Présenté par Pascale Molinier
Professeur de psychologie à Paris 13
On pensait les connaître tous, les grands noms de la psychiatrie dans la seconde moitié du XXe siècle : les Daumezon, Tosquelles, Bonnafé… et puis voici que paraissent deux recueils signés d’une femme dont la notoriété avait jusqu’alors peu filtré en dehors des cercles de la psychothérapie institutionnelle, Hélène Chaigneau, ancienne médecin chef des hôpitaux psychiatriques, à Ville-Evrard puis Maison Blanche jusqu’en 1987. Paroles et Soigner la folie, sortis quelques mois après sa mort en août 2010, réunissent des textes de statut divers, articles dans des revues professionnelles et interventions dans des colloques pour le premier, publications dans des revues de psychiatrie et une série d’entretiens, pour le second. Les dimensions de la transmission orale et de la conversation qu’affectionnait Hélène Chaigneau y sont donc très présentes. Privilégiant, selon ses termes, « l’Art de vie », il semble qu’elle ait fait preuve d’une persévérante ambivalence quant à l’idée d’arrêter sa pensée dans une forme rassemblée. Aussi doit-on remercier Joséphine Nohra-Puel, Jean Garrabé et Jean-François Solal pour Soigner la folie, Lise Gaignard et Michel Balat pour Paroles d’en avoir décidé. Hélène Chaigneau aura finalement pu suivre, malgré la maladie, l’élaboration des deux recueils.
Hélène Chaigneau aurait souhaité – bien que ce projet eût été souvent « saboté » même par « les plus proches » – pratiquer la psychiatrie « au ras des pâquerettes », c’est-à-dire privilégier les « projets humbles » qui permettent « la mise en commun », la création « d’un réseau interpersonnel qui n’est plus persécutif, qui engendre même un certain dynamisme pour redémarrer ensemble » [1]. Au sein de ses « copains », les autres psychiatres théoriciens, Chaigneau fait ainsi entendre une voix différente. Ce n’est peut-être pas sans lien avec l’occupation d’une position minoritaire dans sa profession, en tant que femme, catholique pratiquante, tardivement analysée. Elle souligne, comme en passant, « le peu de disponibilité qu’elle a eu de choisir le masculin par le biais duquel [sa] tradition [lui] a communiqué qu’on s’élevait en général. Alors je ne veux pas, je ne peux pas, je ne voulais pas m’élever au général » [2]. Hélène Chaigneau est sans doute la seule à concevoir sans concession le « ras des pâquerettes » comme un programme pratique, collectif, éthique et théorique. Elle en fait le soubassement exigeant d’une réflexion psychiatrique et philosophique, à rebours des interprétations intellectualisantes, non moins phalliques que le marteau à réflexe, comme elle le fait ironiquement remarquer. « Les théoriciens à grands discours, ça ne manquait pas ! » dit-elle, marquant l’effort qu’elle dut accomplir pour se défaire de « la position orgueilleuse du clinicien en médecine » [3]. Chaigneau se défiait des jargons, du prêt à penser, des inféodations théoriques ou à une personne, ou des substantifs comme « “le psychotique” qui ne peut être qu’un objet de logorrhée et non un sujet de conversation » [4]. Sur le plan conceptuel, elle se distingue par le dépouillement d’une pensée cherchant le juste ton et ses formulations propres, s’appuyant sur un usage précis de la langue et des mots ordinaires ; une méthode pour quiconque voudrait se faire, comme elle, aventurier de la pensée ou penseur par lui-même. Il faudrait pouvoir commenter la sublime élaboration qui reformule la demande des psychotiques en réclamation puis en plainte et la plainte en « clameur humaine non encore partagée » [5].
Bien sûr, il y a une dimension d’ascèse dans cette démarche raboteuse qui vise à ne s’encombrer ni de concepts pompeux, ni d’affects inappropriés, se gardant de la fascination pour le délire ou les « cas intéressants », de l’amour/haine dans les relations de travail ou de l’« option missionnaire » avec son zèle ou ses « gratifications indiscrètes », sorte de « dérapage narcissique » des soignants qui « donnent trop » ou « à contretemps » [6]. Mais ce mouvement ardu de retenue et de renoncement n’a de sens qu’en relation avec la visée d’une attention réelle portée aux patients [« Il n’y a qu’une seule chose qui compte, le respect des personnes souffrantes et la confiance dans leur humanité » [7]]. La qualité de cette attention à la « vie psychotique » est particulièrement bien rendue par le titre d’un de ses articles de 1983 : « Ce qui suffit ».
Chaigneau ne « théorise » pas la psychiatrie, elle la pense comme elle la vit ; « dans sa tête » et dans la conversation, ce que les entretiens avec Joséphine Nohra-Puel donnent remarquablement à voir. Que pense-t-elle au juste ? « Son boulot », comme elle dit. Du jamais vu : une « patronne » s’interroge sur une tâche qu’elle définit comme « une lutte que nous avons à faire en permanence contre la nocivité » [8]. Comment, de cette place-là, « dé-hiérarchiser » quand tout s’y oppose de l’institution publique ? Et en même temps ne pas se soustraire à ses devoirs de responsabilité, de coordination, de fermeté ? Comment ne jamais perdre de vue les dynamiques affectives entre soignants autour du pouvoir (envie, agressivité, peur) ou les effets « interpsychiques » de la fonction de chef avec les patients ? Comment garder vivant le caractère provisoire de ce qu’on institue et assumer la précarité, l’instabilité et la fragilité comme autant de dispositions contre la routine ? N’hésitant pas à juger « ringarde » la nostalgie des clubs thérapeutiques qui étaient « si beaux » [9], elle disait : « une expérience institutionnelle est unique et non reproductible » […], c’est-à-dire qu’il faut évoluer, il faut vivre […]. On ne peut pas s’auto-reproduire sur place parce que c’est mourir, ni reproduire ailleurs car c’est caricaturer et se casser la figure » [10].
Je suis bien loin, dans ces quelques lignes, d’avoir fait le tour des ressources maintenant disponibles pour la pensée psychiatrique, et plus largement pour penser le soin, le travail, le collectif, le pouvoir et pour penser la pensée tout court. Je soulignerai pour finir que Chaigneau fut une pourfendeuse des oppositions défensives « eux/nous » qu’elle pulvérisait avec un humour sans concession [« D’habitude, je dis bonjour à tous mes amis, mes copains, et je n’oublie jamais de dire bonjour à tous nos ennemis » [11]]. « Si l’on n’est capable de faire que des hospitalisations honteuses, qui sont le fait d’un activisme souffrant asservi aux ordres d’une technocratie laborieuse, alors comment trouvera-t-on la liberté d’inventer autre chose ? » écrivait-elle en 1998 [12]. Et ailleurs, citant Jacques Hochmann, « plus que d’institutions, nos patients ont peut-être besoin qu’on pense à eux et à propos d’eux, avec créativité et plaisir [13] ». Eux et nous, tout le monde, sommes sommés de balayer devant notre porte et de s’y mettre. Fi de la nostalgie ! Au boulot contre la nocivité ! Les institutions sont toujours à recréer. « Les projets humbles » d’Hélène Chaigneau, et les relations non persécutives qu’ils impliquent, c’est à nous qu’il incombe aujourd’hui de les inventer.
Hélène Chaigneau, Paroles, La Borde, La boîte à outils, Institutions, 2011
Hélène Chaigneau, Soigner la folie. Une vie au service de la clinique, Campagne Première, Paris, 2011