L’urgence de la rencontre

L’équipe du Village 2 santé (centre de santé communautaire associatif)
Marie, Alexandre, Marine, Jessica, médecins généralistes, Alexandre et Faïza, accueillant·e, Maxime, kinésithérapeute, Jérémy et Clémence, accompagnant·e en soin social, Sambra, médiatrice paire en santé, Benjamin, coordinateur, Pauline, orthophoniste, Mélanie, accompagnante à la vie relationnelle/coordinatrice, Marjolaine, infirmière Asalée

        1. Au Village 2 santé, nous pensons le soin par la rencontre, celle de nos savoirs, de nos vécus, de nos colères, de nos envies, de nos vies… Nous pensons l’autonomie comme l’acceptation de nos dépendances. Nous pensons le respect de la dignité de l’autre comme une recherche infinie.

Accueillir
« En croisant M. P. à l’accueil, usager de drogues aux multiples problèmes de santé, j’apprends au détour d’un café qu’il ne perçoit plus l’allocation adulte handicapé et qu’il n’imaginait pas une seconde devoir faire une demande de renouvellement. Après plusieurs mois, il se sent en confiance avec nous et il accepte que l’on vienne prendre un café chez lui ou même toquer à sa porte pour l’accompagner chez l’assistante sociale, sans quoi il se ferait expulser dès le printemps prochain. Ce qui me surprend souvent, c’est de voir la tolérance des un.e.s et des autres, car parfois au sein du café, des personnes comme ce monsieur évoquent des choses difficiles, un passé en prison, des relations compliquées, mais la plupart des personnes savent que si ce monsieur est là, c’est avant tout pour trouver une écoute et de l’aide s’il le souhaite. »

« En croisant Mme. R. au café accueil un matin, je me rends compte de son état de fatigue avancée et de ses yeux troublés, elle qui est si avenante d’habitude. Je m’assois à sa table avec mon café. Est-ce juste parce que vous êtes malade ? Non, allons nous isoler dans une autre salle. Parlons maintenant des violences que vous ne supportez plus. Donnons maintenant un mouchoir, un espace pour dire. Faisons le lien avec la médecin. Poursuivons avec le travailleur social. Cherchons un hébergement d’urgence. Et dans cette attente, vous pouvez rester là. Tenez voici un thé chaud. Non vous ne dérangez pas. »

« En croisant Mme J. au café accueil un mercredi après-midi. C’est quoi ça ? Vous faites un goûter ? Tous les mercredis ? Eh bien je reviens la semaine prochaine avec mes enfants et j’apporte un gâteau ! »

Une question nous préoccupe : comment les autres structures arrivent à travailler sans café-accueil ?

Se comprendre
« Je vois une dame de 35 ans avec une polyarthrite. Elle est agente dans une restauration collective. Autant dire qu’elle porte des cartons de nourriture très lourds et qu’elle est très souvent debout. Elle a essayé de reprendre le travail après son congé parental, mais c’était vraiment impossible. Elle est donc en arrêt de travail, mais elle ne touche aucune indemnité journalière puisqu’elle avait pris un congé sabbatique pour s’occuper de sa fille qui avait des problèmes de santé. Nous nous voyons donc en consultation à trois avec mon collègue accompagnant en soin social. Grâce à lui, nous nous rendons compte qu’elle aurait dû bénéficier d’un congé enfant malade et donc d’une rémunération. Ce qui lui aurait également permis de recevoir des indemnités journalières pendant son arrêt. Nous organisons un rendez-vous pour préparer une contestation auprès de son employeur et de la CAF. Nous évoquons aussi les différentes possibilités pour la suite : invalidité ? Reconnaissance de handicap ? Reconversion ? Elle va y réfléchir. Nous parlons de sa situation financière : elle aurait sans doute droit au RSA puisqu’elle ne touche aucune indemnité journalière ; nous l’aiderons à faire la demande. Nous avons pu faire un point global de sa situation, à la fois médical, mais surtout l’impact social de sa maladie sur sa vie, et les possibilités qui s’offrent à elle pour l’avenir. Grâce à mon collègue, je n’ai pas eu à l’envoyer galérer pour aller à la pêche aux informations auprès de multiples institutions qui lui auraient répondu tout et son contraire… Et nous avons pu lui laisser le choix pour son avenir, ce qui est le plus important : elle a les cartes en main, elle retrouve du pouvoir sur sa vie. Et en tant que médecin, il est important de proposer ça à nos patient.e.s, cela fait partie du soin. »

« Je me souviens de cette consultation. C’était la première fois que je rentrai dans une consultation médicale en tant que travailleur social. On avait bien réfléchi en amont aux infos à apporter et aux objectifs de la consultation. C’est drôle de voir quand on déplie l’enchaînement des choses, on se rend compte que le non-recours s’immisce partout. Le pire se cache si souvent dans l’abandon des professionnel.le.s dès qu’elles et ils ne savent pas. Pour cela, il faut perdre sa toute-puissance et savoir à qui demander. Deux barrières qu’il faut ramer pour faire tomber. »

S’approcher
« On découvre parfois de drôles de surprises lors de nos réunions entre médecin et infirmière Asalée [1].
Comme par exemple ce patient que je lui ai adressé pour discuter de son diabète et de ses médicaments et chez qui on découvre qu’après treize ans de suivi médical hyperspécialisé, ultra-rapproché, les difficultés d’adaptation étaient liées au fait qu’il prenait tous ses médicaments en même temps le matin au lieu de les répartir sur la journée. Dr House peut aller se rhabiller ! Il suffisait d’une première consultation à trois pour créer un climat de confiance, quelques rendez-vous de suivi ainsi que des réunions de coordination pour se rendre compte de la situation… Ce genre d’approche est possible grâce à une réflexion que nous avons eue en amont de l’ouverture du centre sur la collaboration que nous avons toutes et tous, travailleurs et travailleuses du sanitaire, du social, de l’accueil, de l’éducation populaire, toutes et tous soignant.e.s. ʺC’est le centre qui soigne !ʺ comme certain-e-s habitant-e-s disent ! Eh bien le centre, c’est notre outil de travail commun dont nous et les habitant.e.s avons l’usage et qui nous maintient donc, ensemble, dans une communauté. Une communauté de savoirs, de savoir-faire, de pratiques, de réflexion, de savoir-être… qu’il s’agit de s’aider à mettre en commun. »

S’étonner
« "Ici, on n’a pas l’impression d’être chez le médecin". Quand une patiente m’a dit ça, je me suis dit que c’était gagné. Parce que si on regarde rapidement, ça y ressemble bien à "chez le médecin" : sur les murs, il y a bien l’éternelle toise. Sur le meuble, il y a bien un stéthoscope, un tensiomètre et tout un tas d’instruments bizarres. Dans le placard, des aiguilles, des compresses, des abaisse-langues. On s’y croirait. On vient en consultation, apporter ses résultats d’analyses, faire renouveler ses ordonnances, dire où l’on a mal… Et pourtant, si on regarde bien, quelques indices nous disent qu’il y a un petit quelque chose de différent, qui peut surprendre au début.

Il y a ce premier long rendez-vous qui permet de faire connaissance, de faire le point sur le dossier médical pour planifier le suivi, et de faire la déclaration de médecin traitant. Bien souvent, on y vient sans être malade. Venir chez le médecin sans être malade ? Il y a aussi ces moments où l’on a besoin de parler, de vider son sac, et parfois il arrive que ça soit pendant une consultation médicale. Dans ces cas-là, il arrive souvent que les médecins prennent le temps de nous écouter. De nous écouter ? Et cette invitation à emporter sa tasse de thé ou de café de l’accueil dans la salle de consultation. Boire son café chez le médecin ? Les cabinets médicaux seraient-ils des lieux de vie ? C’est drôle parce que c’est souvent ce petit détail qui est le plus remarqué, peut-être car il est le plus symbolique. Symbolique de ce lieu qu’on tente de rendre vivant et accueillant. Un lieu de vie où l’on peut parler de tout, de son travail, de sa famille, de sa santé au sens large, sans s’entendre répondre que "c’est du social" ou "c’est psy". Sans se faire gaver de médicaments. En ayant le temps de la rencontre. »

Sortir
« Avant l’ouverture du centre, les habitant.e.s nous l’avaient bien dit qu’il fallait un.e ophtalmo, un.e dentiste, un.e nutritionniste… Malheureusement, nos murs ne sont pas extensibles et nous sommes surtout persuadé.e.s de l’importance de rester avec une équipe sanitaire et sociale de premier recours. Mais nous n’arrivons pas dans un désert, il existe déjà tout un tas d’initiatives et de professionnel.les chouettes (et moins chouettes) sur Échirolles. Nous sommes donc allés à la rencontre des « acteurs et actrices du territoire », les partenaires et les réseaux déjà existants, pour les identifier et voir celles et ceux qui seront des allié.e.s, celles et ceux chez qui il faudra rester vigilant sur la qualité de l’aide apportée, et celles et ceux avec qui nous pourrons construire des choses ensemble.

Travailler ce partenariat, c’est aussi pour nous le moyen de stopper un peu ce syndrome de la patate chaude : ʺAh mais ça, c’est pas ici, nous on ne fait pas ça, allez voir là-bas.ʺ Ça vous rappelle quelque chose ? Surtout qu’avec les nouvelles politiques de restrictions budgétaires, il y a de moins en moins de personnes pour recevoir et accompagner. Alors tout le monde se ʺrecentreʺ sur ʺses missionsʺ et ne veut ou ne peut plus sortir du cadre. Alors connaître les missions de chacune et chacun, leurs forces, leurs faiblesses, leur contexte de travail aussi et leurs moyens, c’est pouvoir orienter les personnes convenablement : ʺEffectivement, je ne suis pas assez calé pour vous accompagner sur votre dossier de surendettement, mais à la Maison des habitants il y a Stéphanie, elle est assistante sociale, elle pourra vous aider, vous voulez qu’on l’appelle ensemble ?ʺ »

S’éduquer ensemble
Il y a cette dame qui apprend à tout le monde « Diki diki » dans un atelier comptine du monde avec l’orthophoniste. Et puis celle-là qui était venue se faire du bien dans l’atelier relaxation du kinésithérapeute et qui repart avec l’atelier qu’elle souhaite organiser ailleurs. Il y a ces habitant-e-s qui se donnent des astuces sur leurs moments de crise de douleurs chroniques et celles et ceux-là qui montent sur scène lors d’un spectacle de théâtre-forum pour expliquer qu’il est dur d’être isolé.e quand on est aidant.e d’une personne de sa famille. Il y a Luigi qui vient couper les cheveux à prix libre une fois par mois. Il y a la « place du village » où on pense ensemble, habitant-e-s et professionnel-le-s à ce qu’on voudrait qu’il se passe. Il y a ces mamans qui échangent sur la peur des écrans pour leurs enfants, et celles qui discutent au café-accueil des recettes des gâteaux de l’Aïd. Il y a cette rencontre avec une psychiatre palestinienne, et puis cette promesse de se réunir pour se battre pour que tout le monde puisse aller à la piscine. Il y a cette volonté d’expliquer ce qu’on vit pour aider à comprendre : la violence du travail et celle de ne pas en avoir, les discriminations et les intimidations, et la justice pour qui ? Et l’égalité elle est où ? Il y a le plaisir d’un lieu de convivialité où l’on se sent « comme chez soi ». Il y a cette dame qui s’en est sortie qui discute avec celle-ci qui ne s’en sort pas. Il y a du « vous savez, chez nous… » et du « ah ça s’est pas fait pour nous », des coups de gueule et des mercis, des sourires et des larmes. Il y a la vie du quartier qui entre dans le centre et le centre qui entre dans la vie du quartier. Et à ce moment-là, doucement, simplement et pour longtemps, on apprendra les un-e-s des autres.

S’autogérer
Il faut que l’on décide ce qu’on fait pour les congés sans solde : est-ce qu’on a le droit d’en prendre ? Combien ? Mais comment décider ? Nous en parlons en réunion thématique « R.ichesses H.umaines » et pour aborder le sujet, nous nous divisons en deux groupes. Un groupe jouera les patrons et l’autre les salarié-e-s. Chacun essayera de défendre ses intérêts. Après concertation et préparation du plaidoyer dans les deux groupes, nous jouons la négociation avec entrain et vigueur.

Les « salarié-e-s » parlent de la nécessité du bien-être au travail et donc du repos par des congés, de la liberté individuelle. Les « patrons » avancent les difficultés que cela peut poser pour la structure si tout le monde prend des congés sans solde tout le temps, la nécessité de remplacements, le coût économique. Au total, il faudra bien trouver un compromis.

Cette mise en scène illustre ce qui peut se passer dans nos têtes, en tant qu’équipe autogérée : nous sommes à la fois employeur.euse.s et employé.e.s. Nous endossons à la fois les objectifs de la structure et nos objectifs personnels, qui entrent parfois en contradiction.

Ces dynamiques doivent se travailler continuellement pour ne pas figer des positions et aboutir à de nouvelles hiérarchies. Mais se payer le même salaire, considérer que l’on est toutes et tous soignant-e-s, qu’on ne peut penser qu’une médecin est plus importante qu’un accueillant, ou un kiné qu’une assistante sociale, et que nous prendrons toutes les décisions importantes au consensus fort, cela n’est pas pour « faire joli ». C’est la base sur laquelle on s’installe. Celle sur laquelle on peut réellement se dire ce que l’on réussit et ce que l’on rate. Celle sur laquelle nous pouvons contempler l’immensité de ce qu’il nous reste à accomplir et se dire que nous avons envie de l’explorer. Alors aux « nous aussi on y avait pensé à l’époque, vous en reviendrez », nous répondons que nous ne cherchons pas à leur prouver quelque chose ; nous faisons, ici et maintenant, et que chacun·e y pioche ce qui lui semble intéressant.

Se tromper
Pour penser le soin autrement, il faut accepter de se penser autrement, dans nos fonctions, nos métiers, nos hiérarchies, nos liens avec celles et ceux que l’on prétend aider. Et faire cela avec toutes celles et ceux qui seront impacté-e-s. Douter de ce que l’on fait, accepter de se tromper, essayer encore et encore. Nous sommes profondément reconnaissant-e-s à toutes celles et ceux qui acceptent de se tromper encore et encore, elles et ils n’ont donc pas baissé les bras.

A celles-ci et à ceux-là, il est urgent que nous nous rencontrions.


par Village 2 santé, Pratiques N°83, octobre 2018

Documents joints


[1Action de santé libérale en équipe


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