Hôpital public, le dos au mur

Françoise Nay,
Chef de service de gériatrie.

Soumis à des années de politiques d’austérité, l’hôpital public connaît aujourd’hui une crise d’une extrême gravité, non encore perçue dans son intégralité par la population. Parti des urgences, un mouvement social inédit s’étend à tous les hôpitaux et à toutes les catégories de professionnels.

L’hôpital en crise : cette crise s’est construite peu à peu au fil des politiques menées, elle s’est désormais emballée. L’étranglement financier des établissements, l’hôpital entreprise, le délitement du prendre soin, la démographie des professions de santé en sont les principaux moteurs.

L’étranglement financier, l’hôpital entreprise…
Les hôpitaux sont soumis depuis plus de trente ans à des restrictions budgétaires. L’objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM) hospitalier, voté par l’Assemblée nationale, étant maintenu au-dessous des besoins réels, un déficit structurel s’est installé et creusé. Il correspond à plus de huit milliards d’euros sur les dix dernières années. Il a été majoré par le report de l’investissement pour tout ou partie sur les fonds propres de l’hôpital (à compter des plans hôpital 2007-2012), conduisant à un endettement qui a triplé pour atteindre les trente milliards d’euros cumulés. Ces choix budgétaires des gouvernements successifs ont conduit à l’étranglement financier de l’hôpital public.
Pour tenir les objectifs budgétaires, rien de mieux pour les décideurs que de soumettre l’hôpital à la loi de l’entreprise. Les termes de production (de soins), d’efficience, de critères médico-économiques, intègrent dès lors le vocabulaire hospitalier.
La loi Hôpital, patients, santé, territoire - HPST en 2009, l’instauration de la tarification à l’activité (T2A), les groupements hospitaliers de territoire et les concentrations hospitalières, l’obligation faite de résorber les déficits, en sont les outils. Le directeur est un chef d’entreprise, seul maître à bord qui n’a à rendre compte qu’aux tutelles.
Pour accroître leurs recettes dans une enveloppe budgétaire fermée, les établissements doivent augmenter le nombre de séjours, faire « tourner les lits » au maximum. Les exigences sur le taux d’occupation, la durée moyenne de séjour, le nombre de séjours et la valorisation (financière) de ceux-ci sont martelés auprès des responsables d’unités ou des services qui doivent justifier de toute baisse d’activité. Les mauvais élèves peuvent être pénalisés par une diminution des moyens attribués, en particulier en personnels.
Les activités qui ne rapportent pas assez sont abandonnées, regroupées ou voient leur nombre de lits diminué au profit d’activités supposées à fort taux de rentabilité comme l’ambulatoire. Les services en difficultés (insuffisance de recrutement médical et/ou paramédical) ou non éligibles à la T2A comme les soins de suite et de réadaptation (SSR) et les soins de longue durée (SLD) gériatriques sont réduits ou disparaissent. Ces mesures se font sans prise en compte des besoins de santé de la population.
13 % des lits (64 000) ont ainsi été supprimés entre 2003 et 2016, 4 172 rien qu’en 2018.
Le choix des projets médicaux repose désormais sur un volet économique prépondérant. Il est demandé aux médecins de présenter un projet médico-économique et de réaliser une évaluation des coûts et des recettes attendus. Ainsi, un projet pertinent sur le plan médical et répondant à un besoin de santé de la population peut être écarté car trop coûteux, non rentable pour l’hôpital, dans une vision étroite et à court terme. Insidieusement, les projets proposés entrent dans cette logique comptable et dans les orientations édictées par les Agences régionales de santé (ARS) car susceptibles de s’accompagner de financement. Peu de place dès lors pour des projets de service hors les clous.
L’investissement est en souffrance, les enveloppes budgétaires ne permettent ni le renouvellement du matériel médical à un niveau suffisant, ni la réalisation des travaux courants nécessaires. Pour l’investissement immobilier, les hôpitaux ont recours à l’emprunt auprès des banques, sans taux préférentiel. Bon nombre d’entre eux se sont trouvés piégés par des emprunts toxiques.
Les contraintes budgétaires sont telles qu’elles génèrent des dysfonctionnements en cascade dignes d’un univers kafkaïen.

Le délitement du prendre soin
L’hôpital entreprise pressure le personnel, qui représente son premier poste budgétaire : efficience avec objectif annuel de suppression de postes et disparition de plusieurs milliers d’emplois, précarisation, remise en cause des avantages acquis, réorganisation du temps de travail au détriment des agents, diminution des jours de RTT, non remplacement des absences, modifications de planning, rappels sur les repos, flexibilité imposée, interchangeabilité.
La gestion du personnel, toutes catégories confondues, est de plus en plus centralisée, loin de la réalité des services. Les objectifs comptables sont prépondérants et évoluent désormais vers l’adaptation des effectifs à l’activité.
Dans le quotidien, sur une unité de dix-huit lits, trois à quatre lits inoccupés un matin justifient le non-remplacement d’une infirmière sur deux ou d’un aide-soignant sur trois ou quatre, ou le déplacement de ces agents sur un autre service de l’hôpital, et ce quelles que soient la charge en soins, les entrées et sorties prévues, la composition de l’équipe…
L’hypercentralisation et une conception robotisée du soin génèrent des dysfonctionnements répétés et pluriquotidiens qui pèsent sur les soignants : manque d’effectifs, manque de matériel, matériel en réparation pendant des mois, tâches administratives accrues, informatique chronophage et tyrannie de la traçabilité, rabougrissement des services techniques et attente pour toute intervention…
La raréfaction de l’encadrement de proximité met les soignants en interface directe avec les patients et leurs proches face aux insuffisances de l’institution. Pas de kiné, pas d’orthophonie, pas d’ambulance et consultation annulée, pas de médecin disponible pour les rencontrer…
Confrontés à ces situations, les soignants se voient proposer des procédures « en mode dégradé », qui portent bien leur nom, et qui sont la seule expression conforme à la réalité d’un encadrement supérieur bien souvent dans le déni de la perte de qualité et de sécurité des soins.
La spécificité, les compétences acquises sont banalisées ou non reconnues. Dès lors, les agents deviennent interchangeables et peuvent boucher des trous dans n’importe quel service. Les équipes sont cassées par et pour ces modes d’organisation. Or le travail d’équipe est indispensable pour se coordonner, construire et donner ensemble du sens.
Au bout du bout, le soignant qui prend son service ne sait pas s’il travaillera seul ou à deux, ou sur deux étages, s’il basculera sur un service qu’il ne connaît pas, si on ne lui demandera pas de faire des heures supplémentaires, si l’ascenseur ne sera pas une nouvelle fois en panne, s’il lui faudra chercher après l’appareil à électrocardiographie. Et au bout du bout, il ne sait pas s’il aura le temps ou la force de prendre soin des patients comme il l’a appris, comme on exige de lui et comme il souhaite le faire avec humanité et professionnalisme. Tout en courant après cet objectif impossible.
Ce délitement du prendre soin, la souffrance qui l’accompagne, la non-reconnaissance, le niveau des rémunérations conduisent à un épuisement, des arrêts maladie en cascade, à la fuite des personnels médicaux et paramédicaux et à une crise du recrutement.
La crise de la démographie médicale et paramédicale finit d’impacter l’hôpital sur ce point. 25 à 30 % des postes de praticiens hospitaliers sont vacants, quatre cents postes infirmiers rien qu’à l’AP-HP en octobre 2019.
Cette pénurie de professionnels cumulée aux autres difficultés fait qu’aujourd’hui l’hôpital public est au bord de l’effondrement. Il n’est plus en capacité d’assurer ses missions et de maintenir des services et des activités majeures, ce qui signe la gravité de la situation.
Des services d’urgence ferment la nuit, en été ou le temps d’un week-end comme à Saint-Nazaire ; des maternités suspendent brutalement leur activité comme à Tourcoing ou Dinan ; au Mans, les quatre lits de réanimation néonatale de la maternité de niveau 3 ont été fermés en janvier 2020, imposant le transfert des nouveau-nés sur Angers ou Tours ; à Paris, les fermetures de lits en réanimation pédiatrique imposent des transferts sur Orléans, Rouen, Lille ; le directeur de l’AP-HP annonçait en automne, dans la presse, neuf cents lits de fermés, soit l’équivalent d’un hôpital comme Bichat.
Si ces faits commencent à être connus du grand public, peu de gens savent que des centaines d’interventions chirurgicales, d’examens, d’hospitalisations programmées sont reportés quotidiennement dans tous les hôpitaux.
Plus grave encore, ni les ARS, ni le ministère ne sont capables de remédier à ces situations extrêmes.
Qui peut nier alors l’impact sur la qualité et la sécurité de la prise en charge, le risque de perte de chances pour le patient ?
Cette désormais impossibilité à répondre à des besoins de santé essentiels, dans les services d’urgence et au-delà dans tous les services et tous les hôpitaux, a sans doute été le déclencheur du mouvement actuel commencé il y a un an, et de son extension à toutes les catégories de personnels, médecins et responsables médicaux inclus, qui, peu habitués des manifestations, descendent dans la rue, s’expriment publiquement, démissionnent de leurs fonctions administratives.
Les propositions gouvernementales qui se sont succédé depuis ont d’autant moins convaincu que l’enveloppe budgétaire votée dans le Projet de loi de financement de la Sécurité sociale 2020 n’a pas été modifiée. Tout reste à faire pour sauver l’hôpital public.


par Françoise Nay, Pratiques N°89, mai 2020

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