François Pesty,
pharmacien, expert conseil en visite médicalisée des délégués de l’Assurance maladie sur le médicament et en pilotage médico-économique des produits de santé à l’hôpital.
Abaisser les seuils d’intervention thérapeutique ou de définition des maladies constitue l’un des moyens les plus sûrs d’augmenter le nombre de patients sous traitements médicamenteux, tout en permettant l’intensification des traitements chez les patients déjà traités, ce qui profite immanquablement aux firmes pharmaceutiques, mais pas toujours aux patients ou aux assurés sociaux.
En prenant exemple sur les trois pathologies chroniques les plus fréquemment rencontrées en pratique clinique, l’hypertension artérielle, le diabète de type 2 et l’hypercholestérolémie, nous essaierons de comprendre qui fixe les seuils, comment, pourquoi et avec quelles conséquences pour les usagers du système de santé ?
Comment les seuils sont-ils définis, puis modifiés, par qui et dans quel but ?
Les seuils, de quoi s’agit-il ?
Observons tout d’abord que « l’objectif principal » et incontesté de la prise en charge thérapeutique de ces affections chroniques, qui touchent des sujets pas encore « malades » pour la plupart, consiste à leur faire éviter (ou à retarder) la survenue de complications graves : décès, infarctus du myocarde, accidents vasculaires cérébraux, amputations, rétinopathies... Les seuils en question, loin de l’objectif poursuivi, se rapportent à des « facteurs de risque » ou indicateurs pronostics et représentent donc par opposition aux critères principaux (dits de « morbi-mortalité »), des critères de jugement « intermédiaires » (encore appelés indirects ou de substitution). Il s’agit de :
— La glycémie dans le diabète, et de manière plus fiable le taux d’hémoglobine glyquée (noté « HbA1c », meilleur reflet de l’imprégnation glycémique moyenne du patient pendant les quatre mois ayant précédé le dosage).
— Des valeurs de pression artérielle systolique (maximale, lorsque le cœur se contracte) et diastolique (minimale, lorsqu’il se relâche) dans l’hypertension (HTA).
— Du LDL-cholestérol (fraction du cholestérol lié aux lipoprotéines de basse densité), facteur défavorable dans l’hypercholestérolémie, et du HDLcholestérol (fraction liée aux lipoprotéines de haute densité), facteur qui serait favorable à partir de 0,60 g/l et défavorable en dessous 0,40 g/l.
Ce point est important, car nous allons voir plus loin qu’un effet favorable sur un critère intermédiaire ne se traduit pas toujours par un bénéfice sur la santé. La mesure des critères indirects est routinière et omniprésente en pratique clinique. Par exemple, la surveillance du diabète au moyen de l’HbA1c rend visibles les effets à court terme du traitement, alors qu’il faudra attendre des années pour vérifier que l’objectif principal a été atteint. Le critère intermédiaire se confond alors avec la maladie, ce qui facilite l’acceptation des résultats des essais cliniques, et d’éventuelles recommandations. De surcroît, il confère un sentiment de compréhension et de contrôle sur la maladie. Les mesures biologiques (HbA1c, LDL-chol...), ou physiologiques (tension artérielle...), ainsi que leurs réponses pharmacologiques étant « prévisibles », cela accroît mécaniquement la robustesse que l’on accorde à l’efficacité ; les stratégies marketing de communication des industriels du médicament sont en grande partie basées sur l’exploitation des résultats obtenus sur ces critères intermédiaires. Leur utilisation a pour but de faire faire au médecin des « sauts déductifs » entre, par exemple, la preuve de l’augmentation du HDLcholestérol sous l’effet d’un médicament, et la conviction que ce médicament diminue le risque cardiovasculaire. L’exemple le plus probant nous est apporté par le fameux slogan « Lower is better » (plus bas, c’est mieux), faisant référence à l’abaissement du LDL-cholestérol. Un message propagé par les visiteurs médicaux de Pfizer pour promouvoir l’atorvastatine (Tahor® en France, Lipitor® dans les pays anglo-saxons) et suivi sans sourcilier par une majorité de médecins prescripteurs d’anticholestérols...
Par qui et selon quelle méthodologie sont-ils définis ? Généralement, les seuils sont fixés à l’occasion de nouvelles recommandations ou de leurs réactualisations, que ces « guidelines » soient internationales, comme celles élaborées par l’OMS en 1999 pour la prise en charge de l’hypertension, puis actualisées en 2003, ou nationales, comme aux États-Unis où, depuis 1976, un comité national a publié sept rapports relatifs aux bonnes pratiques cliniques dans l’HTA et en prépare un huitième, ou celles concernant l’hypercholestérolémie établies par un autre comité d’experts, la société européenne de cardiologie en Europe, et en France, l’ANAES, devenue Haute Autorité de Santé (HAS) pour l’hypertension et le contrôle glycémique dans le diabète, ou encore l’agence du médicament (anciennement Afssaps, devenue ANSM) pour la prise en charge des dyslipidémies.
Toutes ces recommandations ont été vivement critiquées pour la participation de nombreux experts ayant des liens importants avec l’industrie du médicament et pour l’absence de gestion des conflits d’intérêts, voire même pour leur financement pour certaines par les laboratoires (l’OMS en 1999 par exemple). Selon le New York Times, sept des seize experts américains ayant défini en 2002 les nouveaux seuils de LDL-cholestérol et neuf membres sur dix du comité exécutif ayant ajusté les seuils tensionnels en 2004 étaient liés à l’industrie.
En règle générale, les recommandations européennes, puis françaises suivent celles édictées aux États-Unis, l’oncle Sam agissant comme un leader d’opinion particulièrement influent... L’établissement des seuils ne repose jamais sur des « données acquises de la science », mais toujours sur des « avis d’experts », le plus souvent désignés par les sociétés savantes, elles-mêmes généralement financées par les firmes. C’est-à-dire qu’il s’agit du niveau de preuve le moins bon des recommandations, parfois qualifié pudiquement d’« accord professionnel ». D’ailleurs, les institutions chargées de les élaborer ne s’en cachent pas, comme l’Afssaps en France qui avait bien pris la précaution de préciser en 2005 que « Les valeurs de la LDL-cholestérolémie retenues comme objectifs thérapeutiques ne sont pas des valeurs expérimentales définies par des essais d’intervention ni par des analyses coûtbénéfice. Elles ont été fixées consensuellement (avis d’experts et prise en compte des recommandations européennes et internationales actuelles) » (extrait de l’argumentaire des recommandations de mars 2005)... Deux chercheurs américains, dont l’un avait conduit une revue générale publiée en 2006 dans une grande revue médicale avec un titre éloquent pouvant être traduit par « Les taux cibles de LDL-cholestérol n’ont aucun fondement scientifique », ont adressé une lettre ouverte au comité d’experts qui planche aux États-Unis sur l’actualisation des recommandations, pour lui demander d’abandonner les objectifs de LDL-cholestérol... Les seuils ont été régulièrement abaissés par les experts. Les chiffres tensionnels à partir desquels il fallait traiter, voici trente ans, étaient 160/100 mmHg. En 2003, les recommandations européennes ont abaissé à 140/90 mmHg l’initiation du traitement, quel que soit l’âge, et à 1,93 g/l de cholestérol total. Aux États-Unis, la même année, le stade de « pré-hypertension » est défini à partir de 120-139/80-89 mmHg, et la normalité en dessous de 120/80 mmHg (voir le mémo médecin). Alors que les Européens proposaient en 2007 un traitement médicamenteux immédiat dès 120-129/8084 mmHg pour les patients ayant des antécédents cardiovasculaires ou une maladie rénale de stade 4, et dès 130-139/85-89 pour les diabétiques et insuffisant rénaux au stade 3, celles publiées en juin 2013 n’initient un traitement qu’à partir d’une hypertension de grade I (140-159/90-99 mmHg), quel que soit le profil du patient avec comme objectif un retour sous 140/90. Le début d’un timide progrès ?...
Les États-Unis abaissaient en 2002 l’objectif thérapeutique en dessous de 1 g/l de LDL-cholestérol pour les patients ayant des antécédents cardiovasculaires ou à risque élevé (une cible suivie en 2005 en France par l’Afssaps), puis les recommandations européennes de 2011 allaient encore plus loin en visant un taux inférieur à 0,7 g/l.
En France, la recommandation conjointe HAS/ Afssaps de novembre 2006, portant sur « le traitement médicamenteux du diabète de type 2 », et qui réactualisait celle publiée en mars 2000 par l’ANAES, avait été retirée le 2 mai 2011 par la HAS, en application d’une décision du Conseil d’État faisant suite à un recours déposé en 2009 par le Formindep (association pour une formation et une information médicales indépendantes de tout autre intérêt que celui de la santé des personnes) pour non-respect des règles de conflits d’intérêts des experts. En 2000, l’objectif optimal était d’atteindre un taux d’HbA1c inférieur ou égal à 6,5 % en mono, puis bithérapie en cas de non-atteinte, ainsi qu’un contrôle tensionnel strict à 140/80 mmHg. L’insulinothérapie était recommandée au-dessus de 8 %. En 2006 s’ajoutait au contrôle glycémique (HbA1c ≤ 6,5 %) un contrôle tensionnel plus strict (< 130/80 mmHg), et des objectifs gradués de taux de LDL-cholestérol (1,9 g/l pour un diabète de moins de cinq ans, sans autre facteur de risque, 1,6 g/l pour un facteur de risque additionnel, 1,3 g/l pour deux facteurs de risque additionnels ou plus et un diabète évoluant depuis moins de dix ans, et inférieur à 1 g/l pour les diabétiques en prévention secondaire ou avec atteinte rénale ou ayant plus de dix ans dans la maladie et au moins deux autres facteurs de risque). En 2013, les seuils de contrôle glycémique ont été assouplis à 7 % pour la plupart des diabétiques, à 8 % lorsqu’une comorbidité grave est associée ou après dix ans de maladie, ou encore chez la personne âgée (à partir de 75 ans) « fragile », à 9 % pour la personne âgée « malade ».
Quelles en sont les conséquences ?
Abaisser les seuils d’intervention thérapeutique a surtout amélioré la santé des... firmes L’abaissement en 2003 des objectifs tensionnels, passés de 160/100 à 140/90 mmHg, s’est traduit pour les seuls États-Unis d’Amérique par une augmentation estimée à 13 millions de nouveaux hypertendus traités. Celui des taux cibles de LDLcholestérol, en 2002, a propulsé le nombre d’Américains éligibles au traitement par statine de 13 à 36 millions.
Mais cela n’a pas amélioré celle des patients « nouvellement recrutés » ou chez qui les traitements ont été intensifiés. Les résultats des études ayant testé la stratégie d’abaissement intensif du LDL-cholestérol sont des plus décevants. Paradoxalement, les deux seules statines ayant démontré un bénéfice sur la mortalité toutes causes dans cinq essais thérapeutiques randomisés bien conduits, sont les moins puissantes sur l’abaissement du LDL-cholestérol, à savoir la pravastatine et la simvastatine. La moins puissante, la pravastatine, à son dosage le plus faible, 10 mg, a été utilisée dans l’essai le plus probant en prévention primaire et le seul ayant mis en évidence un bénéfice chez la femme sur la mortalité globale. Une revue récente de la collaboration Cochrane [1] n’a retenu que quatre essais sérieux ayant évalué le bénéfice clinique d’un traitement antihypertenseur chez des patients dépourvus de pathologie cardiaque et souffrant d’une hypertension modérée (140 à 159 mmHg/90-99 mmHg). Elle ne retrouve aucune réduction significative, ni sur la mortalité totale, ni sur la maladie coronaire, les accidents vasculaires cérébraux, et les événements cardiovasculaires. Par ailleurs, une analyse de plusieurs essais, conduite par le Belge Jan Staessen, reprise en France par le Pr François Gueyffier, et qui met à mal la notion de seuils ou d’objectifs tensionnels, montre que l’abaissement de la pression artérielle systolique au-delà de 10-15 mmHg n’est associé à aucun bénéfice supplémentaire en termes de morbi-mortalité. L’hypotension orthostatique en relation avec un surtraitement, notamment chez la personne âgée, peut induire des chutes à l’origine de complications graves et d’une surmortalité. L’abaissement à 6 % du taux d’HbA1c qui a pu être obtenu grâce à l’augmentation du nombre de médicaments associés, et au recours à de nouvelles classes d’antidiabétiques mal évaluées, comme les glitazones, a conduit à davantage d’infarctus du myocarde et de décès. Une étude de cohorte observationnelle menée chez près de 28 000 diabétiques de type 2, qui étaient récemment passés d’une monothérapie à une association d’antidiabétiques oraux et chez 20 000 autres recevant de l’insuline, a établi que le minimum de décès est observé au taux de 7,5 % chez les premiers et à 8 % chez les seconds... Rappelons que de nombreux médicaments, approuvés ou en cours d’approbation par les agences sanitaires sur la base des résultats obtenus sur ces critères intermédiaires, se sont avérés par la suite si dangereux qu’ils ont fait l’objet d’un retrait mondial du marché ou que leur développement clinique a été brutalement interrompu. Ex : clofibrate, cérivastatine, torcetrapib pour l’hypercholestérolémie ; rosiglitazone et pioglitazone, peutêtre demain les gliptines (augmentation avérée du risque de pancréatite aiguë, et possible pour le cancer du pancréas) dans le diabète ; doxazosine, omapatrilat dans l’HTA...
Conclusion
L’exemple récent des recommandations françaises dans le diabète, révisées sous la pression du Formindep, démontre l’importance de réunir des experts indépendants et de la gestion de leurs conflits d’intérêts, pour éviter que les seuils choisis ne profitent plus aux firmes qu’aux patients. L’association milite à présent pour la création en Europe d’une école d’expertise indépendante... Elle vient de déposer un recours en Conseil d’État contre deux décrets censés augmenter l’indépendance de l’expertise et la transparence des avantages consentis (« Sunshine Act »), mais qui en fait entretiennent une opacité faisant courir un risque sanitaire aux citoyens.