Éric Bogaert
Psychiatre de secteur retraité
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- « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », écrivait François Rabelais, médecin de la faculté de médecine de Montpellier, dans Pantagruel, publié en 1532.
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Je ne connais pas cet autre médecin enseignant de cette même faculté, qui a rapporté le 1er mars 2018 l’argument d’un autre médecin enseignant de la même faculté de médecine : « Il est important d’être exigeant quant à la qualité du stage de pédopsychiatrie car la nouvelle maquette de psychiatrie prévoit un seul stage en pédopsychiatrie. De façon plus générale, l’encadrement du stage de pédopsychiatrie des internes DES en psychiatrie nécessite non seulement une supervision individuelle hebdomadaire, voire pour certaines activités quotidienne, ce qui suppose la présence de temps médicaux suffisants pour couvrir toute la période de stage, mais aussi un projet pédagogique spécifique comme des réunions de bibliographie ou des séminaires de formation et une approche thérapeutique reposant sur un large éventail des pratiques actualisées et fondées sur des preuves (et pas seulement sur la psychanalyse ou la psychothérapie institutionnelle [1]). L’équipe de (ce service de cet hôpital psychiatrique rural à 2 heures de route de la faculté de médecine de Montpellier) ne répond pas à ces critères et l’agrément ne peut être attribué ».
Comment pourrait-il y avoir des temps médicaux suffisant si on n’autorise pas les quelques médecins qui pourraient en avoir le désir et le courage de partir à la découverte de civilisations étranges et éloignées, étrangères – barbares [2] ? – mais terriblement communes ? Il ne faudrait pas oublier que, pour être psychiatres, ces barbares parlent aussi la langue universitaire, certes de façon moins académique et plus populaire ; ce qui en fait des interprètes.
Il me semblait que l’enseignement théorique était plutôt à la charge des praticiens hospitalo-universitaires, les praticiens hospitaliers assurant eux l’enseignement pratique et l’encadrement médical des stages. Par ailleurs je ne suis pas certain que des réunions de bibliographie ni même des séminaires de formation et une approche thérapeutique fondée sur des preuves suffisent à une formation scientifique qui puisse accueillir, contenir, la folie, en rendre compte, et en prendre soin. Il y faut, aussi et peut-être même avant tout, considérer et assumer la densité de ce qui fait d’un homme un peu plus qu’un tas de chair organisé par des lois biologiques probantes – mais aussi, par exemple, par celles du langage, d’ailleurs tout aussi probantes –, et la trame affective et relationnelle dans laquelle s’éprouvent concrètement au jour le jour la folie et les soins de celle-ci.
Prouver, est-ce constater ? justifier ? expliquer ? valider ?…
Suffit-il de prouver à celui qui souffre d’un membre fantôme qu’il n’a plus le membre qui le fait souffrir pour qu’il ne souffre plus ?
Prouver à celui qui souffre d’une hallucination l’« absence d’objet » de sa perception suffit-il à le soigner ? « mais j’entends bel et bien une voix », rétorquera-t-il !
Peut-on prouver qu’il n’y a pas de fantômes, dans les livres d’histoire, les rues de nos villes qui portent les noms d’illustres ancêtres, nos esprits ?
Un psychiatre, médecin de l’âme, peut-il prouver qu’il y a une âme ? Et pour faire le psychiatre, ne faut-il pas avoir soi-même une âme ?
Une science de l’homme qui ne connaîtrait pas l’inconscient en serait-elle une ?
Un peu plus loin, à 2 heures de route de cet hôpital rural, dans un autre centre hospitalo-universitaire (CHU), hôpital associé à une faculté de médecine, le Contrôle général des lieux de privation de liberté [3] (CGLPL) a fait du 8 au 15 janvier 2018 une visite du pôle psychiatrie. Il a « constaté des situations individuelles, des dysfonctionnements et des conditions de prise en charge, qui permettent de considérer que les conditions de vie de certaines personnes hospitalisées, constituent un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme » est-il publié dans le Journal Officiel de la République Française du même 1er mars 2018 [4]. Il s’agit, pour résumer, de « conditions d’accueil des patients relevant de la psychiatrie indignes au sein du service des urgences générales » [5], d’« une pratique générale d’isolement et de contention dans les unités d’hospitalisation complète ne répondant pas aux exigences législatives et réglementaires » [6], et d’« un non-respect du droit des patients » [7]. Lors de ces contrôles, le personnel est apparu professionnel et dévoué, participant sereinement et de façon constructive au contrôle, et attentif et intéressé aux premiers constats ; désinvolture ou calcul, en tous cas désarmant.
Le CGLPL a adressé le 1er février 2018 ses « recommandations en urgence » à la ministre de la santé, en lui donnant 3 semaines pour faire connaître ses observations. Faute de ce retour, la CGLPL a rendu public, comme le lui permet la loi, ses observations et les réponses reçues assorties de ses recommandations. Celles-ci sont les suivantes :
« Les atteintes aux droits décrites dans les présentes recommandations doivent cesser immédiatement, notamment l’accueil au sein du service des urgences.
La prise en charge initiale des patients au CHU doit être réalisée dans le respect de la dignité des personnes et les moyens nécessaires doivent être mis en œuvre pour garantir les possibilités d’hospitalisation adaptées.
Les pratiques d’isolement et de contention doivent faire l’objet d’une réflexion institutionnelle et respecter les prescriptions de la loi du 26 janvier 2016 ainsi que les recommandations du CGLPL, de la Haute Autorité de santé, et du Conseil de l’Europe à travers les normes révisées du CPT [8].
Une formation sur l’accès aux droits doit être dispensée aux soignants et l’information donnée aux patients doit être déclinée aux différents moments de l’hospitalisation ; les cadres de santé doivent établir un contrôle de cet accès aux droits. »
Le 28 février, le CHU a réagi dans un communiqué de presse. Il reconnaît des « pratiques à corriger concernant des mesures de contention à limiter davantage en nombre et en durée, ainsi que des parcours de soin à fluidifier », et indique avoir « d’ores et déjà adopté un plan d’actions et mis en place des mesures pour répondre aux recommandations du CGLPL ».
Il propose ce qui ressemble plus à des justifications qu’à des explications, qui se révèlent tout à fait banales dans le monde de la santé aujourd’hui : inflation des demandes en psychiatrie, « faible nombre de psychiatres libéraux sur le territoire », et mise en place par « la gouvernance » d’« un plan d’actions » pour améliorer « le sérieux et le professionnalisme des équipes », reconnus lors des visites de certification de la Haute Autorité de Santé (HAS) et de celle récente du CGLPL, qui proposent des « prises en charge d’excellence ». Ces mesures consistent à rappeler la loi sur la contention, proposer des actions de formation à ce sujet, réaliser des « analyses mensuelles » et des « audits inopinés », créer un espace sécurisé aux urgences, améliorer les conditions hospitalières. Et les conclusions du CGLPL sont modérées par une étude rétrospective sur 2 ans montrant que « la durée médiane de séjour aux urgences des patients relevant de psychiatrie est de 6,5 heures », tandis que le CHU souligne les efforts réalisés pour réduire la durée d’attente aux urgences des patients hospitalisés et indique « l’installation en cours dans les services d’hospitalisation de psychiatrie de lits supplémentaires en chambre individuelle ».
Soit. Mais on se demande pourquoi il a fallu attendre la visite du CGLPL pour prendre ces mesures, qui Ne semblent pas poser de problème budgétaire puisque leur mise en places est effective ou en cours depuis la visite du CGLPL. Les soignants n’auraient-ils pas signalé les carences à la direction ? Ou celle-ci aurait-elle été sourde aux signalements et sollicitations des soignants ? Et s’agit-il bien, ou même seulement, de ça !
La ministre de la santé a répondu au CGLPL le 2 mars 2018. Elle reprend les explications du CHU, et relativise les temps d’attente des patients psychiatriques aux urgences au cours de la semaine du contrôle par la désorganisation de ce service en raison de l’épidémie de grippe. Puis elle signale les mesures prises par le CHU, plus nombreuses et précises que dans le communiqué de presse de celui-ci.
Elles concernent les conditions d’accueil des patients présentant des troubles psychiatriques aux urgences [9]. « Des études architecturales sont en cours » [10]. « D’autres actions s’attachent à faire cesser les isolements et les contentions non conformes à la loi » [11]. Un effort sera fait sur l’information des patients sur leurs droits [12]. « Les programmes de soins seront dorénavant conformes au Code de la santé publique » [13]. « Les actions pour pourvoir les postes vacants seront renforcées » [14]. Et aussi quelques mesures plus administratives [15] évoquant une mise sous surveillance du pôle de psychiatrie. Enfin sont rappelés le professionnalisme et le dévouement des médecins et infirmiers qui poursuivent « une psychiatrie communautaire centrée sur la cité » qui a proposé en 2016 à plus de 95 % de ses patients une prise en charge ambulatoire.
Je ne connais pas ce service, mais on peut trouver sur quelques sites internet professionnels des informations dont la validité ne fait pas de doute.
Sur son site – qu’on considérera comme sérieux –, on apprend qu’au CHU de St Étienne, la psychiatrie c’est le « pôle psychiatrie adultes et infanto-juvénile », organisé depuis 2009 en 4 secteurs de psychiatrie générale (360 lits et places – 216 lits et 228 places d’après le CGLPL, hospitalisation à temps complet et soins ambulatoires en hôpitaux de jour, centres d’activité thérapeutique à temps partiel, organisés autour de centres médico-psychologiques), 1 secteur de pédo-psychiatrie (78 lits et places – 14 lits et 64 places d’après le CGLPL), et des activités transversales (consultations de l’équipe de liaison, une unité d’urgences psychiatriques, une unité de prise en charge des addictions, un centre référent des troubles des conduites alimentaires, un dispositif d’appartements thérapeutiques…) autour de l’agglomération stéphanoise. Il est indiqué que l’unité des urgences psychiatriques dispose de 4 Équivalents Temps Plein (ETP) médicaux.
Sur le site – qu’on considérera comme bien informé – de l’association stéphanoise des internes en psychiatrie, on peut consulter le Guide de survie de l’interne en psychiatrie stéphanois édité pour l’année universitaire 2016-2017. Il y apparaît des effectifs médicaux [16] – en tout 47 médecins, qui sans doute n’exercent pas tous à plein temps – dont on peut dire que, même si le CGLPL – selon celui-ci il manquerait 4 ETP –, la direction du CHU et la ministre de la santé le considèrent insuffisant, il y a tout de même quelques médecins, et probablement pas moins, pour ne pas dire un peu plus, que dans nombre de secteurs de psychiatrie générale du pays.
La cheffe de pôle est aussi chef de service d’un secteur de psychiatrie générale, du centre de référence des troubles des conduites alimentaires, de l’unité de traitement de la dépendance et des toxicomanies, de l’hôpital de jour d’addictologie, de l’unité de consultation à la maison d’arrêt et de l’équipe mobile psychiatrie précarité, et de l’unité d’urgences psychiatriques. Elle est par ailleurs, d’après le site – qu’on considérera comme sérieux – de la faculté de médecine Jacques Lisfranc de St Étienne, assesseur à la pédagogie – elle en a même été un temps « référent éthique » –. Au titre de professeur des universités, elle a produit un certain nombre de publications scientifiques, dont, au titre de co-auteur, Pratique de l’isolement chez des patients hospitalisés sous contrainte dans un service universitaire d’urgences psychiatriques. Revue de 266 dossiers. [17], parue en 2014 dans les Annales Médico-psychologiques. Elle est co-auteure de l’ouvrage Médecine sociale, Médecine légale, Éthique et Déontologie paru en 2003 aux éditions Ellipses marketing (médecine, éthique, déontologie, et marketing, curieux cocktail !). Elle a été aussi « membre [18] EA Dynamique des capacités humaines et des conduites de santé », du laboratoire Epsylon, avec l’« appartenance Axe : Dynamique des capacités humaines ; Thème : Changements cognitifs et environnement » [19]. Elle est aussi présidente de l’Association Francophone pour l’Étude et la Recherche sur les Urgences Psychiatriques. Enfin, d’après 2 sites – à la fiabilité indéterminée – recensant les entreprises, elle est dirigeante d’une « affaire personnelle profession libérale spécialisée dans le secteur du conseil pour les affaires et autres conseils de gestion », n’employant pas de salarié, dont le siège est sis à Lyon.
Donc cette personne exerce énormément d’activités, respectables et savantes, notamment dans le domaine de la psychiatrie, des urgences, de l’isolement « thérapeutique », des sciences de la cognition, et, accessoirement, du conseil de gestion.
Alors, comment comprendre cette situation, qui ne semble pas la règle dans le pays, même si on peut craindre qu’il en soit de même dans d’autres lieux ? Il y a des structures de soin, des équipes soignantes formées (dans un CHU, c’est la moindre des choses), aux effectifs sans doute insuffisants mais pas totalement en pénurie (les CHU sont tout de même bien plus attractifs que les secteurs psychiatriques ruraux). S’agit-il d’un problème d’éthique, de soignants peu soucieux de considérer les patients comme des personnes souffrantes ayant besoin d’attention et de respect ? D’une organisation à deux vitesses du « parcours de soins », distinguant les patients suivis et dans une relation de soin réciproquement empathique qui sont directement hospitalisés depuis le lieu de leurs soins lorsqu’ils en ont besoin, de ceux pas encore connus ou dans un rejet de la relation de soin, devant passer par les urgences faute d’avoir une (re)prise de contact rapide en soin ambulatoire, et y attendre qu’une place se libère ? Le « stock » de places d’hospitalisation est-il insuffisant ? Il ne semble pas que la durée de séjour moyenne y soit très supérieure à la moyenne nationale.
Une autre source d’information sur internet est ce blog [20] créé pour la circonstance par quelqu’un qui se présente comme soignant du pôle psychiatrie du CHU de St Étienne. Anonyme pour éviter les sanctions qu’il dit risquer de la part d’une direction qui en appelle au devoir de réserve des fonctionnaires pour dissuader les soignants de s’exprimer sur le sujet. Les propos de ce soignant semblent cohérents, documentés, et modérés. Il n’y a pas de raison de douter de leur authenticité, même s’ils sont évidemment subjectifs car témoignant du regard d’un acteur informé, mais décentré pour exercer dans un lieu de ce vaste ensemble sans pour autant être dans les arcanes décisionnaires.
Dans le premier texte, écrit dans l’urgence de la parution des recommandations du CGLPL, il confirme les abus de la contention au service des urgences, en situant les questions posées par cette pratique et sans s’en faire ni le procureur ni le thuriféraire. Augmentation des passages de patients nécessitant des soins sans consentement aux urgences, augmentation de la pression portée sur la responsabilité des soignants en cas de fugues ou passages à l’acte des patients, labilité souvent de l’acceptation des soins dans ces moments de crise vécus aux urgences, moments qui se prolongent avec la difficulté de trouver des solutions d’hospitalisation en aval des urgences, et contraintes organisationnelles, sont des raisons avancées, tout comme le manque de formation, qui ne convainc pas dès lors qu’il s’agit tout de même de professionnels de l’urgence, assistés de soignants de la psychiatrie sur place, et dans un centre hospitalo-universitaire – même si, dit-on, cordonnier est le plus mal chaussé.
Au passage, il évoque une conception thérapeutique de l’isolement « héritée » de la psychothérapie institutionnelle (PI), comme « moyen de “rassembler” le patient psychotique ». Pour la PI, il s’agit en fait plutôt d’une fonction contenante des soignants qui s’installent dans le temps et l’espace, jusqu’au contact corps à corps, auprès d’un patient en crise de morcellement d’une acmé dissociative comme on en rencontre dans les évolutions processuelles de psychose, quitte à rejoindre avec le patient un espace calme et isolé du lieu où on se trouve, comme il est recommandé, dans toutes les formations à la psychiatrie, au cours de tous les épisodes d’agitation, de quelque pathologie qu’ils relèvent, pour éviter les complications et une contagion pathoplastiques [21]. Là, cet « isolement » ne contrevient nullement au code de la santé publique, il est le modèle de la relation de soin (« isolement » dans le cabinet du médecin ou la salle d’examen, pour tenir à distance la contamination par des facteurs ou agents étrangers, asepsie relationnelle).
Pour ce qu’il appelle les services [22] d’hospitalisation à temps complet, la situation semble même pire que celle décrite dans les recommandations du CGLPL, et pérennes. Sa première cause évoquée, le manque de temps médicaux, ne pose pas que des problèmes quantitatifs sur le travail des psychiatres ; d’abord il relève de contraintes administratives, gestionnaires, et au-delà politiques, qui échappent aux soignants qui n’ont aucune responsabilité – sinon comme électeurs comme tout citoyen –, ensuite il a des conséquences sur le travail clinique des équipes de soin en réduisant les échanges entre les psychiatres et les autres soignants, qui s’en plaignent. Il semble que le facteur le plus important qui rende compte de l’excès de ces pratiques indignes soit d’ordre structurel, et de deux façons. La taille du secteur de la ville produit des effets d’engorgement dans les structures hospitalières, de soins ambulatoires, et transversales, un nombre pléthorique de médecins peu propice à construire et faire vivre un projet médical cohérent, et des tensions avec les équipes médicales des trois secteurs extra-urbains qui pallient en « dépannant » le secteur urbain. Il semble s’agir là des effets habituels et communs de la politique hospitalière menée depuis une trentaine d’années, mâtinés des particularités locales à la manière d’une pathoplastie institutionnelle.
Ainsi, par exemple, si le manque de temps médicaux (encore une fois, 4 ETP, sur un pôle de cette taille, ce n’est pas « dramatique ») pèse surtout sur les unités d’hospitalisation à temps complet, il faut peut-être revoir la répartition de ces postes et l’organisation médicale. Il semble qu’il y ait, dans le secteur St Étienne, qui comporte le plus grand nombre de médecins et de lits d’hospitalisation, des médecins qui travaillent exclusivement dans les unités d’hospitalisation, et d’autres dans les unités de soins ambulatoires, ce qui réduit la circulation des médecins et « rentabilise » leur temps de travail, mais segmente les prises en charge entre « intra-hospitalier » et « extra-hospitalier », antithèse du secteur psychiatrique, et probablement assèche la pratique psychiatrique en la centrant sur des séquences de soin plus que sur la personne des patients.
Quant aux propositions de la direction du CHU, renforcement des protocoles, des exigences et de l’encadrement de la gouvernance, bricolages architecturaux (augmenter de 2 lits la capacité des unités où sont déjà ajoutés dans les faits de un à deux lits selon les besoins, sans effectif supplémentaire ; installer des lits superposés dans les chambres !) et contournements des règles administratives, elles paraissent uniquement matérielles, purement gestionnaires, dilatoires, et impropres à s’attaquer à la cause du mal.
Ce soignant relève un fait très intéressant. Un secteur extra-urbain s’est doté d’une organisation réfléchie et mise en place dans le temps de l’élaboration d’une culture de travail de l’équipe, et il « tourne correctement ». Tandis que dans le secteur urbain, cette même organisation a été mise en place par ruissellement, dirait-on aujourd’hui, en arguant qu’il s’agissait d’une commande de l’ARS ; et la situation d’embouteillage des patients aux urgences semble en résulter en partie.
Il est aussi troublant de remarquer que dans le secteur urbain, qui dessert 180 000 habitants, la grande taille ne permet pas de mettre en place un projet médical, une culture d’équipe, et une organisation fonctionnelle, tandis que dans les secteurs de taille plus petite, ça ne pose pas tant de problèmes. Et que dire alors de pôles comportant plusieurs services, et au niveau de l’hôpital, de la taille des groupements hospitaliers de territoire avec d’éventuels pôles inter-établissements.
Que peut-on opposer à ces pratiques carcérales et barbares [23] qui enchaînent des hommes souffrant d’aliénation mentale, qu’ils consentent ou non aux soins, de plus parfois imposés à leur insu ?
Les recommandations du CGLPL ont été reprises par le CHU et la ministre de la santé, mais seulement dans un registre administratif, et d’une façon qui laisse augurer qu’elles ne seront que soins palliatifs. En effet, c’est la psychiatrie qui est malade. Elle étouffe sous les injonctions économiques et politiques à produire de l’efficacité formalisée selon des normes industrielles, rationalisations scientifiques à en devenir scientistes. Il est évident que l’accueil des patients passe par la disponibilité, physique et psychique, des soignants dans la relation aux patients et à leurs côtés. Puis dans la possibilité de penser ce qui arrive au patient, et aux soignants avec ce patient. De construire avec le patient des liens qui installeront celui-ci dans un apaisement intérieur tel qu’il pourra y trouver matière à accepter de se soigner. Le tout dans un contexte, une ambiance, un champ opératoire stérilisé des artefacts et scories qui découlent de la vie sociale mais aussi la compliquent voire l’encombrent, sans être au fond essentiels pour la vie tout court. De la pensée et de la poésie à la place des protocoles pour guider les soignants dans leur relation aux patients. À défaut, lorsque les soignants ne s’attachent plus aux patients, il ne leur reste plus qu’à les attacher à eux.
Des mesures seront prises. Mais que n’ont-elles été prises par les responsables avant que les méfaits ne soient signalés ? N’ont-ils rien vu ? Inconscients, les responsables ? Responsables de quoi ? Ont-ils laissé faire ? Grenouilles plongées dans une eau lentement portée à ébullition ? Anesthésie éthique ? Manque de conscience professionnelle ? Servitude volontaire ?
On ne peut que constater qu’au fond, manquent la prise en compte – voire la connaissance – de la notion de pathoplastie, l’analyse des pratiques, l’analyse institutionnelle, l’élaboration en permanence remise sur l’établi d’une pensée de la nature de la folie, de la pratique individuelle et du dispositif de travail collectif de l’équipe soignante, dans la recherche d’une articulation cohérente de l’hétérogénéité de chacun, soignants et patients. C’est-à-dire que manque la référence à la psychanalyse, et son outil fonctionnel – praxique – au-delà des situations de soin en relation duelle, la psychothérapie institutionnelle.
Une conscience qui ne connaîtrait pas l’inconscient n’en serait pas une. Une trace de conscience, diraient les patients de cet hôpital rural d’Occitanie, où une trace d’homme est un homme maladif, en mauvais état.
Une science qui ne le reconnaîtrait pas serait une ruine de l’âme. Une trace de science.
Science sans inconscient n’est que ruine de l’âme.
Mais suis-je bête – barbare ? –, l’âme a-t-elle encore une valeur aujourd’hui ?
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- le 2 avril 2018
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