Géraldine Millo
Photographe
Avec la série Les héritiers, l’école professionnelle est abordée comme un fait social total dans la mesure où, en elle, se circonscrivent une conception de la jeunesse, des modalités de son insertion dans la vie sociale active et une pensée des rapports de places, sinon de classes, au sein d’une société singulière. Le fonctionnement de l’école, son histoire et la manière dont elle est perçue dessinent un portrait de notre société, notre propre héritage social et nos perspectives d’avenir. Cette série s’est construite par cercles concentriques : au cœur se trouvent les jeunes et la formation professionnelle, dans chaque cercle les univers professionnels vers lesquels ils vont. Ainsi Les héritiers sont un ensemble de photographies extraites des séries Anima, Sylvestre, Prendre la mer, Dedans/Dehors, Les mousses, Tidy Bodies, 10 m2, qui travaillent chacune sur un environnement professionnel, ses travailleurs, ses machines, son rapport à l’environnement, ses tenants imaginaires et symboliques, son histoire et l’histoire de ses représentations. Ces recherches toujours actives sont mes carnets de classement, un programme de travail, une collection.
La référence, par le titre de la série Les héritiers, à la sociologie et à Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, invite à ouvrir la notion d’héritage pour ne pas la réduire au capital, et à s’interroger sur la notion de transmission, plus radicalement appelée reproduction sociale, qui se joue dans l’école générale et professionnelle. Les jeunes, qui sont scolarisés dans des lycées pro ou des CFA, ont entre quinze et vingt ans, un peu plus parfois. Ils sont en pleine négociation avec la vie, dans une énergie qui met à mal les cadres. Ils expriment souvent une difficulté à rentrer dans le moule, difficulté sûrement relative aux perspectives que le cadre ouvre et à l’expérience déjà vécue, aux réalités, familiales, sociales, scolaires, qui ont soutenu, abîmés. Les cadres que sont la famille et les amis,relèvent de la sphère privée. L’école et le travail relèvent de la sphère publique et sont d’ordre politique. C’est cette part-là que la photographie documentaire me semble devoir aborder. Cette épreuve des cadres scolaires, sociaux et professionnels, les jeunes en formation la vivent de manière souvent plus complexe que d’autres. Car dans l’école professionnelle, il y a trois termes : Les patrons, l’État et la formation, selon le titre de l’ouvrage coordonné par Gilles Moreau en 2002. Les réalités du monde du travail sont déjà pour eux très présentes, elles façonnent leurs apprentissages et leurs personnalités.
Les sujets que je choisis abordent avant tout la question de la normalité. Il ne s’agit jamais de prendre par les marges les problèmes et le fonctionnement de notre système économique et politique, mais d’étudier comment il fonctionne dans nos vies de tous les jours. Mon travail porte sur la norme, le normal. Il n’y a pas d’images de marginaux, d’états de guerre, mais une tension permanente entre des cadres et des individus. Les personnes photographiées rentrent plus ou moins bien dans ce qu’on peut appeler le moule social. Ce sont les tensions, physiques, psychiques, qu’être dans un environnement formateur créent, qui sont mises dans l’image. Comment nous nous approprions le monde et comment nous incorpore-t-il, sont les questions existentielles qui sous-tendent ma photographie. Selon les sujets précis dans lesquels ce questionnement s’inscrit, la détermination des enjeux politiques varie.
Actuellement, je travaille sur la ville de Fécamp, ancien berceau de la pêche industrielle. L’industrialisation et la désindustrialisation marquent la ville et ses habitants. Les tensions entre le niveau local et l’espace global, entre la vie individuelle et les attentes du collectif orientent mes recherches. Fécamp est à la fois un territoire abandonné et un espace en mutation, une zone qui possède depuis de nombreuses années une frontière morte : la mer. Allan Sekula avait réalisé un travail d’envergure sur la mutation des espaces maritimes. Mon travail d’immersion, d’écoute, et de photographie cherche à transposer dans l’image cet espace complexe qu’est Fécamp et à rendre sensible le difficile dialogue entre l’enracinement et le déplacement, l’économie mondialisée et les initiatives individuelles.