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- Le mouvement des « gilets jaunes » fait couler beaucoup d’encre, de l’empoisonnée à la plus belle. Il nous interroge, bouscule nos certitudes. Certains les comparent aux « sans-culottes » ou aux « Jacques » du Moyen-Âge… D’autres évoquent 1789, 1848, 1871, 1936 et 1968…
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Dans un texte du 24 décembre dernier, Edgar Morin insiste sur l’hétérogénéité du mouvement. Ce qui lie les gilets jaunes n’est pas une idéologie commune, bien au contraire. On rencontre de tout chez eux : des cultivateurs, des routiers, des commerçants, des salariés, des ménagères, des jeunes, des fachos, des anars, des ultra-gauchos, des furieux, des paisibles, des apolitiques, des hyperpolitisés. (...) un parfait échantillon de notre peuple.
Mais voilà que les « gilets » fraternisent et ressentent une « communauté de destin » devant l’énorme arsenal répressif déployé contre eux. Ce sentiment va occulter un temps tout ce qui les divise voire les oppose.
Dans la lettre d’information de l’association « Notre Dame Des Landes, Poursuivre ensemble », des occupants de la ZAD, qui sont allés à la rencontre des gilets jaunes, racontent la perplexité de leurs voisins à qui ils demandent du lait à la traite pour la marmite de chocolat chaud du lendemain sur les ronds-points : « Alors, vous allez soutenir des gens qui luttent pour le droit à la bagnole, maintenant ? »
Des citoyens « insérés », sans qu’on puisse en distinguer la classe sociale ou le niveau de revenus, se mobilisent sur les ronds-points pour expérimenter une sorte de démocratie directe dont il semble qu’ils font l’apprentissage en même temps qu’ils se révoltent. Ils sont ceux qu’on ne voit ni n’entend jamais, justement parce qu’ils ne sont ni puissants ni misérables… Ce sont les gens qui ont le sentiment de payer beaucoup trop, qui comme le disent certains « ont la chance d’avoir du boulot »… mais pas celle d’accéder à une vie décente malgré leurs efforts.
Sous le regard médusé des décideurs politiques de tout poil, ils viennent éclairer le futur de leur révolte, semant aussi la perplexité au sein de bien des centrales syndicales, dont ils devancent, ou parfois supplantent, les revendications. Car le mouvement porte, pour une part, des idées qui ressemblent à celles du socialisme du début, où la solidarité animait les cœurs.
Cette pluralité du mouvement fait sa force, comme elle peut faire aussi sa faiblesse ou l’exposer aux récupérations. Mais, dans sa puissance et son courage, il contient une part d’irrécupérable, qui transgresse les appartenances et les convictions initiales. Il permet à ces groupes divers d’abord de se regarder en face, puis d’avancer de front. La « fracture sociale » ne passe plus entre ceux qui ont peu et ceux qui n’ont rien, ou entre telle origine et telle autre. Elle s’ouvre profondément entre la réalité – mixte, multiple et souvent divergente – de ce qui peut s’appeler un peuple, et un pouvoir technocratique aveugle, même au jaune fluo.