Pauline Gillard,
Chargée de projets en Éducation permanente à la Fédération des maisons médicales (Belgique).
Partout en Europe, les professionnels de santé réclament un refinancement du secteur et de meilleures conditions de travail et de soins. En Belgique, le collectif La santé en lutte défend un système de santé basé sur l’humain plutôt que la rentabilité financière.
Depuis le début de l’année 2019, les professionnels de santé des hôpitaux, des maisons de repos et des soins à domicile ont multiplié les arrêts de travail pour interpeller les décideurs politiques et l’opinion publique sur la dégradation de leurs conditions de travail et ses répercussions sur la qualité des soins. De nombreux professionnels de santé se sont associés à ce mouvement des « blouses blanches » : infirmiers, aides-soignants, brancardiers, sages-femmes, ambulanciers, secrétaires, personnel de l’entretien et de la restauration, etc. Un mouvement d’une telle ampleur n’était plus survenu depuis la grève des infirmiers de 1989.
Comment s’expliquent la souffrance et l’épuisement des soignants dans le secteur hospitalier ? Quelles sont leurs conditions de travail et comment ont-elles évolué au cours de la dernière décennie ? Quelles sont leurs doléances et leurs revendications ?
Évolutions du paysage hospitalier
Au cours des vingt dernières années, le nombre d’hospitalisations a augmenté et cette tendance devrait perdurer en raison du vieillissement de la population et de l’expansion des maladies chroniques. En même temps, la durée des séjours a diminué sous l’impulsion de mesures d’économies dans le secteur. En outre, les soins à administrer et les situations de soins à gérer se sont complexifiés (polypathologies, perte d’autonomie, etc.). Ces évolutions ont généré un accroissement de la charge de travail et une intensification des cadences pour le personnel infirmier. [1]
Comme l’a récemment relevé le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE), le nombre de patients dont les infirmiers doivent assurer la prise en charge est de 9,4 en moyenne, ce qui excède largement la norme internationale pour une pratique infirmière sûre (quatre au maximum par infirmier pendant la journée et sept pendant la nuit).
À l’origine du manque de personnel : le trop faible budget alloué à l’embauche d’infirmiers au sein des structures hospitalières qui poussent à la réduction des effectifs ou à la recherche d’autres sources de financement (suppléments d’honoraires facturés aux patients, par exemple). D’après les estimations du KCE, plus de 5 000 infirmiers équivalents temps plein devraient être engagés (par rapport à la situation de 2016) pour diminuer le ratio patients/infirmier et améliorer la sécurité des patients. [2]
Management hospitalier
Les pratiques managériales introduites il y a une dizaine d’années au sein des hôpitaux ont aussi profondément transformé le travail des soignants. Auparavant, les professionnels de santé avaient davantage la main sur leur organisation de travail et négociaient des ajustements avec leurs collègues. Ces procédures leur échappent aujourd’hui. « L’ordre vient d’en haut. On ne doit même plus réfléchir, on nous enlève tout libre arbitre », explique Nora [3], infirmière dans un hôpital public. Désormais, des chefs opérationnels peu acclimatés aux réalités de terrain et soumis aux exigences de leur direction élaborent des protocoles qui guident le travail des soignants. Ce nouveau mode d’organisation, qui vise à augmenter la productivité des soignants et à rentabiliser chacun de leurs actes, génère une plus grande charge de travail et l’accomplissement de tâches administratives qui ne leur incombaient pas auparavant. Car si les soignants ne sont pas associés à l’élaboration de ces protocoles, ils sont en revanche tenus de rendre compte de tout ce qui entrave leur réalisation. Parce qu’elles n’ont de considérations que pour les actes techniques, ces pratiques managériales négligent l’importance de la relation du soignant avec ses patients, comme en témoigne Fabien, infirmier dans un hôpital privé : « Mesurer une tension artérielle, ça peut prendre une demi-heure parce que l’on voit que le patient a une inquiétude, qu’il veut parler… Ça permet aussi d’alimenter notre anamnèse, notre connaissance du patient pour faire de meilleurs soins ou encore d’appeler une assistante sociale ou une psychologue si nécessaire ».
Course à l’accréditation
Ces pratiques managériales se renforcent depuis qu’un nombre croissant d’hôpitaux s’engagent, sur base volontaire, dans une démarche d’évaluation de la qualité de leurs services réalisée par des agences d’accréditation internationales. Cette démarche revient à solliciter l’expertise d’auditeurs externes qui analysent et évaluent les pratiques des hôpitaux et de leur personnel au plan de l’accessibilité, de la qualité des soins, de la sécurité et de la prévention des risques, de la continuité des services, etc. Ces agences attribuent un score aux structures hospitalières et les classent. S’il vise à soutenir l’amélioration continue de la qualité des soins au sein des hôpitaux, ce ranking n’est pas sans conséquences pour les professionnels de santé qui sont soumis à une pression plus forte en vue de décrocher le score le plus élevé. S’ensuivent de nombreux cas de burn-out et d’incapacités de travail, ce qui augmente un peu plus la charge de travail des soignants qui résistent.
Patients en danger
« Si c’était parce que nos conditions de travail étaient difficiles, on se serait déjà arrêté depuis longtemps », témoigne Nora. Les professionnels de santé ont multiplié les actions et les grèves au cours des derniers mois pour témoigner de leur souffrance, mais surtout pour alerter du danger que courent parfois les patients lors de leur séjour à l’hôpital. À force de presser les soignants, il arrive que des patients soient négligés voire maltraités, indépendamment de la volonté du personnel infirmier. « Je sais que j’ai participé à l’apparition d’escarres chez des personnes âgées. C’est là que j’ai commencé à péter les plombs. Non seulement je ne prends pas le temps, mais en plus je fais du mal », confie Dominique, infirmière au sein d’une structure hospitalière publique.
Soumis à une intensification croissante des soins, les professionnels de santé ont moins de temps pour veiller sur les patients, les écouter et répondre à leurs sollicitations. Or, comme le rappelle Fabien, « On ne peut pas écouter quinze minutes d’une détresse en une minute ! On ne peut pas comprimer ce temps humain dont les patients ont besoin. »
Mobilisation des soignants
Depuis plus d’un an, un mouvement de protestation secoue le milieu hospitalier, les maisons de repos et les services d’aide et de soins au domicile. Infirmiers, aides-soignants, sages-femmes, ambulanciers, personnel administratif et de l’entretien se mettent régulièrement en grève pour réclamer l’amélioration de leurs conditions de travail, le recrutement de personnel supplémentaire et une revalorisation salariale.
Ces professionnels d’institutions publiques et privées ont créé le collectif La santé en lutte avec pour slogan : « Soigner, c’est du temps, pas de l’argent ». Ce collectif regroupe également des patients et des citoyens soucieux d’un système de santé basé sur l’humain plutôt que la rentabilité financière. Ils se réunissent environ tous les deux mois en assemblées générales, où les décisions se prennent de manière démocratique. Né à Bruxelles, le mouvement essaime dans de grandes villes wallonnes comme Liège et Charleroi.
L’ensemble de leurs revendications sont sur le site du collectif : lasanteenlutte.