Dire au revoir

Dernière rencontre
Je suis aide-ménagère à domicile. Dès que j’apprends le décès d’une personne que j’ai accompagnée, je vais à son domicile pour lui dire au revoir. Je m’approche du lit : pas au pied du lit, mais plus près, sur le côté du lit, pour bien voir son visage. Là, je lui parle dans ma tête.
Ce discours silencieux dure plus ou moins longtemps selon ce que j’ai à dire, selon le degré d’affinité que j’avais avec la personne. Je parle moins longtemps avec certains, mais je leur parle : comme cet homme qui me faisait peur, eh bien, je le lui ai dit… et la peur s’est évaporée. S’il s’agit de quelqu’un de proche affectivement, mon au revoir, c’est aussi avec la main que je le donne. Je touche délicatement une dernière fois le corps, à travers les vêtements (parce que, si je n’ai pas peur de regarder la personne, j’ai une appréhension, j’ai peur de toucher son corps froid) : j’ai besoin de créer un dernier contact affectueux. C’est comme une dernière poignée de main, un dernier baiser, un geste qui signifie au revoir. Parce que je l’aimais bien. C’est un dernier geste d’amitié, de complicité. Je lui souhaite courage. Je regrette qu’il n’y ait jamais de chaises pour s’asseoir à côté du lit et ainsi pouvoir rester tranquillement à discuter et à méditer.
Si j’apprends le décès trop tard, alors je vais à l’enterrement (discrètement, au fond de l’église, pour rester concentrée dans ma conversation avec la personne décédée : c’est elle que je viens voir.)
Et si j’apprends le décès après l’enterrement, je vais au cimetière discuter, comme à côté du lit. Le cimetière, c’est moins bien : je ne vois plus la personne. Mais c’est beaucoup mieux pour la tranquillité d’une dernière conversation : on est juste tous les deux, l’ambiance est vraiment calme, on peut discuter sans se presser, sans être dérangés.

Dire au revoir
Dans le cadre de mon métier - et sans en avoir eu conscience jusqu’ à maintenant -, finalement, j’ai besoin de dire au revoir aux personnes mortes, de faire, à chaque fois, des gestes qui ont un sens pour moi. Pourquoi dire au revoir ?
J’ai besoin de dire au revoir à la personne dont je connais les bonheurs et les souffrances ; dire au revoir à son corps que j’ai connu, dont je me suis occupé ; dire au revoir parce que ce corps va disparaître, qu’il est déjà en train de se dégrader pour disparaître.
J’ai besoin de dire au revoir pour réaliser que la personne est vraiment décédée ; dire au revoir pour lui dire ma tristesse ; dire au revoir pour ne pas rester en suspension d’une histoire pas finie ; dire au revoir pour que la mort soit concrète.
J’ai besoin de dire au revoir pour tout mettre à plat ; pour dire tous les non-dits : les peurs, les colères, les injustices ; dire au revoir pour se quitter amis ; dire au revoir pour être en paix avec la personne décédée.
Je dis au revoir (et non adieu) pour souhaiter un bon voyage, pour souhaiter du bonheur ailleurs, pour dire « à un de ces jours »…

Finalement, je m’aperçois, en écrivant, que je pratique mon propre rituel comme une « ablution » mentale. Le rituel ne sert pas à donner quelque chose au mort, mais il sert à m’aider, moi, à continuer à vivre sans lui. La mort de l’autre, c’est comme une épreuve que je traverse. Pour la vivre sainement, il faut que je sois claire avec moi-même et avec le mort. C’est une espèce de bilan de notre relation : les tensions doivent se « détendre », la tristesse doit se pleurer, et, comme la mort est souvent la fin d’une période de souffrances physiques et mentales, ce peut être également du soulagement. Si tout est bien posé, dit et réglé, c’est plus facile de continuer sans la personne et c’est facile de penser à elle sans tristesse. Alors, la vie peut continuer et je peux la vivre pleinement, sans réticence, sans arrières pensées, sans remords, sans culpabilité.

par Anna Ferréol, Pratiques N°34, juillet 2006

Documents joints

Lire aussi

N°34 - juillet 2006

Une toilette mortuaire

par Patrick Dubreil
N°34 - juillet 2006

Une vérité froide et usante

par Patrick Dubreil
A partir d’une enquête réalisée en hôpital gériatrique, cet article veut montrer la force cachée du travail ritualisé, des menus gestes des personnels soignants lors de l’agonie ou du décès des …
N°34 - juillet 2006

Comment font-elles ?

par Dominique Cuchi, Sabrina Le Garrec
Dominique et Sabrina travaillent la nuit dans un service de soins palliatifs. Elles racontent comment elles bricolent et inventent des rites afin de faire face aux difficultés, mais aussi la …