L’image décryptée

L’image du corps n’est pas neutre : enjeu de pouvoir entre professionnels de santé, instrument également de pouvoir du médecin sur son patient, son accessibilité est, de plus, source d’inégalités de soins selon les revenus.On ne peut pas dissocier la technique de la politique.

Entretien avec Monique Sicard
Chercheuse au CNRS

Pratiques : Vous travaillez avec la revue Pratiques depuis une dizaine d’années, particulièrement avec une rubrique que vous aviez créée avec Patrice Muller, intitulée « Images du corps ». Comment vous êtes-vous intéressée à cette question ?

Monique Sicard : À l’origine, je suis agrégée de biologie, avec un double intérêt pour la nature, l’écologie, le terrain, la montagne, la marche... et l’intérêt ou plutôt une légitimité que je me donne pour dialoguer avec le milieu médical, et pour m’intéresser aux questions des représentations du corps, et de ses traces. Double casquette qui m’a conduite à devenir géologue — le terrain —, et simultanément à m’intéresser à la question de la trace. De là mon intérêt pour des images plus matérielles, et notamment les images scientifiques et médicales d’aujourd’hui. J’en suis venue à faire des films. En tant que géologue de terrain, cela m’intéressait d’impliquer le corps, le mouvement, la montagne, se déplacer... j’ai toujours voulu lier les questions théoriques et les questions corporelles, ne pas être assise et figée. Je travaillais en Tunisie. Lorsque je suis rentrée en France, la géologie avait évolué, elle était devenue plutôt physicochimie. On m’a proposé de travailler en laboratoire à l’observation de fractures dans des feldspaths... sous microscope. Alors que je conduisais la land-rover dans les djebels du Maghreb au soleil, on m’offrait une bourse de quatre années en Belgique sous la pluie, j’étais très jeune et stupide et je me suis enfuie. Il a bien fallu que je travaille, et j’ai décidé d’œuvrer dans le monde culturel, puisque le monde de la recherche était si austère, techniciste... J’ai travaillé pour la future Cité des Sciences et de l’Industrie, j’ai enseigné quelques années, puis on m’a appelée pour œuvrer au projet Biosphère — toujours l’écologie et la géologie — de ce futur musée de la Villette. J’ai commencé à travailler pour des films en tant que conseiller scientifique, en apprenant la réalisation et la production sur le tas. Puis j’ai été appelée par le CNRS qui avait besoin de quelqu’un avec la double casquette, scientifique et cinématographique.

C’est le cinéma qui vous a amenée au CNRS ?
Au CNRS, j’étais responsable de la production cinéma. Je n’ai pas pu m’empêcher de réfléchir au paradoxe qui pouvait lier une démarche de construction scientifique avec une réalisation cinématographique. Il me semblait qu’il y avait des tensions entre une démarche cognitive : la volonté de connaître le monde qui nous entoure et celle de faire des films qui touchent de manière sensible le spectateur. Je devais relever ce défi.

J’ai commencé à écrire. Comme je me sentais plus légitime dans le domaine de la biologie, la physiologie et la médecine du fait de mon passé universitaire, j’ai commencé à travailler de manière théorique sur les images. Qu’est-ce qu’une image, qu’est-ce que regarder, voir ? Je ne trouvais pas de réponse à l’époque. Depuis, la pensée de l’image a fait du chemin. J’avais du mal à trouver des interlocuteurs qui distinguent bien la part de la médiation, du support, la matérialité, les dispositifs de fabrication de l’image, avec l’objet de l’image, ce à quoi elle réfère, ce qui est représenté en elle. Cette distinction me paraissait importante pour développer une pensée de l’image qui se tienne et ne soit pas dans la confusion ou la naïveté. Je me suis dit : allons voir le milieu médical. Là, il y a des enjeux de vie et de mort, l’image n’est pas quelque chose d’anodin, elle n’est pas une simple imagerie sur laquelle on ne réfléchit pas. Je pensais trouver des pistes intéressantes.

À quel moment s’est faite la rencontre avec Pratiques ?
J’ai eu très tôt une position critique vis-à-vis de la sémiologie de l’image, analyse qui resterait au seul niveau de l’image, parce que j’avais réalisé des films. Au montage, on voit bien comment un quart de seconde d’une image peut changer le sens d’une séquence, mais aussi de tout un film. Je me posais ces questions en tant que géologue : chaque centimètre de terrain est différent du centimètre carré voisin, comment trouver une pensée générale, des lois qui gouvernent ensemble ? On ne peut pas rester dans le constat descriptif d’un espace-temps singulier. Je me suis posé la même question pour les images. Des philosophes de l’image ont produit des discours sur la photographie. Venant du monde des sciences exactes, je savais qu’un discours général pouvait être réfuté par un contre-exemple. J’ai écrit plusieurs livres à partir de scénarios. Notamment un petit livre qui s’appelle L’année 1895, l’image écartelée entre voir et savoir, où j’étudie des synchronies, celle de la naissance du cinéma, de la naissance de la psychanalyse et de la naissance des rayons X. J’avais publié ce livre à l’occasion du centenaire de la naissance du cinématographe par les frères Lumière. Patrice Muller l’avait lu, il était très ouvert, avide de savoir et de rencontres. Il m’a invitée un soir à venir parler de l’ouvrage. Je suis venue, il y avait un tout petit groupe, j’ai commencé à parler, la soirée s’est prolongée tard, ils étaient passionnés. Voilà comment j’ai fait la rencontre de Pratiques, grâce à Patrice. Je lui ai proposé d’assister à des examens d’imagerie, sur le terrain. Pour moi, une image se fabrique, c’est un objet, il y a de la matière, des dispositifs de fabrication, des enjeux, des machines, des politiques. Patrice, en tant que généraliste, était intéressé à voir ces examens, ma demande lui offrait l’opportunité de frapper aux portes, et sa blouse blanche m’introduisait. Nous sommes partis pour quelques années de visites, de rendez-vous, enregistrés, plus ou moins décryptés, qui restent encore à mettre en forme. Beaucoup de choses n’ont pas été publiées. Nous avions l’idée de faire un livre. Avec des difficultés théoriques : quel axe choisir, quel point de vue, que dire sur ces images ? On peut parler des images de médecine de mille et une manières.

De ces questions d’origine, comment votre pensée a-t-elle évolué ?
Sur le plan théorique, j’appartiens à deux courants. Ce qu’on appelle la « génétique » des textes et des formes, l’objet du laboratoire du CNRS auquel j’appartiens avec des littéraires qui travaillent sur les manuscrits d’écrivains, sur la manière dont ils écrivent, le sens de leurs ratures, pour retrouver le cheminement de leur pensée, décrire les processus de création. On a créé un art nouveau : « génétique des arts visuels », couplé à « génétique des arts plastiques », sur la genèse des films et de la photographie. Il s’agit aussi d’aider les créateurs, notamment photographes, montrer les enjeux, les difficultés, montrer qu’il y a des temps longs dans la photographie : c’est souvent l’implication de toute une vie. Faire connaître les processus et les faire aimer, souvent malgré eux car ils sont souvent niés dans la création photographique : on jette les archives. On ne veut pas parler de fabrication, il faut créer, que tout vienne de l’esprit. Je pense que c’est une erreur, car comprendre la manière dont sont produites les œuvres permet de raconter, d’être dans le récit, dans l’histoire, fournit les instruments d’un récit qui va se répercuter, d’un intérêt pour les auteurs. Ces démarches mises au point pour la création artistique contemporaine peuvent s’appliquer à d’autres domaines d’images et à des images du passé, des auteurs du XIXe siècle ou autre. Mettre au point une démarche théorique est compliqué, il faut des arguments. L’autre champ théorique est celui de la revue Médium qui se penche sur la question des médiations, c’est-à-dire des intermédiaires transformants et qui montre comment ces médiations peuvent être motrices et elles-mêmes créatrices, orientées... des comportements, des structures, une évolution... Cette revue s’intéresse notamment aux techniques contemporaines, Internet, l’imagerie... Elle s’efforce de saisir le monde contemporain, ce qu’est notre époque, comment elle fonctionne.

Quelles sont les grandes questions en lien avec les images du corps en médecine ?
Une même imagerie du corps, une radiographie du poumon donne un résultat différent selon l’auteur. Les échographies sont opérateur-dépendant, mais pas seulement, également selon la machine. Si elle s’appelle Siemens ou Philips, le résultat peut être différent. Dans l’imagerie médicale, on ne peut pas ignorer la dimension industrielle qui est énorme. Quatre grandes multinationales : Toshiba, Siemens, Philips et General Electric font la pluie et le beau temps. Le généraliste a peu accès à l’imagerie, il peut faire des échographies (s’il acquiert le matériel et la formation — ndlr —) mais pas les autres images, qu’il reçoit. À la fin du XIXe, il y a eu un grand conflit entre les médecins et les non médecins qui pratiquaient la radioscopie, des passionnés de photographie, comme Albert Londres... Le conflit a duré quarante ans et s’est terminé par la victoire des médecins : il faut être médecin pour pratiquer la radiographie. Pourquoi certains outils ne seraient-ils utilisables que par des médecins ? La frontière entre la distraction et l’examen médical est floue. Distraire, c’est « tirer ailleurs » au lieu d’entrer dans la problématique des enjeux. On observe cela dans le domaine de l’échographie obstétricale.

J’ai assisté à des examens où la femme arrive avec l’ami ou le mari, mais également la fratrie, qui chahute et joue à côté de ce qui est quand même un examen médical. J’ai vu récemment l’un des sites du ministère de la Santé décrire l’échographie obstétricale en mentionnant l’interdiction des chiens durant l’examen. Je me mets à la place du médecin qui découvre une malformation en direct, sans médiation et qui doit en parler alors qu’en face on est en train de regarder le petit frère à la télé. Quelle méthode utiliser pour reconstituer ces processus et quelles en seront les conséquences ? Cette imagerie qui surgit bouleverse les frontières, car elle est un pouvoir de l’intérieur des corps vivants. Cela confère un certain pouvoir. Le radiologue est le premier à parler des images au patient. Il en dit peu de choses, mais le médecin peut se sentir dépossédé. Selon les spécificités médicales, le partage des métiers s’est résolu de manière différente. Les cardiologues se sont emparés de l’échographie cardiaque, alors que les ORL ne se sont pas emparés des scanners du sinus... En gynécologie, les obstétriciens peuvent pratiquer des échographies, mais parfois ce sont des radiologues, avec des conflits, les obstétriciens reprochant aux radiologues de ne pas savoir parler aux patientes, les autres leur reprochant de ne pas avoir une lecture technique suffisante. Il serait intéressant d’étudier comment se sont déplacées les frontières, comment on s’est emparé du pouvoir de l’image, et comment on s’est laissé déposséder. Par exemple, on assiste aujourd’hui au déplacement d’une frontière, celle qui marque la limite entre la psychiatrie et la neurologie. C’est un énorme enjeu. Pour la maladie d’Alzheimer, c’est particulièrement dramatique. On fait le diagnostic d’une maladie neurodégénérative qu’on ne peut pas soigner. Cette personne est angoissée, mais personne ne va prendre soin d’elle. Elle ne relève plus de la psychiatrie. Dans l’institut du cerveau qui se crée, l’un des objectifs est d’avancer le diagnostic. Dans le domaine médical ou scientifique, on ne cherche bien que dans la tache de lumière, sous le réverbère. On sait qu’on va pouvoir déceler plus tôt la maladie d’Alzheimer, avec pour résultat qu’on va pouvoir faire souffrir un peu plus les patients. Les structures ne sont pas prévues pour accueillir des malades jeunes, les psychiatres ne seront pas là, les psychologues presque pas plus. Ce sont des avatars de l’image et des examens biologiques du liquide céphalorachidien. L’utilisation de l’imagerie par résonance magnétique (IRM) pour diagnostiquer la maladie d’Alzheimer date de dix ans. Des personnes qui pouvaient être admises dans des maisons de repos psychiatriques qui leur faisaient du bien sont exclues de ces lieux, dès que le diagnostic est fait. On ne soigne plus leur dépression, leurs angoisses et leurs inquiétudes. Ils retournent chez eux, et leur famille doit se ruiner pour les soigner. Ainsi un progrès technique peut s’avérer terriblement contreproductif dans la vie des gens.

Comment développer une pensée de l’image bénéfique pour la société ?
Que fabrique l’être humain qui va lui retomber dessus ? Comment va-t-il maîtriser ces objets qu’il façonne ? Comment ne pas faire d’examens inutiles qui coûtent cher ou qui sont douloureux ? Comment conserver judicieusement la mémoire des examens qui ont été faits ? Il arrive souvent que les images se perdent, mais parfois on retrouve des images faites plusieurs dizaines d’années auparavant. La comparaison est difficile, car les techniques ont évolué, mais cela peut être utile au diagnostic. Il y a des questions non résolues, celle de la propriété de l’image, est-ce celle du patient, du médecin, de l’hôpital ? Parfois, on ne veut même pas vous montrer les images, si vous demandez à les voir, on les montre très rapidement puis on les cache. Parfois, on vous demande de les garder précieusement. Ou bien on vous donne un compte rendu et pas les images. Toutes ces techniques d’imagerie, si elles étaient pensées, pourraient donner lieu à une nouvelle médecine, une clinique améliorée : connaissance du patient, écoute, connaissance de son passé et dialogue avec lui à partir des images : « Regardez, là je vais vous expliquer ». Car l’image rend visible et permet le dialogue et la création. Elle permet la discussion d’une équipe médicale, de prendre des décisions collectivement, éventuellement avec le patient, en lui fournissant les explications. L’image n’est pas une simple empreinte, c’est un objet fabriqué, qui est difficile à lire, mais qui peut être décrypté. On ne peut pas dissocier la technique et la politique. Certains radiologues privés qui ont des cabinets individuels peuvent se sentir dépassés par la course à la technique, et devoir s’associer à d’autres structures pour maintenir leur activité. Il y a la question d’un accès républicain à l’imagerie, aux techniques d’IRM, qui ne sont pas accessibles à tous. Il faut une politique territoriale de la médecine et de l’imagerie.

Propos recueillis par Martine Lalande et Anne Perraut Soliveres


par Monique Sicard, Pratiques N°51, décembre 2010

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