La santé mentale dans la communauté

Jean-Luc Roelandt
Psychiatre

        1. Passer à une santé mentale ancrée dans la communauté, et fondée sur un principe de démocratie sanitaire, exige une articulation de la psychiatrie avec la médecine générale, les services sociaux, les services de l’habitat… Ce que montrent quelques réalisations concrètes…

En comparaison à d’autres pays, les ressources de soins et de protection sociale françaises dédiées à la prise en soins des personnes présentant un trouble de santé mentale sont considérables. Elles représentent 19 milliards d’euros de frais directs, 80 milliards de coûts directs et indirects par an [1], on dénombre aussi plus de quinze mille psychiatres sur le territoire français, de nombreux psychologues et la formation des personnels de santé est considérée de qualité. Cependant, leurs répartitions sur les territoires restent un problème conséquent. Les inégalités sociales et territoriales de santé apparaissent d’autant plus inadmissibles dans un pays comme la France, qui propose un système socialisé de santé. En effet, la pratique de la plupart des psychiatres relève aujourd’hui de l’exercice privé et le système reste centré sur l’hôpital et les structures médico-sociales, au détriment du développement des structures permettant l’intégration communautaire des personnes concernées par un trouble de santé mentale. L’observation de la situation française apparaît également marquée par un taux de suicide élevé, des soins sous contrainte en augmentation, une réflexion en cours mais non aboutie sur la question des mesures d’isolement et de contention, une perte d’espérance de vie, pour les personnes vivant avec un diagnostic de troubles mentaux sévères ou persistants, de près de quinze ans et une stigmatisation encore très forte et délétère pour les usagers et leurs proches. Les résultats ne semblent donc pas à la mesure de l’investissement. Pourtant la France innove, le modèle de démocratie sanitaire et de territorialisation ainsi que le maillage des services généraux de santé sont des atouts importants pour un pays présentant une des meilleures espérances de vie au monde.
Cet article vise à analyser les facteurs historiques et étiologiques de l’écart actuellement observé entre le champ de la santé mentale et celui de la santé : quels peuvent en être les facteurs explicatifs ? Quelles pistes d’avenir émergent entre ces lignes de tension en période de crise entre un monde « ancien » persistant et un monde « moderne » en plein essor ?

  1. Les dernières décennies : le monde « ancien »

L’évolution de ces dernières décennies dans les champs de la santé mentale et de la santé en général illustre le passage d’une responsabilité hospitalière, centrée sur les soins d’urgence et la sécurité publique, à une responsabilité territoriale partagée par de multiples acteurs, intégrant la prévention, les soins et l’inclusion sociale.
La question essentielle de la dignité des personnes ayant des troubles psychiques s’est posée dès 1945, au lendemain de la seconde guerre mondiale. Elle resituait la nécessité que les personnes concernées par un trouble psychique ne soient plus exterminées, qu’elles ne soient plus sujettes à de mauvais traitements ou à toute forme de torture, et qu’elles puissent bénéficier des droits élémentaires de tout citoyen. L’hôpital psychiatrique était à cette période un lieu fermé où les pratiques soignantes étaient souvent en lien avec la peur de la folie. L’hôpital semblait davantage répondre à une nécessité de sécurité de la population qu’à une véritable politique de soins centrée sur le besoin des personnes. C’est dans ce contexte que s’est lentement développée la psychiatrie de secteur en France, officialisée par la circulaire de 1960 qui confia à une seule équipe les missions de prévention, du soin, des postcures et de la réhabilitation.
Cette équipe était rattachée aux départements pour les actions de prévention et à l‘hôpital psychiatrique pour les soins hospitaliers. Autour des années quatre-vingt, dans un désir d’unification, l’hôpital qui réunissait 98 % des moyens humains s’est vu attribuer des missions de redéploiement des moyens vers la cité, avec l’appui financier du budget global de secteur. Cette évolution porteuse d’avenir s’est pourtant arrêtée dans les années quatre-vingt-dix, les limites du redéploiement de l’hôpital vers la cité étant atteintes. Les consultations de secteur, les hôpitaux de jour puis les Centres d’activité thérapeutique à temps partiel (CATPP) ont ainsi vu le jour, sous l’impulsion de l’hôpital psychiatrique. À ce jour, si cette évolution avait pu se poursuivre, 75 % des personnels de psychiatrie générale travailleraient dans la communauté contre 25 % au sein de l’hôpital, malheureusement, cette situation reste bien éloignée de la réalité. Le fait de n’avoir pas confié initialement la gestion de la psychiatrie à des entités territoriales semble avoir été une erreur historique, sauf en quelques endroits où l’intérêt général a su primer sur la gestion patrimoniale. Nous ne pouvons que tristement constater un hôpital resté centré sur lui-même. À titre d’illustration, les hôpitaux, psychiatriques comme généraux, qui ne se déploient pas dans la communauté sont encore ceux qui ont le plus de lits, les durées de séjour les plus longues et le plus de personnel. Pourtant, cette organisation ne génère qu’un résultat peu satisfaisant en termes de soins pour la population.

La diminution des lits dès les années soixante-dix a surtout été le fait d’une « trans-institutionnalisation », les personnes séjournant dans les hôpitaux psychiatriques étant orientées vers les maisons de retraite et les foyers médico-sociaux, en France voire en Belgique. Dans ce contexte, nous ne pouvons pas réellement parler d’une intégration dans la communauté ni d’une désinstitutionnalisation. Quinze mille personnes résident encore au long cours dans les hôpitaux psychiatriques du fait de l’absence de toute démarche de « trans-institutionnalisation » ou de volonté d’inclusion sociale des personnes concernées. En réalité, la question n’est pas de créer de nouvelles institutions, mais d’accompagner les personnes dans la communauté vers une nouvelle citoyenneté.

  1. Aujourd’hui : un monde « moderne »

Dans ce contexte et depuis quarante ans, de nombreux psychiatres ont fait le choix d’une pratique privée libérale ou en clinique ; en parallèle, des institutions sociales et médico-sociales se sont créées pour assurer l’insertion des personnes en situation de handicap psychique. Aussi, nous observons une extension exponentielle de « clientèle » liée à la convocation de la psychiatrie et de la psychologie à la résolution des problèmes sociétaux. Ce passage d’une psychiatrie dite lourde à une psychiatrie plus légère a créé de nouvelles demandes liées aux changements sociaux et culturels qui ont intégré le fait psychiatrique comme une ressource dans nos sociétés avancées, plus individualistes et moins religieuses. Enfin, cette donnée a été renforcée par la lutte pour les droits des minorités aux États-Unis puis, progressivement, dans les autres pays, qui a Intégré celle des droits et des patients, et par extension de ceux des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale. La démocratie sanitaire est aussi passée par là en France : les patients-partenaires-experts, les droits des usagers du système de santé, dans un contexte de changement épidémiologique majeur, passant des maladies aiguës aux maladies chroniques avec des émergences de troubles existants au long cours. Les notions de rétablissement possible, de prise de pouvoir sur sa vie et ses soins (l’empowerment) et de citoyenneté pour tous, y compris les personnes ayant des troubles psychiques, ont impacté considérablement le champ de la psychiatrie et celui de la santé mentale. Tout ceci a changé la donne.

  1. Ville-Hôpital, privé-public

Le défi reste immense : comment impulser et soutenir efficacement la transformation des systèmes restés hospitalo-centrés, souvent fermés, dont les pratiques soignantes archaïques ont été dénoncées par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) en France ? Ces mêmes structures qui semblent être en difficulté pour faire aboutir pleinement une logique de déshospitalisation. Elles sont de plus confrontées également à des territoires devenus concurrentiels occupés par de multiples acteurs avec lesquels la psychiatrie publique doit maintenant composer. Nous pouvons citer de nombreuses innovations créées pour contourner le fait asilaire et la stigmatisation psychiatrique : les Conseils locaux de santé mentale (CLSM), les équipes mobiles de soins intensifs dans la cité, les soins assertifs au long cours (Assertive Community Treatment – ACT), le programme « un chez soi d’abord », les Médiateurs de santé-pair (MSP), les Groupements d’entraide mutuelle (GEM)… autant de dispositifs modifiant en profondeur la relation soignant-soigné.
Il reste néanmoins à tisser un lien de plus en plus fort avec la médecine générale qui continue à être le lieu essentiel de la prise en charge communautaire des personnes ayant des troubles psychiques la moins stigmatisante - avec les services sociaux, les bailleurs ou le logement.

  1. Droits fondamentaux et transferts de savoirs

Les droits fondamentaux sont des droits généraux pour tous les citoyens : le logement, le droit à l’éducation et au travail. Toutes les logiques de prévention ne peuvent se développer qu’en ville, avec de multiples acteurs. Ceci va dans le sens de l’évolution sociale, du virage ambulatoire pour la santé, de l’intégration de la psychiatrie au champ de la médecine et au champ social, de son implantation dans la cité, de la prévention aussi bien à l’école qu’au travail, que chez soi et dans la ville, dans un contexte de préservation de ces ressources propres pour la santé mentale qui apparaît comme une des ressources essentielles.
Ceci passe par le développement de ces programmes de prévention et de promotion qui concerne tous les citoyens. Par l’application et la lutte pour les droits, la lutte contre l’enfermement et la contrainte, le changement des pratiques professionnelles, la reconnaissance du savoir des usagers et de leur pouvoir, la coconstruction des soins et de l’insertion sociale entre usagers et professionnels, l’empowerment.
Ce transfert de savoir et de pouvoir se situe dans un contexte d’évolution technologique très important avec la e-santé et la e-santé mentale qui doit permettre un meilleur accès aux soins et aux droits et s’il est employé judicieusement, de combler les inégalités de santé.
Tout ceci va dans le sens d’une citoyenneté : la psychiatrie rejoignant dans la cité tous les acteurs de la santé et de la santé mentale qui se sont regroupés pour lutter collectivement contre les troubles de plus en plus fréquents, combattre l’exclusion et la stigmatisation qui en sont l’apanage et proposer des contrats sociaux et d’intégration.

  1. Santé mentale et citoyenneté

Nous sommes simultanément confrontés à trois évolutions culturelles : celle de la conception même des maladies avec l’émergence des savoirs expérientiels des usagers et des aidants (un savoir acquis par leur expérience, par opposition au savoir académique appris et non vécu), celle de la mutation conceptuelle qui place le rétablissement et la participation citoyenne en objectif des parcours de soins, et celle des pratiques de soin et d’inclusion décloisonnées dans la cité et non plus à l’hôpital.
Ces trois évolutions simultanées sont signes d’une tension évidente entre les deux mondes qui cohabitent du fait du manque d’une direction claire qui ne peut émaner que des décideurs politiques. Les contraintes budgétaires actuelles risquent de hâter des choix qui auraient dû être faits bien en amont et peut-être plus facilement. À suivre.


par Jacques Roelandt, Pratiques N°85, avril 2019

Documents joints


[1Chiffres OCDE, 2018.


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