Cet article de Didier Ménard a suscité beaucoup d’échanges au sein de l’équipe de rédaction de ce numéro qui ont permis de pousser plus loin la réflexion.
Françoise
Didier déclare dans son article que l’exercice en maison de santé pluriprofessionnelle (MSP) s’accompagne, repose sur des « changements culturels importants ». Toute modification des cultures et des symboles s’inscrit dans un temps long, nécessaire à la construction des représentations de l’organisation sociale, des missions, des places et rôles des personnes qui constituent le monde dans lequel elles évoluent. Les défricheurs, ceux qui ont créé les premières MSP, étaient déjà, personnellement et à plusieurs, dans une démarche de changement. Ils avaient déjà fait un chemin, portés par leur utopie d’une autre offre de soins. Ils proposaient une autre approche de la santé par leur façon de considérer les soins, leur rôle auprès de la population et des personnes, une autre façon de concevoir et de mener leur travail.
Ce temps n’est sans doute pas celui du pilotage organisationnel et financier qui est en train de se mettre en place. Pas plus que l’approche du travail et de son objet, qui reste assez réductrice. La redéfinition, la « refondation » des « soins ambulatoires », qui se lit au travers des dispositifs de pilotage et d’accompagnement, tend à en faire une simple affaire technique, une question d’organisation du travail, de segmentation accrue du travail – cf. « nouveaux métiers », une sorte d’industrialisation visant une économie de moyens (coût des professionnels) et une possibilité accrue de régulation, pour ne pas dire de contrôle.
Ce qui est peu abordé, c’est le travail, la pratique et la façon de s’y engager. Il ne s’agit pas seulement de s’intéresser aux conditions de travail (salarié ou libéral, temps de travail, démographie, rémunération), mais à ce qu’est le travail lui-même, qui est toujours plus que ce que l’on peut en dire. Lorsque Didier parle de richesse – pas celle seulement de la rémunération –, c’est de celle que le travail apporte à celui qui le réalise. Un travail qui n’est pas défini par avance, un travail qui fait appel à la réflexion et à l’intelligence de celui qui l’effectue, qui est souvent l’objet d’une (re) création, afin de permettre qu’il soit bon à la fois pour le patient, pour le professionnel, pour la population. Et cette richesse est encore plus grande si elle peut être partagée, le partage venant soutenir cette redéfinition du travail.
Il me semble que la façon dont Didier envisage le travail « pluriprofessionnel » se rapproche d’une certaine conception de « l’interdisciplinarité ». Pour Yves Couturier [1], il ne s’agit pas de se limiter à coordonner les actions des uns et des autres. L’interdisciplinarité permet plutôt que l’action de l’un soit pour partie reprise dans l’action de l’autre. Elle entraîne un métissage et une transformation de chacun dans ces rencontres. Ce qui est intéressant, enrichissant, c’est ce qui se situe dans l’espace ouvert par l’interdisciplinarité, un espace de possibles, qui se caractérise par le mouvement, la tolérance au risque de la rencontre, de l’incertitude relative, qui sont les conditions de l’innovation. Le concept d’équipe soignante dont parle Didier a peut-être affaire avec cette conception du travail à plusieurs.
Pour résister aux risques de « récupération » bureaucratique, technique, financière que comportent les incitations à construire des MSP, il faut des professionnels (pas seulement les « professions de santé réglementées », mais aussi d’autres « nouveaux acteurs ») qui partagent la même utopie, les mêmes projets. C’est une condition, je pense, pour pouvoir déborder, transgresser les règles qui se mettent en place (cf. élaborer des protocoles différents de ceux imposés de l’extérieur…), afin de respecter, suivre l’idée, l’utopie qui guident, génèrent les démarches, et les actions à mettre en œuvre pour pouvoir créer, inventer sans cesse. Il faut identifier les chemins à débroussailler pour ne pas être pris au piège des entreprises institutionnelles qui ont pour objet de faire entrer dans le rang toute invention qui n’est pas sous contrôle, voire pas contrôlable. Car il n’est pas certain que ceux qui aujourd’hui s’inscrivent dans la création d’une MSP aient parcouru les chemins suivis par les défricheurs. Ils n’ont pas bénéficié du temps long nécessaire pour sortir des habitudes de penser et de pratiquer. Espérons qu’un certain nombre voudra profiter de l’opportunité actuelle de développement des MSP pour cheminer eux aussi.
Marie
Depuis longtemps, on rêve effectivement au Syndicat de la médecine générale (SMG) d’avoir, pour nos cabinets de groupe ou nos MSP, un budget global comme dans les Maisons médicales belges et que se mette en place une organisation territoriale des soins.
Jusqu’à présent, comme le dit Nadège Vezinat dans son livre : Vers une médecine collaborative (voir la note de lecture dans ce numéro), il y a eu convergence entre les intérêts de l’État et ceux des promoteurs des MSP et, de ce fait, celles-ci ont été reconnues et soutenues financièrement et politiquement par l’État.
Mais dans quelques années, quand tout sera mis en place et sous contrôle financier direct de l’État, le risque est que la vis se resserre, comme c’est le cas actuellement à l’hôpital, au détriment des patients et des conditions de travail des soignants.
Il est vrai en même temps que la situation actuelle de paiement à l’acte (direct) ou indirect (quand les professionnels sont salariés d’une MSP ou d’un centre de santé) est aussi une situation potentiellement délétère pour les patients et pour les finances de l’Assurance maladie.
Alors comment se positionner face à cette nouvelle organisation des soins qui se met en place ?
Si le choix fait est de s’engager dans la mise en place des CPTS et dans les expérimentations de budget global, il me semble que c’est important d’alerter dès maintenant sur les risques que cela comporte et d’envisager les contre-pouvoirs.
Didier
Je partage vos remarques, vos alertes, vos analyses, sur la réalité du pouvoir en place et sur la nécessité de ne pas se faire trop d’illusions, mais une fois qu’on a écrit cela, que fait-on ? Nous continuons notre discours d’opposants systématique ? Ou forts de nos convictions, nous nous engageons dans un mouvement de transformation ? L’immense majorité des professionnels qui portent ce changement en MSP ou Centre de santé (CDS) ne mesurent pas les enjeux politiques de leurs engagements, mais ils savent que c’est mieux ainsi, plus social, plus juste et mieux pour eux.
C’est difficile de toujours « faire » avec des institutions qui avancent masquées, de travailler avec des femmes et des hommes de ces institutions qui sont parfois proches de nos convictions et parfois opposés, mais qui appliquent les lois et les décrets… et qui nous permettent de construire nos projets. Souvent, c’est un pas en avant et deux pas en arrière, Depuis vingt-huit ans, nous sommes en expérimentation à l’Association communautaire Santé Bien Être (ACSBE) qui gère le centre de santé de la Place santé au Franc-Moisin ! Mais quand le ministère s’intéresse à la santé communautaire, c’est au Franc-Moisin qu’il vient et j’en suis content, car il faut que nos idées avancent et je dois faire la paye tous les mois à vingt personnes qui traduisent dans le concret, nos valeurs, notre résistance face à l’injustice.
L’article 51 explore le contournement du paiement à l’acte et il est à la recherche d’un nouveau mode de rémunération plus adapté. Des équipes qui s’organisent autrement cherchent à sortir de l’acte, c’est pour cela qu’elles s’inscrivent dans cet article 51. C’est ce que le SMG demande depuis des lustres. Ensuite, il y a le niveau de rémunération et là c’est l’éternel combat, que cela soit à l’acte ou autrement à partir du moment où le financement est solidaire, c’est un rapport de force permanent comme pour la convention médicale. Choisir le bon mode de financement pour mieux répondre aux besoins de santé, avec des organisations moins libérales et ensuite se battre pour un haut niveau de financement, cela veut dire aussi un nouveau syndicalisme !
Lanja
Je vois bien que Didier est à fond, ce qui me paraît légitime, aussi vu sa place non négligeable à la Fédération française des maisons et des pôles de santé (FFMPS).
Le modèle économique est bien décrit je trouve, mais… il passe sous silence ce fameux « cahier des charges », que moi j’ai appelé « fourches caudines désagréables ». Faut-il s’engager à une certaine « qualité » et quels en sont les critères ? Il me semble que le modèle est celui de la Rémunération sur objectifs de santé publique (ROSP) dans ce cadre. Si je reprends les termes d’Antonin Matthieu (voir son article dans ce numéro), qui dit qu’on peut utiliser les cadres et les subvertir, on pourrait alors prendre le fric et en faire ce qu’on veut. C’était un peu un des termes du débat au congrès du SMG à Nantes en 2011 [2] : certain·e·s pensaient accepter la ROSP (parce qu’il est très difficile de refuser de l’argent) mais l’utiliser « à bon escient », pour un secrétariat ou autre. Dans cette discussion, je trouvais que Nicolas Da Silva, économiste de la santé disait beaucoup de choses intéressantes [3]. Il parlait de l’industrialisation des soins et de leur prolétarisation ; en faisant le parallèle avec les ouvriers puis, depuis les nouvelles techniques de management, avec l’ensemble des salarié·e·s, il expliquait que la rémunération à la qualité produit des soins à partir d’un outil de travail que les soignants ne maîtrisent plus, devenant des prolétaires comme les autres.
Alors construire une MSP avec son modèle économique doit se faire aussi en réfléchissant à ça. Il me semble que monter ces MSP, ces projets, recevoir tout cet argent (ces sommes incroyables !) nous oblige, et une partie de moi est en rogne à être l’obligée de l’Assurance maladie, vu ce qu’elle est devenue et toutes les crasses qu’elle fait aux gens. Mais à un congrès d’un syndicat de jeunes médecins auquel j’ai assisté, j’ai bien vu que cela ne signifiait rien pour eux et que ce que je pense est en fait inaudible, parce que refuser la ROSP ne leur vient même pas à l’esprit. C’est devenu tout à fait banal d’être rémunéré à la qualité, de remplir des critères et d’être payé pour, et donc tout nouveau cahier des charges passe comme une lettre à la poste.
Enfin, ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas uniquement un modèle économique, la façon dont on perçoit l’argent et les obligations qu’on a en retour façonnent aussi les soins et pour résister aux dérives d’un type de paiement (comme aussi le paiement à l’acte), il faut beaucoup… de résistance !
Marie
Par rapport aux cahiers des charges, je rejoins ce que dit Lanja, il y a un risque d’orientation des pratiques dans un sens qui pourrait ne pas être celui que nous souhaitons. À l’heure actuelle, les contrôles semblent assez légers. Mais cela ne risque-t-il pas de changer ?
Didier
Je ne suis pas naïf et je suis conscient de tous les dangers, les risques que vous signalez. On essaye concrètement de les combattre. Je sais que la question de la normalisation sous le prétexte de la qualité va nous tomber dessus et que c’est un enjeu important. Nous dénonçons le risque, mais après ? Nous décidons de construire en rempart notre propre « démarche qualité », nos propres indicateurs pour s’en servir contre la normalisation qui nous guette. Avec Omar Brixi, la Fédération des maisons et pôles de santé d’Île de France et la Fédération nationale des centres de santé, nous inventons le concept de « permaculture de la qualité »… cela sera-t-il suffisant ? On verra, mais on ne part pas au combat sans armes autres que la conviction de notre discours.
Je n’aime pas les protocoles de pratiques, ils figent l’exercice du soin, ils normalisent… et pourtant, pour éviter de se les voir imposer, nous avons inventé les protocoles pluriprofessionnels qui valorisent le travail collectif et les coopérations non hiérarchiques. Cela permet à des professionnels si éloignés de tout cela de se mettre au travail et d’être fiers de cette nouvelle manière de travailler.