autonomie.

Les relations avec l’entourage
Les gens perçoivent vite que je trébuche parfois, que j’ai du mal à porter un objet lourd. Bien intentionnés, ils veulent me donner un coup de main. C’est généreux de leur part, j’accepte parfois, je les remercie. Mais cette décision ne peut être que mienne et je n’accepte pas toujours : je tiens à vivre au maximum de mes possibilités. Alors, nous en parlons pour qu’émerge peu à peu une sensibilité réciproque, une écoute dans les relations qu’il n’est jamais trop tard pour apprendre.
Une de mes tâches les plus difficiles ces dernières années, c’était de demander de l’aide. Quand j’ai décidé de ne plus conduire de voiture, je me suis sentie appauvrie, réduite à la limite de mes capacités : handicapée. Il me fallait accepter ce sentiment, chercher à le dépasser. Je suis partie à la recherche de « chauffeurs » éventuels : connaître leurs disponibilités, décider des tarifs, négocier les horaires. Au fur et à mesure d’efforts et de bonnes volontés, des habitudes se sont mises en place et ces personnes sont devenues des amies.
Il faut que je parle aussi de mon déambulateur, un assistant mécanique de valeur inestimable. Il me soutient à la marche, me fournit une place assise quand je n’en peux plus. Il me permet de faire le marché, un plaisir hebdomadaire. Il me permet de marcher au moins une heure par jour (ce qui fait que mes jambes sont bien musclées), voire de faire des promenades de deux ou trois kilomètres.

L’envie d’apprendre
Il faut des supports pour exercer et développer l’envie d’autonomie. Il faut travailler pour créer des conditions favorables et qu’elles vous travaillent. Autrement dit, il faut avoir envie de rencontrer et d’explorer l’inconnu. Là je ne connais pas de recettes. Chacun a ses préférences, ses rencontres, « Le chemin, c’est le marcheur ». Alors, voici des expériences importantes pour moi au long de ces cinq dernières années.

Le Tai chi
À un moment, je sentais le besoin de sortir de chez moi, de mettre mon corps en mouvement. La chance était à mes côtés : un atelier de Tai chi s’ouvrait dans le quartier. J’avais déjà pratiqué cet art martial chinois, bien que dans une autre « forme » (série de mouvements). J’avais donc à acquérir de nouvelles habitudes. J’étais tout de suite mise à l’épreuve du manque de souplesse de mon corps. Je ne peux rester debout que peu de temps, exécuter certains mouvements qu’à moitié. Depuis le jour où j’ai mis une chaise dans la salle, j’ai pu travailler tantôt debout, tantôt assise, tantôt simplement regarder. L’animatrice m’aide selon mes besoins comme elle aide tout un chacun. Grande leçon : gérer mon handicap en toute simplicité.

Les mouvements Feldenkrais
Un peu plus tard, je suis tombée sur une publicité pour des ateliers Feldenkrais (du nom de leur créateur Mosché Feldenkrais) où j’ai lu « exploration du mouvement, relâcher ses tensions… de nouvelles capacités de mouvement dans le plaisir et la lenteur… » Intriguée, j’ai participé à un cours : convaincue, je suis devenue une participante fidèle. J’y ai pris conscience pour la première fois de cette partie de mon corps recouverte par la peau, que j’ai appelée ultérieurement « le corps intérieur ». J’ai appris à tourner mon attention successivement vers ses différentes parties pour tenter de sentir « l’état de mon corps », de l’accepter et de le dépasser dans un même mouvement.
Dans chaque séance, l’animatrice nous donne des indications pour explorer une certaine zone. Le plus impressionnant, c’est qu’au fur et à mesure d’un exercice, les tensions et les douleurs, les nœuds dans mon corps s’amenuisent, me permettent d’aller plus loin, encore plus loin et encore plus loin… C’était le début d’une nouvelle conscience de ce corps et, au-delà, de mes capacités de vie.

Le yoga du son
Les circonstances de ma vie ont fait que le travail du corps s’ouvre à un travail du son, où le son vient masser le corps intérieur. Tant et tant de propositions sont possibles. Le plus souvent, nous commençons dans la posture yogique, assis avec les jambes croisées devant soi, puis nous sommes appelés à nous mettre debout ou allongés, à bouger les bras ou les jambes. Ainsi le ressenti corporel, la conscience intime, l’ouverture à la nouveauté nous relient au plus intime de nous-mêmes : notre voix. Découvrir sa vibration et son lien avec notre corps. Explorer et libérer les espaces intérieurs en sentant cette vibration se propager à travers tout le corps. Se rendre compte que le son est un pont vers l’autre, que le chant harmonique nous ouvre vers l’univers entier.

Le chant de l’écoute
Quand j’ai entendu qu’un atelier de chant allait bientôt être ouvert par des chanteurs que j’apprécie beaucoup, je me suis dit : « Ça, c’est pour moi », je vais enfin pouvoir sortir de la honte qui me nuit depuis l’âge de douze ans : « Tu entends juste mais tu chantes faux. » Je n’ai qu’à travailler, avec l’aide de ces personnes-là, j’arriverai à chanter juste. Ce sera un cadeau de mes vieux jours, attendu depuis si longtemps.
Au moment de cette écriture, l’atelier est à peine démarré et je n’y ai participé qu’une seule fois. Et quelle surprise ! On me dit « chanter n’est pas une question de chanter juste mais d’écouter ». Toute la suite de la séance portait sur cette intention. Mon incapacité de répondre aux consignes a tout de même laissé passer l’essentiel : écouter. Écouter attentivement les autres chanter. Écouter la source du chant en moi, sentir ses vibrations. Dans le fond, tout est vibration. Encore une fois « Le chemin c’est le marcheur ». Une perspective nouvelle s’ouvre devant moi.

Pour ne pas conclure
La vie est mouvement, de la conception à la mort. Nous n’avons jamais fini d’apprendre qu’un pas invite les pas suivants tant que le cœur bat et que les poumons respirent…
« … Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais égal vu le tourment dont il ne connaîtra pas la fin. Cette heure est comme une respiration et qui revient aussi sûrement que son malheur, cette heure est celle de la conscience. À chacun de ces instants, où il quitte les sommets et s’enfonce peu à peu vers les tanières des dieux, il est supérieur à son destin… Sisyphe aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore » (Albert Camus, Le mythe de Sisyphe).
Je suis encore en vie – pour combien de temps ? Qu’est-ce qui m’attend au tournant, surtout dans cette période incertaine de l’histoire de l’humanité ?
J’ai appris que les dépendances ne sont pas forcément des échecs. Au contraire, elles peuvent devenir tremplins vers de nouvelles expériences, de nouveaux horizons. On peut continuer à apprendre si on accepte de faire l’effort – voire d’y prendre plaisir.


par Ruth Canter Kohn, Pratiques N°92, février 2021

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