Hommage à Jean Oury

Paul Machto nous parle de Jean Oury et de l’importance de son enseignement dans son propre parcours de psychiatre. Jean Oury est mort le 14 mai dernier et nous n’avons pas pu terminer l’entretien que nous avions programmé avec lui.

Paul Machto,
Psychiatre et psychanalyste, Montfermeil 93

Paul Machto : Jean Oury, ce grand Monsieur, aura marqué la psychiatrie française depuis plus de soixante ans, et nous laisse une œuvre immense et l’exemple d’un praticien, d’un penseur infatigable. Lui qui se présentait toujours comme psychiatre, rappelait la parole de François Tosquelles : « La psychothérapie institutionnelle n’existe pas, c’est l’analyse institutionnelle qu’il faut sans cesse mettre au travail », nous rappelant toujours l’importance du Politique.
Dans le droit fil de l’enseignement de Tosquelles qu’il avait connu comme interne en 1947 à Saint-Alban, cet asile au fin fond de la Lozère, au bord de la Limagnole, il rappelait qu’en psychiatrie, il fallait marcher sur deux jambes, la psychanalyse et le marxisme, ou pour le dire autrement, prendre en compte l’aliénation psychopathologique et l’aliénation sociale.
De Saint-Alban, cet hôpital où pendant les années de l’occupation et de la résistance, François Tosquelles avait jeté les bases de la pratique institutionnelle, rejoint par Lucien Bonnafé, puis Roger Gentis, il était parti après son internat vers le Loir et Cher, à la Clinique de Saumery. Il fallait l’entendre raconter comment il en est parti, en opposition avec le directeur, emmenant les patients dont il s’occupait, pour trouver un petit château : ainsi, il a fondé la Clinique de La Borde en avril 1953.
Ce lieu thérapeutique, que Félix Guattari a rejoint en 1955, allait devenir une référence institutionnelle pour toutes celles et ceux qui ne pouvaient concevoir l’accueil de la folie que dans un cadre humain et respectueux, un lieu où la parole et la rencontre sont l’essentiel du soin aux malades mentaux. Mais aussi où les initiatives, autour de la création sont tout aussi importantes que les médicaments et la psychothérapie référencée à la psychanalyse. Un lieu où les patients sont engagés dans la vie institutionnelle et le partage des tâches. Bien sûr ce lieu, comme tout lieu institutionnel, fut objet de critiques, de débats. Il n’en reste pas moins un lieu de résistance à l’entreprise normative des soins en psychiatrie. Comment se fait-il que cela n’ait pas eu d’écho pour la majorité des psychiatres ? Comment peuvent-ils ne pas tenir compte du fait que les patients hospitalisés sont là 24 heures sur 24 ? Un ou deux entretiens dans la semaine, serait-ce suffisant ? Il faut mettre des choses en place pour que ces patients soient impliqués dans la vie quotidienne du service, que des liens puissent être pris en compte en dehors des entretiens. Or lorsque je disais ça dans les réunions de service, c’était pris pour des insanités... C’est là qu’on retrouve le lien avec le travail de Bonnafé sur le désaliénisme, en effet, l’aliénisme représente le pouvoir du sachant sur le patient. C’est la moindre des choses d’avoir le souci de l’existence de quelqu’un qui durant toute une semaine tourne en rond entre les couloirs et le salon. On leur donne des médicaments et cela ne pose pas de question dans la majorité des services. Bonnafé, Oury et Tosquelles le disent chacun différemment, mais ils se sont inscrits dans cette même notion de la vie du patient, de le considérer comme une personne et pas comme un malade et de prendre en compte la chronicisation, ou comme le disait Oury en référence à Sartre, lutter contre le pratico-inerte...

Pratiques : Est-ce que le problème n’est pas d’abord la volonté de mettre ces personnes à l’écart ?
P. M. : Oui, ce n’est pas du soin. On n’arrête pas de parler du patient « au centre du soin » mais ce sont des mots vides, des « mots-valises » qui ne veulent rien dire. Quand Oury dit se préoccuper de la vie quotidienne des patients, ce n’est pas pour les occuper. Il s’appuyait sur la notion de transferts éclatés, que Tosquelles appelait transfert multiréférentiel. Ce n’est pas une heure de séance par semaine qui va soigner, même si c’est important qu’il y ait un thérapeute. C’est nécessaire, mais pas suffisant ! Tout le reste du temps, il y a des transferts multiples, des bouts de choses. Il racontait l’histoire d’un patient qui allait donner à manger à l’âne, et que cela représentait quelque chose d’important. Tout comme pour un autre d’aller à la pêche avec le cuisinier. Ces bouts de relation sont essentiels ; cela a lieu aussi bien avec une ASH qu’avec les autres patients. C’est tenir compte de tout cela et c’est d’une simplicité rarement prise en compte par les médecins en général. Cette histoire de constellation, c’est mettre tous les gens qui sont dans l’institution ensemble pour tenter de comprendre ce qui se passe, tenter d’y repérer du sens, mais dans le sens d’une direction.
J’avais mis en place dans le service où je travaillais une réunion soignants/soignés avec une amie psychologue où les patients et les soignants pouvaient parler de leur vie dans le pavillon. Parallèlement, j’avais proposé à l’ensemble de l’équipe une autre réunion hebdomadaire pour des discussions informelles, des sortes de réunions de « constellations ». Les gens pouvaient parler de leur vécu par rapport à tel ou tel patient. On y repérait des petits bouts de relations. Chacun pouvait parler de ses difficultés de ses impasses. Cela a fonctionné durant sept ou huit ans... Puis, le psychiatre responsable du pavillon a considéré que je « montais » l’équipe contre les médecins, provoquant un énorme clash ! Créer un espace de paroles a révélé d’autres enjeux : cela a été vécu comme une lutte de pouvoir. Cela a mis en évidence que ce psychiatre, quoiqu’il s’en défende, s’appuyait sur son Savoir médical et délaissait l’écoute des soignants notamment.
C’est une question assez fondamentale de distinguer statut, rôle, fonction. L’âne de la Borde, par exemple, n’avait pas de statut, mais il avait une fonction... Une autre histoire me revient... Au centre de jour, une infirmière avait amené dans une grande cage des petits animaux, des gerbilles, qu’elle avait en trop chez elle. Les patients avaient vraiment accroché. On avait une patiente à l’écart de tout le monde, difficile à aborder ; nous avons pu ainsi établir un contact, une relation à partir du contact qu’elle avait tissé avec ces animaux. Mais cela a duré huit mois, jusqu’au jour où la cadre s’en est aperçue et a fait scandale considérant le problème d’hygiène, etc. Le chef de service s’est alors mobilisé afin de savoir qui avait amené ces animaux... Encore les enjeux de pouvoir... Comment l’établissement génère-t-il ces paranoïas ? Tosquelles disait qu’il fallait soigner d’abord l’institution, l’hôpital. Oury, lui, disait qu’il fallait distinguer l’établissement de l’institution.

Pratiques : Il est plus facile de se replier sur les habitudes que de faire confiance, accepter les initiatives.
P. M. : Oury parlait du hiérarchisme, j’aurais bien aimé lui poser la question de sa conception de la position du médecin qu’il mettait beaucoup en avant. Il y a quand même manifestement une hiérarchie à La Borde, il y a les médecins et les non-médecins. Je pense qu’il ne remettait pas en cause la hiérarchie, mais plutôt ses dérives pathologiques. Au cours des deux dernières décennies, tous les niveaux hiérarchiques se sont réintroduits ; la nouvelle manière dont sont formés les cadres, qui doivent oublier leur fonction soignante, tout ceci a complètement perturbé le fonctionnement des équipes, amené une véritable régression sous couvert de technicité.
Si on soignait la hiérarchie, l’institution irait beaucoup mieux.

Pratiques : Quelle que soit l’institution, elle cautionne souvent l’immobilisme, et pas seulement les directions, c’est aussi souvent le cas des collègues...
P. M. : Dans la formation des infirmières, on leur dit de plus en plus de ne pas s’impliquer, surtout de se méfier de l’affectif, en confondant affectif et engagement relationnel.
Un autre des mots d’Oury, en effet, c’est l’engagement... Il savait ce que l’engagement voulait dire. Il nous l’a montré. Au cours des dernières années, il avait apporté son soutien au Collectif des 39, indigné, révolté après le discours indigne de Nicolas Sarkozy en décembre 2008, qui désignait les schizophrènes comme potentiellement criminels.

Pratiques : C’est cet engagement, qui est en même temps intime et politique que certains soignants que nous rangeons dans le « trou générationnel » refusent. Il semble que c’est en train de changer avec les plus jeunes.
P. M. : Il faut dire que Oury était un homme exceptionnel, il se disait d’ailleurs « incurable ». Rester en permanence dans cet engagement 24 heures sur 24... jusqu’à la mort, tout le monde n’est pas prêt à cela.

Pratiques : Cela lui réussissait plutôt, il était magnifique d’intelligence, de malice, malgré son grand âge.
P. M. : S’engager dans le soin, c’est d’abord être là pour accueillir l’autre comme il est. Cela n’a rien à voir avec l’engagement politique volontariste, voire dogmatique ou partisan. L’important est d’accueillir l’énigme de l’autre, comme avec les psychotiques. Un autre mot essentiel d’Oury, c’est « la rencontre », s’il peut y avoir l’émergence d’une rencontre, tu n’es pas obligé de comprendre tout ce qu’il te dit. Prendre en compte le fait que le psychotique sera toujours énigmatique et qu’on n’est pas obligé de le comprendre est une question d’éthique. Il est essentiel à mes yeux de l’accueillir comme un être humain. Quand on écoutait Jean Oury, il donnait l’impression d’une grande simplicité, mais quand on le lit, c’est autrement plus complexe. Il avait cet art magnifique de rendre les choses intelligibles. Moi, il m’a donné beaucoup d’outils dans ma pratique rien qu’en l’écoutant. Je ne suis pas un grand théoricien, mais il m’a beaucoup aidé. Cette idée d’« être là », de cet engagement, d’accueillir l’autre...

Pratiques : Le problème de ceux qui refusent de s’engager, c’est qu’ils ne comprennent pas qu’ils reçoivent à la mesure de ce qu’ils donnent. Sans engagement, il manque des pans entiers de compréhension et de bénéfices secondaires.
P. M. : Je ne sais plus où il a dit : « Une infirmière psychiatrique qui n’accepte pas de se faire soigner par un patient n’est pas une infirmière ». C’est toute la distinction entre statut, rôle, fonction. Certains patients peuvent se révéler infiniment soignants pour d’autres patients comme pour les soignants. Il faut accepter que l’autre puisse t’apporter quelque chose, qu’il peut te changer, c’est très important.

Pratiques : Beaucoup d’infirmières disent que l’essentiel de leurs bénéfices leur vient des patients. Même si cela n’est pas pensé, c’est ce qui leur permet de continuer, malgré des conditions de travail plutôt mauvaises. Il y a cette formation en ricochets, ce qui m’est donné ici je le redonne ailleurs. C’est la chaîne des savoirs de l’humanité, don et contre don.
P. M. : Ce qui caractérise l’analyse institutionnelle, c’est la prise en compte de tout ce qui peut se passer comme mouvements à l’intérieur de l’équipe, mais aussi venant des patients. Prendre en compte aussi le poids de l’administratif et de la gestion.
Un mot qu’on n’a pas encore prononcé, c’est celui d’inconscient...
Pour en revenir à l’inconscient... chez les psychotiques, comme chez tout un chacun, il y a du désir, mais ce désir est inconscient. Il fait beaucoup référence à Lacan. « Tenir compte de ce désir inconscient, c’est une décision éthique. Si on tient compte du désir inconscient, on met en question ce concept fondamental, le concept de transfert. » C’est limpide. Il parlait du transfert dissocié, transfert éclaté, transfert multiréférentiel.

Pratiques : Il fait crédit à l’autre. Il fait le pari qu’il y a quelque chose et que c’est ce mouvement qui peut déclencher des choses et qu’il y a du désir, même si c’est un peu plus compliqué que chez la moyenne.
P. M. : Il parlait du désir inconscient et inaccessible, c’est une tragédie valable pour tout un chacun, pas seulement pour le psychotique. Cela positionne le soignant tout à fait différemment s’il pense comme ça. La rencontre est aussi une question de hasard, il y a de l’énigme et du hasard. L’émergence de quelque chose qui vient par hasard. Parlant du transfert, il disait que l’interprétation n’est pas forcément dans le temps de la séance, elle peut venir au sujet tout à fait en dehors, cela peut faire interprétation dans d’autres interactions. Souvent, il racontait l’histoire d’un type complètement fermé, hermétique, il avait appris que ce type-là aimait beaucoup la pêche à la ligne et qu’il allait souvent se balader à la cuisine. Il savait que le cuisinier allait à la pêche et il lui a demandé d’emmener le patient pêcher avec lui. Cela a permis que ce type s’ouvre progressivement. C’est là où il y a quelque chose de radicalement différent de l’occupation, on n’envoie pas le patient pêcher à la ligne pour l’occuper, mais il y a quelque chose derrière. C’est l’idée de constellation, c’est remis en perspective dans l’équipe, toute l’équipe y compris les non-soignants, qui s’occupe du patient et qui va se réunir, on peut peut-être y trouver du sens. Dans le sens d’une direction, qu’il y ait du mouvement. Il remettait en question ces notions de soignants et soignés en disant qu’il y a les payants et les payés dans une institution.
Il me revenait souvent quelque chose qu’il disait tout le temps : « le chemin se fait en marchant » en référence au poème d’Antonio Machado. C’est très important, on ne sait pas où on va, laisser libre cours à l’inventivité. Si une équipe peut accepter ça, il faut une certaine ambiance pour cela, il peut se passer des choses. Mais qu’est-ce que c’est difficile à tenir, à supporter dans une équipe. J’ai passé dix-huit ans dans un centre de jour à Montfermeil, c’est Sisyphe... Il faut sans arrêt remettre l’ouvrage sur le métier... C’est épuisant, voire déprimant, car quand on voit les processus qui se mettent en place, la destructivité qu’ils amènent, c’est peut-être inhérent à la pulsion de mort de l’être humain, mais il est beaucoup plus difficile de construire.

Pratiques : Il ne faut pas nier l’importance de l’engagement individuel. Si Oury n’avait pas été la personne qu’il était, il n’aurait pas pu tenir cette position comme il l’a fait. Mais aussi, cela peut fédérer d’autres gens qui peuvent s’appuyer, comme lui s’est appuyé sur les personnes qu’il a rencontrées. Cela redonne du jus... La nécessité du collectif.
P. M. : Collectif soignant, c’est un « truc » qu’il a beaucoup travaillé, il y incluait aussi les patients car s’il n’y a pas de collectif, il n’y a rien qui tient. C’est à l’encontre de ça que va le hiérarchisme. C’est comme si les médecins ou les psychiatres, dans un service classique, pensaient qu’il ne faut surtout pas soigner. Je dis peut-être un truc complètement fou, mais c’est à cela que cela me fait penser. Pour quelle raison l’immense majorité des psys et pas seulement les psys, toute la hiérarchie de même, ne pensent pas cette chose aussi simple que les patients doivent s’impliquer dans la vie quotidienne d’un service, c’est dingue... Quand quelqu’un vit 24 heures sur 24 dans un lieu, soit il est là, on le considère comme une potiche, un légume, soit on met de l’animation, dans le sens de la vie... Il y a quelque chose de mortifère, inconscient, dans le fait de maintenir le cloisonnement hiérarchique, ou alors, d’autres diraient que c’est la peur ou la haine de la folie... ou la peur ou la haine de l’inconscient... Cela me vient comme ça...
Il m’a appris la simplicité de la parole, donnant le sentiment rare à son auditoire que nous pouvions être intelligents en l’écoutant ! Chose rare et essentielle. Il maniait si bien toutes les références philosophiques, psychiatriques et psychanalytiques, que c’était un vrai régal de l’écouter. Une belle et grande érudition énoncée si tranquillement ! Ses références à Kierkegaard, à Maldiney, à Yves Bonnefoy, etc. L’écouter donnait envie d’élargir le champ de la connaissance, pas du Savoir. Le Savoir, il le laissait à d’autres qui, comme la confiture, aiment bien en étaler des tartines...
La transmission avec lui coulait de source, et même s’il s’emportait parfois contre les technocrates certificateurs, c’était toujours avec humour et malice. Oui il avait un côté malicieux que j’aimais beaucoup. Sa façon de dire « avec toutes leurs conneries... » ! Et sa grande humanité : « Mais un sourire d’un schizophrène, comment vous l’évaluez ? »

Pratiques : C’est toute la question de faire crédit à l’autre, l’écoute et la parole, Il avait une manière de te parler comme si tu étais avec lui depuis toujours...
P. M. : L’intelligence collective, c’est vraiment intéressant. En quoi le collectif est-il intéressant par rapport au hiérarchisme ? L’aberration du fonctionnement classique des services ou du fonctionnement institutionnel, c’est qu’il repose sur le savoir du médecin. Alors que le collectif, c’est que l’ASH, par exemple, peut amener quelque chose qui puisse être pris en compte et cela va faire penser le groupe. Ce qui est terrible c’est « l’auto interdiction » de parler de certaines infirmières... Les réunions parfois me mettaient en colère, si je ne parlais pas ou si la psychologue ne parlait pas, les autres se taisaient, attendaient. Ils attendaient alors que des choses n’allaient pas. Je n’étais pourtant pas dans une posture hiérarchique, même si j’étais responsable médical... La circulation de la parole n’allait pas de soi, les gens ne voulaient pas se mouiller, parler en leur nom propre... C’est ce que je leur demandais, quand on est en groupe pour parler des patients ou du fonctionnement, on ne parle pas par rapport à sa fonction, mais en son nom propre, si on veut élaborer des processus avec des patients qui vont mal, personne n’a la clef... Ces mêmes infirmières qui râlaient contre d’autres psychiatres des services pour leur façon de faire avec les prescriptions, les ordonnances etc., faisaient comme si elles avaient besoin que je prenne position pour pouvoir râler et se plaindre de ce que je ne les écoutais pas...

Pratiques : Il y a un vrai problème dans la posture infirmière par rapport au pouvoir médical... Elles se taisent de peur de dire des âneries ou des choses qui fâchent et d’être humiliées... C’est très fort dans le silence des infirmières. Et comme elles sont dans la frustration, elles râlent.
P. M. : Pourquoi tiennent-elles autant à ce silence... J’ai travaillé dix-huit ans dans le même service avec la même équipe, donc je n’étais pas un inconnu et ça s’appuyait sur ce que je disais, faisais en permanence.

Pratiques : Il y a quelque chose d’infantile dans le refus de prendre parti. La position de victime leur apparaît moins périlleuse que la prise de responsabilité qui exige davantage d’engagement.
P. M. : Prendre la parole, se saisir de la parole n’est pas évident et c’est politique.
Là il n’est pas question de savoirs, c’est plutôt comment dire « je », se connecter avec soi-même et avec l’autre, se mettre dans l’intimité de son ressenti par rapport à une situation, un patient. C’est peut-être pour ça qu’elles avaient besoin que tu commences pour oser parler.
Mais c’est très complexe, je parlais aussi de moi, de ma méconnaissance, mais cela ne fonctionnait pas forcément. Cela n’ouvrait pas forcément sur la parole, je le faisais aussi pour montrer qu’on peut parler de ce qu’on ne sait pas, de ce qui nous angoisse. Cela ne suffisait pas, il y avait une résistance énorme chez les infirmières à dire « moi je »... c’est vachement compliqué. Ce qu’Oury a pu mettre en place à La Borde, n’était pas évident... Même si tout n’était pas toujours idyllique... Il se passait des choses...

Pratiques : Est-ce que la simplicité avec laquelle Oury parlait passait parce qu’elle s’appuyait sur une énorme expérience qui faisait consensus ? Parce que le choix éthique de parler simple est très important, mais peut effectivement nuire à la respectabilité. Pour être entendu, il faut aller au-delà. C’est grâce à ses écrits qu’il a pu partager cette aventure, jusqu’au bout de sa vie.
P. M. : Cela rejoint la question des infirmières, qu’est-ce qui fait qu’elles n’accordent pas de valeur à leur propre parole, au-delà des dispositifs que l’on peut mettre en place ? Si les gens ne font pas une démarche personnelle, ils n’y arrivent pas.

Pratiques : Le pire c’est que ce sont les discours les moins humains qui font école, de ce fait, les choses qui ne posent pas question, les protocoles idiots qu’elles dénoncent...
P. M. : Il y a d’autres mots chers à Oury... l’ambiance, l’atmosphère, le club, la liberté de circulation qui permet à chacun d’aller et venir, d’aller d’un lieu à un autre dans l’institution.

Pratiques : Et maintenant ? Où allons-nous ? Comment La Borde va-t-elle continuer ?
P. M. : Oui c’est une question, difficile. Comment vont-ils faire avec cette absence ? Il y a des choses qui continuent dans certains lieux, chez certains jeunes psy (UTOPSY), je ne suis pas pessimiste, tout ce qui s’est toujours fait en psychiatrie de dynamique, enthousiasmant a toujours été minoritaire. Les secteurs où il se passait quelque chose, les centres de crises, c’était minoritaire. De toute façon, il y a toujours eu des îlots de résistance, des oasis dans le désert, des endroits où il se passait des choses. Oury, Tosquelles, Bonnafé, ont été minoritaires, mais ont fait avancer la psychiatrie. Il faut continuer à transmettre tout en sachant que rien n’est facile. La dramatisation, la nostalgie d’un âge d’or... Cela n’a jamais existé. Aujourd’hui et demain à Saint-Alban, il y a 5 à 600 personnes qui se rencontrent pour travailler ensemble. Tant qu’on n’interdit pas à ces lieux d’exister... Mais il est vrai que l’on peut craindre avec ces recommandations HAS qui sont reprises comme « force de loi » par les ARS, on ne peut qu’être vigilant.
Si je devais garder une seule chose de ce qu’il m’a transmis, qui me revient régulièrement dans ma pratique, lors des séances, et que j’aime transmettre aux patients, c’est la découverte du poème d’Antonio Machado :
« No hay camino, hay caminar ! »
Le chemin se fait en marchant !
Il va bien sûr nous manquer, mais il nous laisse tant à lire et relire, travailler et penser, qu’il demeure avec nous.
Je suis heureux et riche de l’avoir rencontré.
Il fait partie des rencontres qui comptent dans une vie, après Bonnafé, Tosquelles, Castel et quelques autres...


par Paul Machto, Pratiques N°66, juillet 2014

Documents joints

Lire aussi

N°66 - juillet 2014

Les lanceurs d’alerte

par Sylvie Cognard
Gardiens de notre démocratie, les lanceurs d’alerte, s’ils sont désormais protégés par des lois, sont-ils pour autant devenus des « intouchables » ? Sylvie Cognard, Médecin généraliste Le …
N°66 - juillet 2014

Spéculation sur l’hépatite C

par Martine Lalande
De nouveaux traitements de l’hépatite C sont proposés à des prix prohibitifs par une industrie pharmaceutique cupide et cynique. Comment s’y opposer ? Martine Lalande, Médecin généraliste En …
N°66 - juillet 2014

Non recours versus rustine

Plus des trois quarts des personnes qui auraient droit à « l’Aide à l’acquisition d’une complémentaire santé » ne demandent pas à bénéficier de cette aide. Pourquoi ? Pierre Volovitch, …
N°66 - juillet 2014

(Se) soigner (de) la fin de vie des autres

par Jérôme Pellerin, Virginie Saury
Finir sa vie en institution peut signifier le pire comme le meilleur, selon la manière dont les résidents se comportent, les conditions de travail des soignants et leur expérience individuelle face …