L’environnement joue un rôle important dans la santé. On s’attendrait à ce que les médecins soient des experts dans ce domaine. Il n’en est rien. A la fin de leurs études, les médecins, dans leur grande majorité, ne savent que très peu de choses dans ce domaine.
Pourquoi les facultés de médecine sont-elles si peu concernées par les questions d’environnement ? Pourquoi les étudiants en médecine ne prennent-ils pas conscience que leur formation est très imparfaitement adaptée aux besoins sanitaires de la population ?
Je voudrais proposer quelques pistes et hypothèses en restant au plus près de ma propre expérience d’ancien étudiant et de médecin. Je voudrais vous inviter à réagir, à contester certaines de mes affirmations, à enrichir et nuancer celles qui vous semblent mériter de l’être.
L’idéal type
Un individu en pleine santé attrape une maladie. Il était sain, il devient malade. La transition entre ces deux états est nette et indiscutable. Il présente des signes francs de maladie.
La maladie est considérée comme une malchance, un mauvais coup du sort que rien ne laissait prévoir. Le médecin diagnostique la maladie, prescrit un traitement qui entraîne une guérison spectaculaire. Le passage de la maladie à la santé retrouvée est net et sans ambiguïté.
Dans ce type de maladie, tout le monde est pleinement satisfait : le malade qui est guéri, le médecin qui a bien fait son travail, les laboratoires pharmaceutiques qui ont produit et commercialisé le médicament.
Un élément concourt à la popularité de cet idéal type. Beaucoup de maladies sont bénignes et se terminent par une guérison complète. Guérison spontanée souvent, mais guérison aidée ou parfois même dont on pense qu’elle est aidée, par le recours à la médecine et aux médicaments. Les enfants notamment, dans leurs premières années, font de très nombreuses maladies rhinopharyngées qui obéissent à ce schéma. A l’inverse, les maladies graves laissant des séquelles sont, heureusement, plus rares.
Quelques différences entre pneumonie et asbestose
La pneumonie à pneumocoques est une maladie qui s’installe rapidement. Un individu sain devient, en quelques heures, malade. L’asbestose s’installe de façon lente et progressive.
Dans la pneumonie, le médecin est sollicité dans un climat d’urgence, il doit faire le diagnostic rapidement et mettre en route un traitement. L’asbestose s’installe comme une fatalité attendue.
Alors que la pneumonie se termine par une guérison complète, l’asbestose ne se termine pas bien.
L’affaire du Distilbène®
Le Distilbène® a été très largement utilisé pendant des années pour éviter les avortements spontanés. Très vite, une étude en double aveugle très bien menée n’a montré aucune efficacité de ce produit. Malgré cela, il a continué à être utilisé de nombreuses années. Lorsqu’il a été démontré qu’il entraînait des cancers, il a été retiré aux Etats-Unis, mais a continué à être commercialisé et prescrit en France.
On a par ailleurs découvert qu’il pouvait entraîner des malformations, non seulement chez les enfants dont les mères avaient reçu ce produit, mais aussi chez leurs petits-enfants, autrement dit à la deuxième génération.
Tous ces éléments, cancérogénèse, tératogénèse, étude en double aveugle dont on ne tient pas compte, font que cette histoire fournit nombre d’éléments susceptibles de faire réfléchir. On s’attendrait donc à ce qu’elle soit enseignée par les gynécologues, les endocrinologistes, les cancérologues et quelques autres. Or les étudiants n’ont sur ce sujet qu’une connaissance très superficielle. On ne cherche pas à les mettre en situation de se dire : « D’autres avant moi ont fait des bêtises par ignorance, par paresse intellectuelle, par naïveté en croyant les dires des laboratoires pharmaceutiques, je ferai tout ce que je pourrai pour me former et m’informer... »
Pourquoi cela n’est-il que très peu enseigné ? De nombreuses raisons existent, je ne les citerai pas toutes, mais j’aimerais faire quelques hypothèses. Les médecins dans leur ensemble considèrent les laboratoires comme des partenaires respectables. Si les étudiants apprennent que tel laboratoire a menti gravement dans telle situation, ils peuvent se demander si d’autres laboratoires ne mentent pas dans d’autres situations. Ils peuvent alors se demander s’il est normal que les laboratoires sponsorisent les colloques, congrès et revues médicales...
Le Distilbène® a été très largement utilisé, mais ce ne sont pas les grands patrons hospitaliers qui l’ont préconisé. Les enseignants d’aujourd’hui ne se sentent pas concernés par un médicament qu’eux-mêmes ne prescrivent pas et que leurs aînés avaient très peu prescrit et très peu conseillé. Le Distilbène® a été très utilisé, mais dans le cadre d’un bricolage fortement recommandé par les laboratoires. De même que le Médiator® n’a pas été recommandé par les grands diabétologues, mais qu’il a été utilisé comme coupe-faim dans le cadre d’un bricolage dont il n’est pas impossible de penser qu’il satisfaisait les laboratoires Servier.
Intermède
A ce stade, il serait possible de conclure. Il est facile de comprendre pourquoi les maladies se rapprochant le plus de la maladie idéale type sont privilégiées. Celles qui guérissent de façon spectaculaire grâce aux médecins et au médicament, qui répondent au mieux aux attentes de tous les partenaires.
Réciproquement, il est facile de comprendre pourquoi les maladies, qui sont en partie liées à des choix économiques et font apparaître le champ social comme conflictuel, sont dérangeantes.
La santé ne doit pas seulement être considérée comme un état subissant des attaques de facteurs isolés (pneumocoque, amiante, Distilbène®...) Il existe de nombreux facteurs pathogènes qui agissent en synergie, qui sont de plus soumis aux influences des états émotionnels et psychologiques, et tout cela dépend de facteurs génétiques et se remanie au fil du temps.
De cette complexité, il ressort que tout ne peut pas être prévu, tout ne peut pas être maîtrisé. La médecine devrait être le champ de l’humilité, de la patience, de l’interrogation inquiète, de la surveillance, de l’évaluation, de la réorientation en cas d’erreurs.
Autant dire que le tempo qui devrait être celui de la médecine n’est pas du tout celui de la politique. Pour le dire autrement, des médecins qui s’interrogeraient sur les interactions complexes entre psychisme, génétique et environnement, des médecins qui s’intéresseraient à la qualité de l’air et de l’eau, à la non toxicité des jouets et qui demanderaient aux pouvoirs publics de s’y intéresser, et de démontrer qu’ils sont compétents et qu’ils obtiennent des résultats. Ces médecins-là seraient des empêcheurs de « somnoler ». Ces médecins seraient insupportables. Et l’on comprend que depuis des décennies, en France et ailleurs, on s’emploie à éviter une telle éventualité.
Les perturbateurs endocriniens, les interactions et la complexité
Beaucoup d’études montrent une augmentation importante de certaines malformations génitales et des cancers du testicule. On note dans de nombreux pays un appauvrissement très marqué du sperme avec diminution de la quantité et de la mobilité des spermatozoïdes.
Quand on apprend qu’il y a parmi les phtalates : le Di 2 ethyl hexyle phtalate, le Di iso nonyl, le Di iso décyle, le Benzyl butyle, le Di butyle et quelques autres dont le Di cyclo hexyle et Di noctyle, que l’un se trouve dans les rideaux de douche, l’autre dans les gants et les emballages alimentaires, d’autres dans les jouets, on se dit que le monde est fou et irresponsable.
Que peut faire un enseignant en médecine devant cette folie ?
Il ne peut pas produire beaucoup de preuves et de publications, car il y en a peu. Ce n’est pas une question prioritaire.
D’autre part, et surtout quand un enseignant dit : « La pneumonie se présente comme ceci et se soigne comme cela », il délivre un savoir « utile ». L’étudiant acquiert un savoir une compétence et il y a du bonheur dans la transmission du savoir pour celui qui le transmet et pour celui qui le reçoit.
En revanche, lorsque l’enseignant apprend à l’étudiant que le monde est fou depuis longtemps et qu’il va le rester encore durablement, lorsqu’il lui apprend que sa génération à lui a vu la situation se dégrader, on ne peut pas dire qu’il transmette l’espoir et l’optimisme.
L’industrie pharmaceutique laboure méthodiquement les esprits pour y implanter fortement l’idée que la maladie est une malchance qui a une solution technique et médicamenteuse. Les pouvoirs publics, incapables de penser et d’organiser la santé publique, incapables même de prendre conscience qu’il serait de leur devoir de le faire, assistent sans rien y comprendre au déferlement des phtalates, à l’augmentation de fréquence du diabète de l’enfant. Ils ne sont pas concernés.
On comprend que, chaque fois qu’ils ont le choix, les enseignants et les étudiants se racontent sans jamais se lasser l’histoire de la belle pneumonie et du beau médicament charmant...