Incidentome

Un incidentome, c’est cela ; le médecin découvre quelque chose qui n’était pas recherché, qui est peut-être une anomalie et dont il ne sait que faire.

Jean-Pierre Lellouche
Pédiatre

Lorsque j’ai entendu pour la première fois le mot incidentome, j’ai aussitôt compris par le contexte ce qu’il signifiait. Je ne connaissais pas le mot, mais la chose m’est familière depuis plus de vingt ans.
Ce jour-là, une femme en pleurs demande à me voir en urgence. Trois jours plus tôt, j’avais vu son fils âgé de 6 mois, il vomissait et j’avais demandé une échographie abdominale. L’échographiste n’avait rien trouvé sur le plan digestif qui serait susceptible d’expliquer ces vomissements, mais il avait été regarder les reins, ce que je ne lui demandais pas, et il avait trouvé une tumeur rénale. En fait, après avoir essayé de mieux voir, il n’était plus sûr d’avoir vu une tumeur, mais il finit par conclure qu’il serait plus prudent de refaire une échographie quelques mois plus tard pour surveiller l’évolution.
Un incidentome, c’est cela ; le médecin découvre quelque chose qui n’était pas recherché, qui est peut-être une anomalie et dont il ne sait que faire. Les incidentomes sont particulièrement fréquents lorsque le médecin demande ce que l’on nomme en anglo-américain un check up et que beaucoup de patients français nomment, non sans raison, un ketchup.

Lorsque l’on dit à quelqu’un qui a du mal à respirer qu’il a de l’asthme ou lorsque l’on dit à quelqu’un qui a des douleurs abdominales qu’il a un ulcère, ça ne lui fait pas plaisir, mais il comprend. Il a par ailleurs le sentiment que le médecin comprend lui aussi et qu’il sait ce qu’il faut faire. Les médecins sont habitués à voir des malades qui présentent des signes ; ces signes conduisent à faire un diagnostic et le diagnostic détermine le traitement. Le chemin qui mène des signes au diagnostic et au traitement est un chemin balisé, parcouru depuis longtemps par des cohortes de malades et de médecins disciplinés.
Pour l’incidentome, il en va tout autrement. Celui-ci est inattendu, inexplicable, souvent peu ou mal étiquetable. Pour le médecin, il n’est pas agréable d’avoir à faire à quelque chose d’imprécis, d’incertain devant lequel il ne sait pas quoi faire. Mais ce déplaisir s’accompagne de quelques retombées positives : le malade effrayé lui demandera aide et protection et se percevra menacé par un mal d’autant plus redoutable qu’il ne peut même pas être nommé. Le malade se percevra comme tout petit et le considèrera comme son dernier recours. Il viendra le voir souvent (on ne dira jamais assez les délices pour certains médecins du paiement à l’acte).

Incidentomes et faux positifs
Lorsque l’on veut dépister une maladie, on dispose de techniques qui toutes comportent des faux positifs et des faux négatifs. Si l’on veut être sûr de ne rater aucun diagnostic ou d’en rater le moins possible, il faut accepter le risque d’avoir quelques faux positifs (c’est-à-dire de prendre le risque d’inquiéter quelqu’un qui n’est pas malade en lui disant qu’il est possible qu’il soit malade et qu’il faudra le surveiller attentivement). On dit d’une technique comportant très peu de faux positifs qu’elle est très spécifique ; en d’autres termes, chaque fois que la technique détecte une anomalie, la personne est réellement malade. On dit d’une technique comportant très peu de faux négatifs, c’est-à-dire ne méconnaissant que très peu de cas, qu’elle est très sensible.
Il y a entre un faux positif et un incidentome à la fois une parenté évidente et une différence considérable.
Le faux positif peut être très pénible à vivre, mais il n’est pas totalement inattendu. De plus, lorsque l’on veut dépister une tuberculose, un cancer ou un diabète, le faux positif consiste à diagnostiquer, à tort, une tuberculose un cancer ou un diabète. L’incidentome est très différent, car ce que l’on trouve, ou que l’on croit avoir trouvé, vient s’imposer comme une surprise inattendue et inexplicable, sans lien aucun avec les signes ressentis par le malade et sans lien avec ce qui est recherché par le médecin.
Mais il y a une autre différence majeure entre le faux positif et l’incidentome qui n’existe pas. Et cela nous conduit à nous interroger sur l’idéologie médicale.
Les médecins n’aiment pas trop parler de faux positifs et de faux négatifs, mais ces termes couramment utilisés par les épidémiologistes se sont imposés. Les médecins les utilisent avec une grande maladresse, parce que tous ces termes viennent dire les limites de la médecine. Idéalement, le médecin aimerait ne jamais se tromper. Dans ce monde idéal, les notions de sensibilité et de spécificité n’ont aucune place. Le médecin, même s’il a envie de croire à ce monde idéal, est bien obligé d’accepter, à contrecœur, ces termes qui démontrent qu’il existe une différence entre ce monde rêvé et le monde réel.
Le fait que le terme incidentome (ou tout autre terme qui parlerait de cela) ne soit guère utilisé est un révélateur de la difficulté qu’ont les médecins à accepter de débattre des limites de leur exercice.


Sylvie Cognard
Médecin généraliste

Rosalie vient d’avoir 18 ans. Elle est scolarisée dans l’institut médico-éducatif dans lequel je travaille. Étiquetée psychotique, grande et belle jeune-fille, elle ne parvient pas à faire le deuil de sa mère, car elle s’en considère comme responsable. Sa mère est décédée il y a maintenant deux ans. Sa relation avec elle était difficile et violente. Quelques jours avant le décès, toutes deux avaient eu une terrible dispute, car Rosalie avait fugué et n’adressait plus la parole à sa mère. Rosalie l’avait insultée et frappée. Le lendemain, sa maman sombrait dans le coma suite à une rupture d’anévrisme cérébral et deux jours après, elle décédait sans avoir repris connaissance.
Nous parlons avec Rosalie, elle vient me voir souvent pour divers troubles. Maux de tête, vertiges, fatigue, maux de ventre, nausées... Elle me dit aussi avoir peur d’être enceinte malgré son implant contraceptif. J’essaye de lui faire faire le lien entre son histoire et les symptômes qu’elle m’amène. « Alors vous pensez que c’est pas vrai ce que j’ai ? » Je tente d’expliquer ce que c’est que l’inconscient, ce drôle de truc qui nous mène par le bout du nez et comment il peut se manifester à l’insu de notre plein gré. C’est dur dur au début, Rosalie prend sa mine renfrognée, puis elle ressort de mon petit bureau rassurée, puisque je lui ai dit que j’entendais bien qu’elle souffrait, mais qu’elle n’avait rien de grave, rien qui puisse la faire mourir.
Un soir au foyer, elle fait une grosse crise et est hospitalisée en psychiatrie, Elle a une tension artérielle très élevée, L’interne en médecine qui la reçoit aux urgences demande des dosages hormonaux pour en rechercher l’origine. Les dosages reviennent légèrement augmentés et elle a un potassium sanguin bas, la tension ne baisse pas au décours de son séjour. L’interne demande alors un scanner abdominal. Celui-ci montre une petite image arrondie de moins d’un centimètre sur la glande surrénale droite.
Mais oui, bien sûr ! Pour Rosalie, tout s’explique, ses maux de ventre, ses nausées, ses maux de tête, ses vertiges et sa fatigue. L’endocrinologue consulté a programmé deux hospitalisations de jour pour faire plusieurs tests, il lui a parlé d’un probable syndrome de Cohn. Il aurait même dit à Rosalie qu’on allait l’opérer pour lui ôter la petite boule responsable de tous ses maux.
Maintenant Rosalie vient me voir car elle a très peur de l’intervention, qu’en même temps elle appelle de ses vœux.
Le fil ténu que nous étions parvenu à tisser entre son histoire et ses maux est rompu. Je ne peux pas critiquer mes confrères. Je ne peux pas exprimer mon opinion que l’on peut avoir une tension élevée et des hormones en ébullition lors d’un accès délirant. Alors je me renseigne, je téléphone, demande les comptes-rendus d’examens et de consultations. Quelques mois plus tard, le diagnostic de syndrome de Cohn est infirmé. Il s’agissait d’un « incidentalome ».


Mireille Brouillet
Médecin généraliste

Je ne connaissais pas le mot incidentome et seulement l’agacement devant l’annonce d’une image dont on ne sait que faire dans l’histoire qu’on est en train de chercher à éclaircir, le patient et moi.
Mais il y a aussi les non incidentomes (peut-on dire ainsi ?) : l’œil du radiologue peut se poser sur le patient et se mêler de ce qui aurait pu ne pas le regarder ! Une dame de 62 ans, nouvellement installée dans la région, se plaignait de douleurs à la marche ; j’ai demandé une radio du bassin, je pensais à un début de coxarthrose. Elle revient, contente parce qu’elle n’a « rien aux hanches », mais pressée de me voir car le radiologue lui a posé des tas de questions sur ses chaussures, ses bagues, et lui a dit de me revoir pour explorer l’hypophyse ! Qu’est-ce qu’il va chercher là... les pieds : oui, à bien y réfléchir, elle aime son confort et prend plus grand... la bague : elle n’en met plus : avec l’âge, les doigts gonflent... a-t-elle regardé des photos d’elle il y a dix ans ? Sa famille trouve-t-elle qu’elle a changé ? Non.
Je reste dérangée et perplexe... je lui trouve « une bonne tête »... Au point où nous en sommes, nous décidons de poursuivre avec un scanner de la selle turcique, pour en finir avec ce doute introduit par le regard du radiologue.
Il a bien fait de dire. Elle a un gros adénome de l’hypophyse, les dosages hormonaux le confirment et elle est actuellement sous traitement freinateur, avant chirurgie. J’aurais pu me sentir coupable de n’avoir rien vu, elle aurait pu m’en vouloir, mais je crois que l’histoire de la découverte de cette pathologie a renforcé la confiance mutuelle : nous avons partagé l’étonnement, nous avons été un peu irritées par ce radiologue curieux, puis nous avons parlé des correspondants à trouver, des pathologies rares et elle a pu me dire la difficulté à accepter toute la prise en charge médicale qui va avec cette révélation.


par Mireille Brouillet, Sylvie Cognard, Jean-Pierre Lellouche, Pratiques N°51, décembre 2010

Documents joints

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